Fontainebleau 1er et 2 février 1947
J’attends Jean à la sortie de son bureau et sur le Boulevard de la Madeleine la neige achève de se souiller. Il est loin le manteau d’hermine dont parlent les poètes !
C’est par temps de neige que la Ville est le plus ridicule, car, sauf en de rares endroits où la couche est restée vierge : quais, squares, centres de résistance qui s’amenuisent, partout ressort l’antagonisme du « parasite humain » et de la Nature. Et si cette dernière est souvent refoulée ce n’est pas si souvent à l’avantage du premier.
D’ailleurs les succès de l’Homme sur le froid sont parfois contestés : témoins cette conduite d’eau éclatée par le gel, cette voiture dont les roues patinent sans pouvoir mordre…
Aujourd’hui le dégel à commencé et c’est encore pire : le sel et la chaleur sale de la Ville sont momentanément plus forts et partout les derniers ilots de neige sont cernés de plus en plus près par la boue envahissante où tout le monde patauge en pestant.
Quand j’ai vu, jeudi matin, la première couche qui descendait du ciel j’ai de suite pensé que le weekend n’était pas loin et que camper sous la neige doit être épatant, car ce sera pour moi chose nouvelle mais combien tentante !
Vendredi soir hélas la température remontait esquissant le dégel mais heureusement avec la nuit des flocons de renforts arrivaient et le thermomètre replongeait sous zéro.
Jean est mon compagnon habituel de ces randonnées vraiment sportives aussi voilà pourquoi ce midi je viens lui proposer la clef de champs sous forme d’une vadrouille en forêt de Fontainebleau. Le voici qui sort :
« Salut vieux, tout de suite au but : je campe à Fontainebleau demain, m’accompagnes-tu ? »
Je m’attendais à un acquiescement sans réserves, voir enthousiaste, quand, ô surprise, Jean se fait prier : courses à faire… dégel qui commence… qui à déjà commencé… difficile cette fois-ci … etc.
« Tant pis pour toi, dis-je, j’irai donc seul. »
Mais après quelques minutes il se rend compte de sa folie : que je l’attende seulement jusqu’à samedi midi, et nous partirons ensembles.
Convenu.
Le lendemain à l’heure du rendez-vous Gare St Lazarre, je fais les cent pas avec mon barda sur le dos. Petit courant d’air habituel qui glace perfidement. Soudain mon coéquipier arrive. Poignées de mains. Autobus. Gare de Lyon. Train pour « Bleau » où nous avons la chance d’avoir un compartiment quasi vide : un des agréments de la randonnée hivernale est l’absence de voyageurs en général et de mathieux en particulier : le froid leur fait peur.
Et pendant que le train roule parmi les paysages hélas de moins en moins enneigés (restera-t-il seulement de la neige à notre terminus ?) Jean souffle consciencieusement dans son harmonica pendant que je me compose la figure du mélomane connaisseur et charmé.
Enfin, voici Bleau et son tramway familier et presque familial.
Le système employé pour y déterminer le prix des places obéit à des lois mystérieuses autant qu’inintelligente. Il varie essentiellement suivant l’heure, la direction du vent, la tête du client et l’humeur du préposé. C’est face à de si vastes énigmes que l’on se sent petit et impuissant dans l’univers et devant le receveur du tramway. Quoiqu’il en soit nous demandons nos places pour le terminus que nous avons successivement entendu appeler : Hôtel de Ville, Poste, Palais, Château, Route de Paris.
Aujourd’hui, comme la dernière fois d’ailleurs (nous paraissons incorrigibles) nous avons omis de nous munir de pain à Paris, et ici, à cette heure (13h30 environ) les boulangeries sont fermées. L’Histoire est un éternel recommencement assure-t-on, la notre aussi. J’arrive comme la dernière fois à découvrir une boulangère au pain blanc et au grand cœur qui, émue de ma mimique désespéré derrière sa vitrine, consent à rouvrir pour nous servir.
