Plus une fois, au cours de ma vie d’adulte, je suis revenu en pèlerinage dans ce coin chéri du Val de Loire…
Le village de Négron a conservé une vieille grange dimière qui est maintenant classée monument historique, gloire assez récente! Je dois dire que cela m’amuse assez d’avoir joué dans le foin et la paille de cette vénérable bâtisse avec mes petits copains de l’époque alors que pour nous ce n’était pas autre chose que la grange de la mère Cosnier!
Cette période de ma vie enfantine se trouve parfaitement résumée dans cette chanson de Charles Trenet intitulée « Douce France » et plus particulièrement par ces mots:
« Douce France, cher pays de mon enfance, pays de tendre insouciance où j’ai connu le bonheur… »
Tout naturellement, c’est dans la campagne toute proche de mon village de Négron qu’il existe un petit bois dans lequel j’ai immédiatement situé le cadre de la nouvelle d’Alphonse Daudet intitulée « Le Sous-Préfet aux champs », ceci à l’époque où je lus pour la première fois cette histoire poétique.
Le Val de Loire était ainsi devenu mon pays natal d’adoption, sentiment encore renforcé par le fait, qu’une quinzaine d’années plus tard, je faisais mon service militaire, entre autres lieux, à Orléans et à Saumur, ce qui renforça encore mes liens avec ces harmonieux paysages ligériens.
De cette époque militaire, j’ai des souvenirs dans lesquels l’impression d’évasion dans la Nature est encore plus marquée que celle ressentie au cours de mon existence habituelle. Quelle impression de liberté j’ai éprouvée alors à marcher le long de la Loire alors que je sortais de la caserne où le règlement tatillon rendait la vie si monotone et si terne!
Je pense en particulier à une randonnée pédestre faite entre Saumur et Langeais par un week-end d’octobre pour lequel j’avais obtenu une courte permission. L’été semblait être revenu pour mon seul plaisir personnel et pour me permettre d’admirer les rives du grand fleuve sous la belle lumière du soleil automnal.
C’est ainsi que cette vallée a dans mon cœur une place spéciale et que le plus long fleuve de France, où enfant, j’ai découvert les joies de la pêche à la ligne, est pour moi porteur d’une foule de souvenirs.
Plus tard, découvrant les livres de Maurice Genevoix, dont beaucoup ont la Loire et ses régions proches comme toile de fond (et qui même parfois sont devenus de véritables personnages) cet auteur est devenu pour moi le Maître, comme la Loire était devenue, depuis mon arrivée en France, le Fleuve par excellence.
C’est surtout entre Nevers et Saumur que la Loire est bien connue de moi et est représentative de mes souvenirs: elle a en effet, sur cette longueur d’environ trois cent cinquante kilomètres, une assez grande unité d’aspect.
Plus en amont, elle présente un aspect légèrement plus primesautier qui rappelle que la Loire, ce torrent du Massif Central avec ses gorges et ses montagnes, n’est pas si lointaine.
Plus en aval, elle change de caractère en retrouvant les reliefs rocheux des schistes de l’Anjou, avant de s’étaler de nouveau dans une plaine qui ne se termine que dans l’océan.
Dans la partie médiane de son cours, la Loire est vraiment royale et l’on comprend le choix de tant de souverains français qui ont jalonné son cours de châteaux somptueux. C’était en fait la première vague de l’invasion des résidences secondaires!
Outre le fleuve opulent et les demeures qui, même modestes, ont très souvent le privilège d’être construites dans cet éclatant tuffeau régional qui réjouit l’œil, il faut reconnaître que l’ensemble du Val de Loire est assez plat. Certains diront que les paysages manquent de relief et un œil objectif peut les juger parfois un peu monotones. Cependant, par pure coquetterie, le décor s’enrichit, ici et là, de vastes forêts: celles d’Orléans, de Blois, entre autres, sans parler de la Sologne. Ces massifs boisés sont des domaines où les randonneurs ont des possibilités infinies et leur richesse en gibiers les rendent souvent passionnants à parcourir car elles ménagent plus d’une rencontre avec cerfs, chevreuils, sangliers ou simples lapins de garennes.
Mais il est évident que tout ceci n’est qu’un modeste écrin pour présenter le bijou qui en est le centre: mon amie la Loire!
