Le capital des souvenirs

Ce livre de souvenirs tire à sa fin et j’aurai certainement eu plus de plaisir à l’écrire que n’importe quel lecteur en aura eu à en tourner les pages… Dès le début je n’ai pas caché que les vieillards aiment à radoter et à ressasser leur passé pour essayer d’en éterniser les joies.

À mon âge, même si cela me navre, je dois bien me dire que maintenant je n’ajouterai que peu d’images nouvelles à ce trésor que représente pour moi l’ensemble de mes souvenirs.

Entre la mémoire qui diminue et les maigres acquis nouveaux que je puis espérer, la somme de toutes ces images heureuses est un capital qui ne peut guère s’accroître de beaucoup d’éléments.

Mais à parler juste, je crois que, pour ce dernier chapitre, il aurait été plus exact d’employer le mot de Trésor plutôt que celui de Capital pour évoquer l’accumulation de mes souvenirs.

En effet, le premier terme plus que le second, évoque une munificence plus grande et un sentiment de biens quasi-inépuisables. Et c’est parmi ces richesses inestimables que j’ai toujours puisé avec d’autant plus de bonheur que ces retours en arrière laissent en fait mon capital intact et absolument pas diminué, au contraire, ces réminiscences réactivant plutôt la vigueur de mes souvenirs.

Oui, de tout temps, les rappels de mes belles heures de plein air m’ont été un précieux viatique pour traverser certaines heures ennuyeuses de la vie.

Que de fois dans des réunions mondaines, circonstances que j’abomine, ne suis-je pas resté souriant devant des interlocuteurs que je n’écoutais plus alors qu’ils avaient entamé des conversations totalement dépourvues d’intérêt pour moi. Et cela est d’autant plus facile que j’ai remarqué qu’il suffit le plus souvent de trois fois rien pour donner à un raseur l’impression qu’on l’écoute avec intérêt. Une petite relance dans le style de « Tiens, Tiens, Vraiment? » ou une simple attention apparente est généralement tout à fait suffisante pour que les beaux parleurs, tout heureux de se faire entendre, vous croient rivés à leurs discours et repartent de plus belle…

Et pendant que l’on me parle des cours du cuivre au Chili ou que l’on m’entretient des nouvelles, palpitantes en vérité, de la santé du petit dernier, moi, par la pensée, je me promène dans le Grand Canon du Verdon, sur un rivage sauvage de Bretagne ou me remémore une randonnée en Auvergne.

Cette évasion par la pensée m’a souvent aussi été utile dans d’autres occasions où je risque vite de m’ennuyer: cérémonies officielles ou religieuses, concerts ou auditions de chorales, toutes choses qui ne constituent pas à mon goût le summum de l’intérêt.

Dans ces dernières circonstances, il est encore plus facile de s’évader par la pensée car, perdu dans la multitude, il n’est même pas nécessaire de fournir des signes extérieurs d’attention. C’est dire que j’ai tout loisir de laisser s’échapper mon esprit vers des images heureuses et bien lointaines des fâcheuses circonstances qui m’importunent à ce moment.

Je vagabonde alors parmi mes chers souvenirs…

Le verbe « vagabonder » me rappelle l’histoire du « Vagabond des Etoiles », livre dont je ne suis pas certain que l’auteur soit Jack London, mais dont je me souviens parfaitement du principe.

Il s’agit d’un prisonnier enfermé dans un pénitencier très sévère où les sévices sont monnaie courante. Pour s’évader des tourments infligés par ses geôliers, le héros s’extrait de la vie réelle en vagabondant dans des sortes de rêves qu’il identifie à des vies antérieures et se retrouve dans un état second, flottant en quelque sorte parmi les étoiles.

C’est un peu à cela qu’on peut comparer mon « Capital des Souvenirs » et c’est d’ailleurs, peu ou prou, la méthode de tous les vieillards qui cherchent dans leur passé les forces nécessaires pour affronter la vie que les transformations de la société leur imposent à leur corps défendant.