Après un rapide coup d’œil extérieur au château qui a grand air sous sa couche blanche, nous abordons la forêt.
Nous suivons, ou plutôt devrions suivre un sentier bleu, mais avec la neige ce n’est guère facile. Tout est oblitéré par elle. Quand je pense que dans le train je craignais qu’elle ne soit fondue ! Elle est encore abondante (15 à 20 cm ici) et la Forêt déjà si belle par elle-même en est magnifiée.
Je pense à une préface d’un bouquin de J. Loiseau : « La neige, inhabituelle en ces lieux, crisse sous mes pas ». Que ce bruit est donc harmonieux, et c’est en effet le seul que l’on pourrait entendre dans le silence ouaté qui nous entoure n’était-ce nos continuelles exclamations d’admirations pour les mille merveilles de ce spectacle nouveau pour nous.
Je regrette de ne disposer que d’un court weekend pour voir cela, car tout est si beau qu’à chaque instant on a envie de voir davantage, et l’on se dit : « ah ! Il faudrait voir le Désert d’Apremont sous la neige ! » ou « Les platières de Franchard à admirer aujourd’hui ! » ou encore « ah ! Se régaler d’une pinerai enneigée (s’en régaler, littéralement, car nous dévorons tout des yeux) ».
Les appareils photographiques en mettent un coup et comme le soleil est maintenant de la partie cela devient féérique. Les roches, sur leurs endroits non recouverts de neige, sont scintillants de merveilleux cristaux aux reflets bleu et gris.
Nous découvrons aujourd’hui le Rocher d’Avon que nous n’avions qu’entrevu jusqu’ici. La Dame Jeanne nous déçoit un peu(Confusion avec la Dame Jeanne de Larchaut !), non pas qu’elle n’ait pas fière allure, mais tant de fois nous en avions entendu parler comme d’une roche unique, remarquable, etc. que nous nous attendions à mieux. La renommée, je pense, vient surtout de la publicité que lui fait sa proximité de Fontainebleau et de la mort de varappeurs qui en tentèrent l’ascension. C’est le plus gros bloc du Massif dit-on : cela ne saute pas aux yeux (Confusion avec la Dame Jeanne de Larchaut).
Après une descente épique à flanc de coteau vers la Route de la Percée nous allons suivre quelques temps cette dernière. Bien que nous cheminions maintenant en terrain assez plat, la marche dans la neige est assez fatigante et le besoin de refaire ses forces se fait sentir : quelques sandwichs nous y aident.
Ce qui frappe aujourd’hui ce sont les traces multiples que nous voyons alors que par terrain normal nous sommes trop piètres pisteurs pour en remarquer seulement le dixième. Jamais je n’aurais pensé que le Massif renfermât encore tant d’animaux sauvages. Malheureusement la grosse majorité de ces « voies » reste indéchiffrable pour nous et c’est surtout notre imagination qui nous fait revivre les milles drames imprimés là. Et il me semble que le froid doit encore rendre plus farouche la lutte pour la vie.
Après un bref parcours en futaie, nous retrouvons des escarpements rocheux à la Gorges aux Hiboux. Le terrain recouvert de bruyères sur lesquelles la neige s’est posée est assez traître et quand on ne met pas le pied sur une roche verglacée on enfonce parfois jusqu’à 40 cm et plus. Ça c’est du sport ! Et, confortablement équipés avec nos bottes et nos chauds vêtements, nous jouissons intensément de nous mouvoir à l’aise dans des décors qui, par endroits, me font penser à la montagne (que je ne connais pour ainsi dire pas, il est vrai).
Après une courte erreur d’orientation vite corrigée, nous cheminons sur la Platière de Bouligny et au rebord de celle-ci. Plus d’une fois nous perdons et retrouvons le sentier bleu : défaillance fort excusable par ce temps où cartes et boussoles ne sont pas de trop pour se diriger.
Et pourtant, même avec la plupart des marques bleues enfouies sous la neige les sentiers Dennecourt-Colinets sont retrouvables assez aisément car presque toujours ils empruntent les passages les plus curieux et tels endroits nous font souvent dire « ça sent le sentier bleu ».