Les îles sauvages qui parsèment son cours ne sont pas le moindre aspect de l’intérêt et de la beauté de ce fleuve magnifique.
Y jouer au Robinson est un plaisir qui fut souvent le mien et l’on y évolue le plus souvent dans une solitude dont les flots du fleuve sont la meilleure protection contre les importuns.
La vie discrète des poissons dans ces eaux, que je ne contemple jamais sans que se réveillent en moi des réflexes de pêcheurs, se révèle parfois par le « moucheronnage » d’un chevesne gobant un insecte ou la fuite éperdue de menue fretin qui raye la surface de l’eau en essayant d’échapper à une perche qui chasse à courre. Que de souvenirs de parties de pêche sont présents dans ma mémoire et me reviennent spontanément sans qu’il soit nécessaire que je les sollicite…
Cette vie cachée du fleuve a pour réplique dans le ciel la profusion des oiseaux.
Ce sont les gracieuses sternes pierre-garins qui tracent dans l’air leurs pirouettes élégantes, les mouettes et les goélands plus massifs mais qui sont aussi de fins voiliers, les hérons au vol majestueux, les sombres cormorans qui sont parfois posés en légions compactes sur certains arbres devenus leurs domaines exclusifs, les martins-pêcheurs qui passent comme des éclairs chatoyants à la recherche d’une proie. Que de beautés voltigent dans le ciel pour le plaisir de ceux qui savent les regarder!
Il y a aussi les bêtes timides dont la rencontre est toujours une heureuse surprise pour qui apprécie la vie sauvage.
Ce sont les guernazelles, nom local des petites grenouilles vertes, qui chantent dans les mares, les ragondins au pelage hirsute, les rats d’eau à la nage rapide, les renards à l’allure furtive, les belettes à la poursuite d’un lapin imprudent et qui, souples et rapides, se coulent dans les « rauches » en quête de leur proie.
Précisons, pour les non initiés, que « rauches » est le nom local qui est donné par les gens du pays à certaines herbes souples qui poussent près les rives.
Une autre manière bien séduisante de découvrir la Loire: c’est d’effectuer sa descente en canoë.
Par ce moyen privilégié, on a vraiment le sentiment d’évoluer dans un monde demeuré sauvage et la largeur du fleuve vous éloigne sensiblement des rives qui deviennent ainsi un décor assez lointain mais toujours harmonieux. C’est une navigation qui ne demande qu’un peu d’attention.
Les bancs de sable, ou de graviers (appelés jars) qui émergent çà et là, sont caractéristiques de ce fleuve dont le niveau varie souvent de manière imprévue. Au cours de la navigation, ces obstacles sont parfois rencontrés à fleur d’eau: ils produisent alors un léger friselis en surface qui est un signal bien connu des nautoniers qui évitent ainsi de heurter les fonds et d’échouer leurs embarcations.
Il court sur ces « sables mouvants » bien des histoires effrayantes qui me semblent assez peu fondées dans l’ensemble. Pour ma part, après bien des baignades et des pataugeages dans le fleuve, je n’ai jamais enfoncé plus haut que le mollet dans ces fameux sables qu’il serait plus exact de qualifier de « fluents ». S’ils sont dits « mouvants » c’est, à mon avis, plus parce que, selon les années ou les mois, les courants évoluent plus ou moins et modifient ainsi l’emplacement des bancs de sable qui se déplacent pour bon nombre d’entre eux.
Il faut dire aussi que ces masses sableuses se terminent souvent de façon assez raide vers l’aval et qu’il est bien évident qu’un baigneur peu aguerri ou impressionnable, poussé par le courant souvent violent, peut se trouver brusquement dans une profondeur imprévue et être ainsi confronté à des difficultés provoquant éventuellement des accidents.
Dans le chapitre où je parle de la pratique du canoë, j’évoque avec nostalgie les eaux limpides de jadis. Il y a une cinquantaine d’années à peine, on pouvait, au cœur de l’été quand aucune crue ne la troublait, constater que l’eau de la Loire était d’une transparence absolue: par deux mètres de profondeur, on pouvait compter les cailloux au fond du lit du fleuve. Aujourd’hui, dans les cas les plus favorables, on ne distingue déjà plus le fond à partir de cinquante centimètres d’épaisseur d’eau…
En dépit de ce tribut payé à la pollution, la Loire reste parmi les grands fleuves de plaine de la France, celui qui est le plus nettement marqué par la sauvagerie.