Pour moi, c’est un système que j’applique depuis toujours et, avec l’âge, cela devient bien sûr plus fréquent et quasiment automatique. Par exemple, au cours d’un travail peu intéressant et ne me demande que peu d’attention, hop! sans même le vouloir, je débraye et ma mémoire va glaner, ici ou là, des images heureuses venant d’ailleurs…

Et c’est là le caractère merveilleux des souvenirs, c’est qu’ils sont très sélectifs et, tout au moins en ce qui me concerne, je n’ai guère engrangé que des images heureuses: les mauvais souvenirs ont rarement une longue existence alors que les bons s’amassent à l’envi… Par exemple, j’ai infiniment de belles images physiquement ensoleillées… Et pourtant j’ai bien connu aussi des jours de pluie!

Ou alors, curieusement, ces journées de mauvais temps prennent un caractère réconfortant, car j’ai le souvenir que je dominais les difficultés moralement et physiquement et être le plus fort est bien évidemment un sentiment valorisant!

Telle cette nuit sur une colline dominant la Gironde où un orage transforma un beau camp sec en un marécage dont l’eau envahissait ma tente. Mais le lendemain, j’arrivais à faire sécher mes affaires et à continuer ma route.

Ou encore cette route entre Montélimar et Valence où, à vélo, je circulais sur une chaussée noyée par la pluie et où mon seul arrêt fut dans un petit bistrot à Livron pour y boire un coup et me reposer un peu. Mais le soir, j’arrivais à l’étape prévue que je devais absolument atteindre pour y prendre le train.

D’autres exemples de difficultés vaincues et finalement génératrices de satisfaction?

Cette randonnée cycliste effectuée le long du Doubs, vers Saint-Hippolyte, sous une pluie battante d’une force telle que certaines routes étaient coupées de coulées de boue. Mais ce jour-la aussi, je menai à bout mes projets.

Et cette partie du G.R. du Tour du Mont Blanc parcouru avec Françoise au cours d’une série de pluies au caractère bien obstiné: nous pouvons dire que nous avons tenu le coup pendant six jours de suite, ce qui n’est pas si mal.

En fait, les difficultés, une fois vaincues, sont aussi de bons souvenirs qui viennent enrichir les images du passé et font ainsi chaud au cœur.

Je dois aussi préciser que ce système de retour en arrière n’est pas négatif à mes yeux. En effet, depuis que je vieillis et qu’ainsi j’ai mieux pris conscience de l’importance de ce capital des souvenirs et de ses merveilleuses possibilités, je n’en savoure que mieux les bons moments du temps présent, car j’ai mieux pris la mesure de leur caractère fugace.

Que de fois maintenant, il m’arrive au cours de périodes particulièrement heureuses de ma vie de me dire « Tu ne devras pas oublier ce moment… »

Et cela me permet de savourer d’autant mieux ces épisodes particulièrement favorisés…

Si je veux imager cet état d’esprit, je dirais qu’avant je cueillais sans y penser les fruits de l’arbre du bonheur et que, maintenant, j’ai pris conscience qu’il était sage d’en mettre de côté afin de constituer une provision pour l’hiver.

Et je retrouve ces images heureuses sans même avoir à les chercher, car elles sont si présentes en moi, qu’elles me reviennent à l’esprit sans que j’aie aucunement besoin de les solliciter.

Par exemple, j’ai tant de souvenirs des différents coins de France visités, qu’il m’est devenu pratiquement impossible, quand je passe dans telle ou telle région au cours d’un voyage actuel, de ne pas retrouver spontanément des images d’une randonnée du passé, et ceci que ces souvenirs soient anciens ou plus récents.

Dans ces conditions, si je me trouve en compagnie, il m’est bien difficile de ne pas me mettre à radoter en égrenant de vieilles histoires qui souvent n’intéressent que moi!

Autre chapitre où ma vie de randonneur m’a marqué: c’est en ce qui concerne l’œnologie. Je ne peux pas me faire passer pour un grand connaisseur en vins car, pour moi, les divers crus de France ont une personnalité qui est certainement plus physiquement géographique que gustative.

Si l’on parle de vins d’Alsace, j’évoque immédiatement cette Wienstub où je dégustai un Riesling mémorable surtout parce qu’il était bu au cours d’une randonnée faite parmi les alignements des pampres au pied des Vosges.

Evoque-t-on un Côtes-du-Rhône, que je revois immédiatement ces ceps courageux poussant vaillamment parmi les durs galets du sillon rhodanien.