Maintenant la nuit tombe et au crépuscule le coup d’œil est étonnant : est-on dans la Lune ? Randonne-t-on en quelque désert perdu du Turkestan ? Un cataclysme a-t-il bouleversé le vieux monde ?
Mon rêve se réalise : parcourir le Massif enneigé. Et c’est encore plus beau que je l’imaginais.
La nuit, complètement venue, ne nous arrête pas car un assez gros quartier de lune nous éclaire… mais pour ce qui est de suivre encore le sentier bleu… Les dernières marques ont été aperçues il y a environ ½ heure et maintenant nous allons à la boussole. De plus en plus c’est du sport. Pour ne pas mouiller mes manches je les ai retroussées et peut ainsi user plus facilement de mes mains pour me retenir aux passages difficultueux. Aussi mes pattes de devant sont-elles tour à tour glaçons ou fournaises. Plus d‘un faux pas emplit nos bottes de neige et Jean surtout en ramasse largement : pas toujours facile de l’expulser avant qu’elle ne fonde !
Après avoir longé le terrain d’une poudrière qui rappelle inopportunément les hommes et leurs bêtises, nous revoici dans la nature et bientôt nous nous trouvons un coin pour monter Pascaline.
Armés de branches il faut enlever la couche immaculée que nous parsemons à l’entour de débris terreux : mais nous ne savons pousser l’esthétisme jusqu’à coucher sur la neige plutôt que de la souiller.
Après pas mal de difficultés (le sol gelé est fâcheusement réfractaire aux piquets en duralumin qui se tordent piteusement) la tente est montée.
Pendant que Jean se contorsionne en efforts des plus réjouissants (pour moi) dans le but audacieux d’ôter ses bottes, je prépare le home.
Bientôt le diner cuit sur le méta, et après un confortable repas heureusement arrosé de thé qu’une thermos compatissante nous a conservé, nous exprimons notre mépris pour la vaisselle en l’expulsant purement et simplement de la tente. Cette fâcheuse boutée hors de chez nous, nous nous glissons dans nos duvets.
Jean joue de l’harmonica : il commence à jouer passablement mais quelle musique humaine égalera jamais l’orchestre de la Nature ? Comment faire mieux que le vent qui caresse les rameaux, le ruisseau qui murmure ou la vague qui roule ?
Belle Nature, comme je t’aime !
Et c’est le soir que, le plus souvent, un peu comme on ferait une prière, je pense à toi.
Toi, seule chose importante, comment parler de toi avec les vieux mots usés de la vie quotidienne ? Tu es tellement différente des préoccupations habituelles des hommes. Tellement au-dessus…
Dimanche, nous nous réveillons alors que le soleil est déjà levé ou plus exactement que le jour est déjà levé car, maussade et frileux, Phébus se rencogne derrière les nuages comme un dormeur peu matinal se retranche dans ses couvertures.
Après un déjeuner copieux, nous photographions la tente dans ce paysage hivernal : c’est notre premier camp dans ce que Jean appellera « l’exposition de blanc dans la forêt » aussi sommes nous contents et fiers d’avoir passé une nuit plutôt bonne dans des conditions assez peu mathieuses. Cependant un matelas pneumatique serait fort agréable non pas pour le moelleux qu’il peut fournir, mais surtout comme isolant. La terre gelée est une couche bien dure à réchauffer.
Nous essayons aussi de photographier un petit oiseau – un roitelet ? – qui volette à quelques mètres de nous. Visiblement le pauvre est assez épuisé par le froid et comme « il cherche sa vie » dans les fougères il n’est pas trop difficile de l’approcher.
J’ai pas mal d’ennuis avec mon Foca dans lequel le film se déchire. J’improvise une chambre noire avec mon blouson sous lequel j’essaie des réparations pour le moins problématiques.
Levant le camp nous reprenons le sentier bleu et après quelques tâtonnements nous trouvons notre route qui serpente tour à tour entre de belles curiosités rochassières (Avaloir de Gargantua, Tour de Nesles) ou par la pure forêt.