C’est à ce titre de cours d’eau sauvage que je l’ai, toujours avec plaisir, pratiqué en croisières.
Parmi les souvenirs de descentes de ce beau fleuve qui me reviennent, et s’étendent sur plusieurs dizaines d’années, il y en a de très anciens. Par exemple, avec Jean, Marcelle et Jeanine à la hauteur du Cavereau, hameau situé non loin du bourg de Saint-Laurent-des-Eaux, où aujourd’hui une centrale nucléaire érige ses immenses tours empanachées de nuages artificiels. À cette époque, nous y avions fait une étape magnifiquement tranquille, notre camp étant situé sur un banc de sable bordant une île.
Autre croisière: en solitaire sur mon kayak, au départ de Gien. Cette fois-là, j’avais bien manqué terminer ma randonnée par un naufrage, car alors que j’admirais béatement le paysage, une souche immergée avait déchiré une partie de la toile de mon embarcation et une voie d’eau immédiate s’était déclarée.
Il y a aussi sur la Loire un souvenir nostalgique: celui d’une croisière au départ d’Orléans, avec notre cher petit Pierre alors que j’étais parti seul avec lui. Il avait onze ans et l’on pouvait penser qu’il avait toute la vie devant lui…
Il y a bien d’autres parties de la Loire descendues en canoë ou kayak mais je ne veux qu’en sélectionner une partie, car d’autres seront évoquées plus loin dans la partie de ces mémoires parlant des randonnées dans le Massif Central.
J’ai eu le plaisir, tout récemment, de découvrir sur certaines rives ligériennes, les traces bien caractéristiques du travail des castors. Si un arbre rongé par eux n’est pas, en soi, un beau spectacle, il constitue par contre la preuve du retour d’un animal sauvage que je croyais condamné tout au moins en France, ou très localisé dans certains secteurs rares nettement limités.
Les manifestations de l’activité de la faune non-domestique me font presque toujours plaisir, car je trouve plaisant de constater que l’homme n’est pas le maître tout puissant qu’il voudrait s’affirmer être…
Je l’ai dit, c’est en Touraine que, dès mon enfance, j’ai vu se développer mon goût pour la pêche à la ligne, et si cette passion d’antan a cédé le pas à une autre, celle de la randonnée, c’est sans doute parce que deux passions sont difficiles à faire cœxister. Peut-être aussi suis-je devenu plus sensible au sentiment que l’homme est le prédateur nuisible entre tous et que tuer seulement pour le plaisir est une chose inélégante.
Mais j’ai conservé de vieux réflexes de disciples de Saint Pierre et je ne passe pratiquement jamais près d’un bord de rivière, quel qu’il soit, sans chercher instinctivement où il me faudrait lancer ma ligne si je me trouvais en action de pêche…
L’âge venant, et mes forces déclinantes me limitant de plus en plus en ce qui concerne l’activité énergique de la randonnée, ma vieille passion reparaît d’ailleurs de plus en plus souvent. Elle est par contre nuancée d’un sentiment plus aigu de l’écologie, car maintenant, quand je capture des poissons, le plus souvent je les remets à l’eau.
Je ne conserve en effet que les plus belles pièces vraiment dignes d’être mangées et les autres reprennent leur liberté, parfois après avoir été photographiées. Mais que ces photos de poissons hors de l’eau sont pâles et tristes à côté des images merveilleuses d’une bête vigoureuse nageant librement dans son élément!
Merci à mon amie la Loire pour les poissons qu’elle m’a laissé prendre et pour toutes ses beautés sauvages…
La relative proximité de la région parisienne fait, qu’avec ma Françoise, nous faisons souvent un saut au bord du grand fleuve et que nous avons tous les deux une quantité d’images de la région ligérienne dans la tête et dans le cœur: c’est d’ailleurs, assez probablement, une des deux ou trois régions de France où nos itinéraires de promenades brodent le réseau le plus serré.
Il est des endroits, comme l’Etang de Courcambon, ou la rive droite de la Loire entre Châteauneuf et Saint-Benoît, ou encore les environs de Sully, sans parler du Sentier des Azins à l’époque des perce-neige, où nous sommes allés si souvent que j’ai presque honte d’y retourner encore tant j’ai l’impression de radoter… J’y ai campé par des temps d’hiver rigoureux ou par des journées caniculaires, mais toujours avec une joie inépuisable.
