« De sacrées bêtes qui font facilement deux livres. Et qui se défendent… faut voir ça ! Ma plus grosse faisait 8 livres 320 grammes. Quels sauts ! Quelle bagarre ! Enfin j’ai quand même fini par l’avoir… un morceau comme ça… »
Et les mains de mon interlocuteur, Fernand Frey, ex-acteur comique, s’écartent comme pour un applaudissement inachevé, me laissant imaginer un « bestiau » de près de 80 cm !
« Ah ! les truites de l’Epte ! Des lutteuses de premier ordre… Des bêtes splendides… et délicieuses ! »
Il n’avait que ça à la bouche « Les Truites de l’Epte »…
Je sais bien que c’est un pêcheur (donc qu’il exagère…) et que de plus c’est un ancien acteur (donc qu’il teint compte de l’optique de la scène…), mais malgré cela je reste plus ou moins rêveur à l’idée que je suis à moins de 10 km d’une rivière à truites.
Aussi c’est avec plaisir que j’accepte quand il me propose de me servir de mentor pour m’initier aux eaux de l’Epte. Il n’y met qu’une condition : je devrais lui prêter une canne, car, la plus grande partie de son matériel de pêche a été détruit lors d’un bombardement.
Et il parle, les larmes aux yeux (c’est toujours l’ancien cabot) de sa super canne (de Hardy, naturellement !) de son moulinet extra (un Vamp, mon cher !) et d’autres merveilles encore qui furent réduites en poussière et qui le condamne lui, un fanatique de la truite, (je suis atteint d’une « truitite aigüe », que voulez-vous !), à une inaction qui le désole.
Je me demanderais, par la suite si les effets de ce bombardement n’ont pas été fortement exagérés pour les besoins de la cause, cela lui permettant de verser une larme (fort romantique) sur la disparition du très cher attirail qui exista surtout, je le crois, dans son imagination.
Enfin, quoiqu’il en soit, trois jours après, dans la voiture qui nous emmène vers l’Epte, il continue à m’entretenir de bêtes dont la taille n’avait « rien de ridicule ». J’avoue que je suis assez impatient de voir ces monstres et de les défier.
Cependant, à mesure que nous approchons je perçois quelques réticences : il n’a pas pêché la truite depuis cinq ans… la rivière a, paraît-il, beaucoup changé…
Enfin, nous voici, après Rocouval, à proximité d’Amenucourt, et, abandonnant la voiture là où la route, ou plutôt le chemin, cesse d’être aisément praticable pour elle, nous nous dirigeons à pied vers les lieux aux truites énorrrmes..
J’avais déjà entrevu rapidement l’Epte il y a environ deux ans, un peu plus en amont, mais, ici, le cadre est encore plus enchanteur…
Dans le bruit, si agréable à mes oreilles, du vent dans les feuilles et du bruissement obstiné de l’eau nous débouchons sur l’Epte dont le cours est moyennement rapide à cet endroit.
Elle me paraît d’abord un peu moins limpide que je ne l’imaginais, mais cependant tellement plus claire que la Seine où j’ai opéré ces derniers temps.
Les rives sont boisées et sauvages, on se croirait réellement pas à moins de cinq cents mètres de la G.C n°37.
Le soleil fait gaiement miroiter la rivière et obtient, dans les feuillages des chatoiement et des effets de lumière qui semblent féériques. Je suis ébloui par tant de beauté.
Je regarde un moment mon compagnon agir : il lance à lover ayant systématiquement méprisé le moulinet à tambour fixe pour des raisons qu’il n’a su ou voulu me préciser. Il lance le long des rives mais ne prend guère de précautions pour se camoufler, ce qui me fait penser que comme pêcheur de truites…
Et il manie cependant avec assez d’habileté, et une certaine discrétion, un gros devon de cuivre massif de 3 à 4 cm qui pèse bien 20 grammes. Il a un indéniable tour de main, car j’essaye trois ou quatre fois son système et m’en tire assez mal : plouf répétés et accrochages aux branches des rives, et puis cette poignée de soie qu’il faut, sans cesse, conserver en main, m’affole un peu. Pour moi : vive le tambour fixe.
Il me dit avoir habité la région pendant 25 ans et avoir pêché assidument, pourtant certaines de ses remarques me laisse supposer qu’il n’a pas beaucoup de technique.
Dans tout les cas il dit respecter la taille légale, c’est un pêcheur honnête comme on en voit trop peu.
Nous remontons l’Epte car il est préférable de pêcher « up steam ». Je m’arrête longtemps à une espèce de petite chute (un ancien moulin très probablement) où l’eau est extrêmement sympathique. Puis je remonte encore : mon compagnon m’a distancé vers l’amont et je pêche seul.