Après avoir longé quelques minutes l’Aqueduc de la Vanne (monument qui pourrait être plus laid) nous atteignons une Nationale qui, sous la neige, a un aspect bizarre. Et comme le Carrefour de l’Obélisque est visible assez proche, je songe à la chance des Bellifontains qui à deux pas de chez eux sont déjà dans la nature.
Nous marchons un peu en taillis avant d’atteindre le Rocher des Demoiselles, massif s’annonçant par une montée assez rude qui n’est que l’avant-coureur du bel éboulis que nous allons découvrir.
Des éclats de voix précédent un groupe de randonneurs que nous croisons, et, après échange de quelques mots, abandonnons derrière un rocher. Il est à remarquer que la neige attire des campeurs ou tout au moins les randonneurs : lors de notre dernière sortie hivernale nous étions quasi-seuls et pourtant il faisait au dessus de zéro ; aujourd’hui qu’il gèle les gens au sac sont relativement nombreux. La neige a beaucoup d’adeptes, certains même sont avec des skis.
Le déjeuner aura lieu au sommet d’un chaos ou le méta se révélant insuffisante un feu de bois a tôt fait de nous cuire viandes et légumes. Deux photos à l’auto-déclencheur marqueront la fin de la pause.
Il est déjà assez tard et un parcours abrégé s’impose aussi après avoir parcouru encore un peu le Rocher des Demoiselles, nous abandonnons tout sentier et, à la boussole, nous nous dirigeons vers le Rocher de la Salamandre.
Dans la Plaine de Montmorillon de lointains amoncellements nous intriguent : c’est un terrain militaire où s’entreposent les « surplus » américains : tas de ferraille de 10 mètre et plus, s’ajoutent aux véhicules jeeps, chevillettes et autres G.M.C pour tenter de déshonorer la beauté sylvestre. Dans ce décor lamentable deux sentinelles devisent entre elles, enfouies sous leurs capotes et leurs bonnets à poil genre coiffures russes. « Ce sont en effet des Russes » me confirme Jean qui entend leur baragouin. Et comme un écriteau prévient aimablement que « le gardien fera feu sur quiconque essayera d’entrer » nous quittons ce coin misérable sans regrets.
Nous cheminons sous une maigre futaie depuis peu quand soudain une merveilleuse vision, que j’espérais confusément depuis le début, s’offre à mes yeux : à quelques centaines de mètres devant nous trois ou quatre cervidés décampent avec grâce à notre vue… Je les montre à Jean qui à juste le temps de les apercevoir. Suivant leurs traces, nous remercions le hasard qui nous a permis de voir ce ravissant spectacle : des biches sur la neige.
Comme la pluie qui tombe modérément depuis une heure environ se met à augmenter, nous renonçons à atteindre le Rocher de la Salamandre dont les grés nous semblent de moindre intérêt sous la pluie.
Nous mettons donc le cap sur Bleau et, comme il nous reste encore pas mal de temps nous décidons de pousser une pointe sur la Seine qui nous est inconnu ici.
La vérité me force à dire que nous ne sommes pas encore d’excellents orienteurs, car, carte en main, nous nous égarons, tournons en rond, et nous retrouvons à notre point de départ : la Gare.
Maintenant impossible de voir la Seine avant la nuit : tant pis, ce sera pour une autre fois et nous nous consolerons dans la Salle d’attente où, au chaud devant un poêle qui semble ignorer les restrictions de charbon, nous dinons tranquillement.
Et c’est le retour sur cette ligne que je commence à connaître : Bois-le-Roi, Melun, Cesson, Combes-la-Ville, etc.
Ce soir : Fontainebleau ? Paris.
Bientôt : Paris ? ?
Le merveilleux dans le camping c’est que dès qu’une randonnée commence à rentrer dans les souvenirs, la prochaine s’esquisse dans l’esprit.
Munificence d’une France si riche en pittoresque…