Les vins de Provence et du Languedoc m’évoquent des plaines écrasées de lumière et de chaleur.

Plus que leur goût délectable, les vins de Bourgogne sont représentatifs dans mon esprit de cette région dont j’ai déjà dit que les truculents autochtones qualifiaient souvent de « tout-pâles » les originaires des pays non viticoles…

Le vignoble bordelais n’est pas pour moi le berceau d’un breuvage au goût inimitable, mais c’est avant tout l’évocation de rangs de vigne innombrables où des maisons cossues se parent de noms de châteaux sous le soleil d’Aquitaine.

Et que dire des vins du Val de Loire? Ils symbolisent pour moi cette région du Fleuve Royal dans laquelle j’ai tant de souvenirs depuis mon enfance et jusqu’à l’âge mûr. Je revois ainsi Sancerre et sa colline, le Gris Meunier d’Orléanais et l’image de Maurice Genevoix, Amboise bien sûr, qui est dans mon cœur la ville sainte par excellence, Vouvray et la vallée de la Cisse, Bourgueil où la Loire avait tant de charme avant l’implantation de la centrale électronucléaire, Saumur et son château dominant la vieille ville.

De même pour les apéritifs qui ont pour moi, le plus souvent, un pouvoir puissamment évocateur. Je citerai, entre autres, le pastis à odeur de Provence, La Suze, donc la gentiane jaune, qui me rappelle l’Auvergne ou la Franche-Comté, le genépi véhiculant des images de montagnes, la Clairette de Die produit de la vallée de la Drôme ou encore le muscat qui, selon le cas, me parle de Rivesaltes ou de Beaumes-de-Venise…

Voici toutes les images qui passent dans ma tête quand je déguste un verre de boisson alcoolisée: donc autant dire donc que ce n’est pas l’alcool qui me fait rêver, mais bien l’évocation de mes souvenirs de vadrouilles!

De même, en ce qui concerne la gastronomie, il y a aussi de nombreux souvenirs de nourritures délectables qui, pour moi, sont liés aux images des endroits où je les ai dégustées.

Je citerai ainsi les huîtres, et autres fruits de mer, que je ne consomme guère sans penser aux rivages maritimes d’où ils sont expédiés, les fromages qui sont des évocations des multiples régions de France d’où ils viennent, les fruits qui selon les saisons me parlent des pommeraies normandes, des vergers d’Ardèche ou du Roussillon, et ainsi de suite…

Citons aussi des spécialités culinaires au caractère folklorique nettement marqué: bien sûr, on pense de suite à la choucroute d’Alsace, à la potée auvergnate ou à la bouillabaisse méridionale, mais il y a aussi des produits moins connus mais non dépourvus d’intérêt.

Par exemple, les « Galipettes », ces champignons farcis qui évoquent pour moi le Saumurois, les « Crapiots » sortes de petites omelettes morvandelles faites, entre autres, d’œufs, de pommes de terres râpées et de fromage blanc, les « Ficelles picardes » crêpes fourrées de diverses bonnes choses…

Tous ces plats régionaux sont pour moi des souvenirs glanés dans toute la France au cours des randonnées que j’y ai menées.

Et comme je me résous mal à terminer de suite ce recueil de mémoires, je vais une fois encore céder à la tentation d’évoquer des images de ma vie de vadrouilleur.

Sur plus de mille camps, et une telle suite d’itinéraires, cela fait bien des souvenirs! Car chaque jour en a apporté son lot et le choix d’évocations que je vais faire est totalement arbitraire et ne suit que ma fantaisie…

Mais la fantaisie n’est-elle pas un des plaisirs de la randonnée? Les surprises de la rencontre avec tel paysage, tel monument, tel personnage ou tel élément météorologique n’ont-elles pas souvent modifié le plan d’une balade préparée selon un canevas prévu différent? Je crois en effet que le schéma d’une promenade n’est seulement qu’un canevas sur lequel on brodera des motifs variables selon les circonstances. Alors, vive la fantaisie et choisissons au hasard dans le trésor de mes souvenirs.