Quelle merveilleuse solitude ! Il est vrai qu’on ne voit guère de poissons hormis quelques rares petits chevesnes et de petits poissons que je ne puis bien distinguer et qui suivent parfois ma cuiller. Serait-ce ces fameux « riolets » dont Frey m’a parlé et dont il ne connaît que ce nom local ? J’avais d’abord crû que cet animal mystérieux était le vulgaire spirlin mais ceux-ci me semblent trop trapus pour être des ablettes biponctuées. Jusqu’ici le mystère du « riolet », reste entier…
Bien que je ne prenne rien je m’amuse comme un dieu et me répète, un peu naïvement : « voilà… ça y est… je pêche la truite… je suis en train de pêcher la truite… » Pourtant je pressens, plus ou moins une bredouille devant ces eaux inconnues et vides. Mais qu’importe… dans un tel décor les résultats passent nettement en arrière plan. Et je me demande quel pêcheur, hors l’affreux « pot-hunter », éprouverait d’autres sentiments que la magnifique détente inhérente à la pêche et la joie saine et vivifiante de se mouvoir dans un si magnifique paysage, si idéalement sauvage…
En ce moment je pêche de sous un petit arbre où j’espère que la chemise claire, que j’ai eu la sottise de mettre, ne me révèle pas trop à la gent poisson.
Le soleil joue dans les feuilles où il met des transparences splendides. L’eau court devant moi sur un radier où un banc d’herbe rase pose une touche de verdure qui enthousiasmerait un peintre.
L’eau est opaline claire, un rien laiteuse, et, avec cet éclairage en contre jour j’ai l’impression d’être transporté dans un décor de dessin animé de féérie où Walt Disney réussit de si magnifiques nuances. J’aurais à peine espéré de telles couleurs dans la nature.
Et pendant que ma cuiller scintille dans l’eau qui, je ne sais pourquoi, me donne presque l’impression d’être sinon liquide, du moins d’avoir une densité plus forte et une fluidité moins grande qu’à l’ordinaire ; juste quand je suis en plein rêve (je dois bien l’avouer) une petite secousse dans le poignet me ramène à la réalité et ma cuiller, qui est en train de remonter le courant en biais après avoir dérivé depuis l’arbre surplombant qui me fait face, m’apparaît, escortée d’un poisson qui visiblement vient de la bousculer, et qui la suit jusqu’à trois mètre de moi, assez près pour que je puisse l’identifier : une truite !
Emotion magnifique !
Je me trompais quand je me disais ramené à la réalité : la féérie continue… c’est une truitelle (15 cm environ, je la remettrais à l’eau si je la prenais !) qui est là, immobile quelques secondes, mais que je sens pleine d’une puissance et d’une rapidité latentes. C’est un bijou doré au milieu de l’opale de la rivière.
Première truite que je vois en liberté dans son élément, chez elle…
Brusquement elle s’évanouit dans le vert plus sombre d’un fond…
Je reste quelques moments rempli d’une douce émotion qu’il faut être pêcheur pour comprendre vraiment.
Il y a donc surement des truites dans l’Epte, car je suis un Saint Thomas et tant que je n’en avais pas vu moi-même…
A partir de ce moment je pêche avec plus de conviction qu’au début mais sans plus de résultats, mais c’est sans importance, j’ai vu une truite et cela suffit à effacer toute trace d’amertume qui pourrait me donner ma bredouille.
Je ne suis pas encore sur le chemin du retour que je projette déjà de revenir en ces lieux enchanteurs.
Oui, certes, je reviendrais, en voiture, à vélo ou même à pied s’il le faut, mais je reverrais ces eaux soit en pêcheur, soit en photographe. Malheureusement, je ne suis pas dupe : la photo ne pourra rendre les teintes délicieuses de ce paradis : il faudrait être un peintre doublé d’un pêcheur pour donner une idée de ces merveilles.
Je rejoins Frey qui croit avoir eu une touche, mais qui n’en est pas sûr.
Bref, nous sommes bredouilles l’un et l’autre et il est l’heure de rentrer. Nous plions donc et faisons en sens inverse la route pittoresque que nous avons suivie à l’allée.
Un pêcheur à la ligne flottante nous parle un moment : il dit qu’au lancer on ne prend guère de truites par ici, lui-même n’y a prit qu’un chevesne. A l’asticot (comme il pêche aujourd’hui) ça mord mieux.
N’étant pas un puriste, je me propose de revenir soit à l’asticot soit à la sauterelle, noyée ou non.
Et c’est le retour en voiture après une collation au moulin-restaurant de Fourges (encore un bien joli endroit !) où Frey m’indique la pêche d’un certain Monsieur Coean, où l’on peut pêcher librement et où l’on prend des truites « comme ça »…
Je me méfie de ses rapports mais j’irais quand même un jour : qu’importe si une rivière est poissonneuse ou non quand elle est si jolie.
Et en roulant vers Vétheuil, dans la voiture où je répète « je reviendrais », et où j’écoute d’une oreille un peu distraite les exploits passés (et imaginaires ?) de Frey qui ne parle que de bestiaux de 5 à 10 livres, je pense aux Truites de l’Epte, et j’ai devant les yeux la vision magnifique de ma truitelle.
Bijou d’or pâle dans l’eau vert-bleue..