Quant à la Sologne, nous y avons de bien beaux souvenirs aussi. On peut évoquer cette très belle promenade au départ de Saint-Dié où, après un camp au bord de la Loire sur le terrain municipal dans lequel nous étions strictement seuls, car hors saison, nous avions traversé le parc du Château de Chambord. La beauté des sites s’y complète du plaisir d’apercevoir parfois du gibier au hasard d’un layon. Bien sûr, nous avions fait halte au hameau dépendant du château: il est devenu bien artificiel et touristique mais si gracieux près de la demeure un peu folle voulue et conçue par François Ier…
Pourrais-je parler de la Loire sans évoquer de nouveau Amboise et Négron si chers à mon cœur pour les souvenirs d’enfance qui s’y rattachent ? J’y reviens quasiment en pèlerinage et bien des camps mystiques furent dressés dans cette région au bord de mon amie la Loire.
L’un d’eux fut un peu agité, des rongeurs nocturnes m’ayant réveillé en venant manger mon pain laissé trop près de la porte ouverte de ma tente. C’était dans l’Ile d’Or à Amboise, face au spectacle lumineux féerique du château illuminé dans la nuit.
Un autre camp, sans histoire celui-là et particulièrement chargé en souvenirs, me fit passer la nuit tout près de l’endroit où, enfant et avec des copains, nous apprenions à nager dans la Loire si limpide à cette époque. Je revois notre groupe, formé de gamins du coin, qui s’évertuaient à plonger dans le fleuve en étant bardés de vieilles chambres à air de vélos en guise de bouées de sauvetage. Et, pour jalonner nos progrès dans l’art de la natation, nous dégonflions petit à petit ces rustiques engins de flottaison.
Parmi tant de randonnées pédestres ou cyclistes autour du Val de Loire, je revois une randonnée en forêt d’Orléans avec le vieux Jean qui était accompagné de deux de ses enfants. Nous avions monté nos tentes sur les grèves de l’Étang d’Orléans et, au matin, hormis quelques gibiers d’eau, nous éprouvions une impression de solitude étonnante et la fumée de notre feu, où chauffait le petit-déjeuner, montait toute droite dans le ciel d’hiver.
Une autre très belle randonnée hivernale n’est pas prête de s’effacer de ma mémoire: j’y étais seul avec mon compagnon le chien Dag. Tous les deux, nous faisions la jonction entre Nevers et Decize en suivant la rive droite, entre le fleuve et le canal latéral. Il faisait un froid de canard et je revois mon ami à quatre pattes qui pataugeait allègrement dans des mares à moitié gelées dont la surface prise par le gel se brisait sous son poids. Mais, sans aucune gêne pour autant, il allait dans la froidure avec des stalactites de glace pendant à ses poils noirs…
Autre merveilleux souvenir d’hiver, non loin de Saint-Benoît-sur-Loire. Ce matin-la, le soleil levant mettait sa glorieuse lumière comme une apothéose sur les dentelles de givre que le gel nocturne avait déposées partout et dont la fugace splendeur fondait à la lumière de l’astre du jour.
Mais j’ai aussi bien des souvenirs de saison chaude et de soleil estival sur la Loire.
J’ai déjà évoqué notre premier camp effectué avec notre fille Claude, encore toute petite, près de Châteauneuf-sur-Loire. Bien des années plus tard, avec Françoise, nous sommes revenus pour une randonnée au long du fleuve aimé accompagnés de notre Claude alors devenue jeune fille.
Ce fut un beau parcours au départ de Chailles vers le pont de Chaumont en aval, et remontée de l’autre rive en direction de Blois. Quelle belle vadrouille pédestre et quel camp paisible le long des rives du Fleuve Royal!
Randonnée aussi avec Françoise, encore une fois auprès de Châteauneuf, au printemps, un jour où les carpes frayaient au long des rives et que l’on voyait sur les hauts-fonds leurs dos massifs soulever des vaguelettes à la surface du fleuve.
Bien d’autres souvenirs aussi d’escapades cyclistes dans cette belle région si joliment et si justement appelé le Jardin de la France.