Cette fois encore, je vais choisir l’ordre chronologique pour présenter ces images. Mais pourquoi celles-ci et pas d’autres? D’abord parce que, pour des raisons souvent non évidentes, certains faits se fixent plus profondément dans la mémoire même s’il s’agit de choses secondaires. Il faut dire aussi que si, après un demi-siècle de randonnées, je voulais exhumer tous mes souvenirs, une mémoire d’éléphant n’y suffirait pas…

Avouons aussi que ce serait pousser le radotage un peu loin et que d’ailleurs des piles de pages seraient insuffisantes. Quand je pense que, depuis mes débuts, j’ai rempli déjà plus de cent cinquante cahiers avec les récits de différentes vadrouilles, le tout agrémenté de photos s’y rapportant!

Sans compter la carte de France où je mets à jour, après chaque sortie patagonne, le tracé de la dernière randonnée effectuée, ceci avec une maniaquerie un peu puérile j’en conviens! Cela représente un réseau enchevêtré des sinuosités de toutes mes vadrouilles faites à pied, à ski, à vélo ou en canoë ou kayak.

Toutes ces vadrouilles, si on avait la fantaisie de les mettre bout à bout, représenteraient un peu plus de la longueur de la circonférence de la Terre!

Le recueil, dont je rédige ici le dernier chapitre, n’est donc que le résumé d’excellents moments et l’énoncé de quelques idées plus ou moins personnelles pour les accompagner.

Dans les images les plus lointaines, il y a sûrement les détails de la première de toutes les balades: celle faite avec l’ami Jean au long de la rivière du Loing.

Nous étions des débutants et très conscients de l’être: c’est dire que ma mémoire a enregistré avec une très grande acuité tous les merveilleux plaisirs de la randonnée qui étaient des découvertes et combien enthousiasmantes!

Lointain aussi le souvenir du premier camp sous la neige: c’était encore avec le vieux Jean et je nous revois dressant notre guitoune en forêt de Fontainebleau dans le Rocher des Mazarines après une journée exaltante dans les massifs enneigés de cette forêt magnifique. À l’époque, Jean apprenait à jouer de l’harmonica et ce soir-là fut un des très rares camps à tendance musicale. Ce n’est que plus tard que François d’abord et mon épouse ensuite, apportèrent leur talent à jouer du pipeau à certaines veillées le soir près du feu.

Je n’évoquerai pas François et son pipeau sans penser aux sorties faites avec lui et, entre autres, une randonnée hivernale sous la neige en forêt de Dreux. À cette époque, le ravitaillement se ressentait encore des difficultés de la guerre de 39-45 et, sous l’appellation non contrôlée de « lapin », j’avais fait manger à François, à Guy et aux cousins Blier une gibelotte délicieuse. Ce n’est qu’une fois le repas terminé que j’avais informé mes gastronomes que la matière première du plat de résistance était, en fait, un chat de ma connaissance. La révélation n’était pas sans danger eu égard le caractère ombrageux de l’ami François!

Autre aventure avec François, c’était lors d’une de nos rares randonnées hors de l’Hexagone, et il avait souffert cruellement de la rareté et du prix du vin en Suisse où nous vadrouillions. Nous n’en avons pas fait une communication à l’Académie de Médecine, mais il se diagnostiqua, non sans tristesse, une « cirrhose du lait » consécutive à la trop grande quantité absorbée de ce liquide perfide. Comme quoi l’on s’instruit toujours en voyage…

Encore un souvenir lié à François: la randonnée faite avec lui et les cousins Blier dans la Montagne de Reims par un temps bien pluvieux et au cours de laquelle il nous avait moralement écrasés par l’art avec lequel il était arrivé à allumer un feu de bois dans une forêt où tout était ruisselant: un chef-d’œuvre par une main de maître!

C’est encore François qui, lors d’une virée dans le Cotentin par un printemps frisquet, se baignait seul dans une mer où les vagues déferlantes charriaient des galets de tailles non négligeables.

Avant mon mariage, c’est surtout l’ami Jean qui fut mon coéquipier et beaucoup de souvenirs le retrouvent comme personnage.

Par exemple, lors de notre croisière sur le Doubs et la Saône, alors que nous venions de débarquer à Châlon, je retrouve notre amusement de déchiffrer, à la porte d’un bistrot, une pancarte précisant: « Ici, on peut épouter sa marande ». Traduisez: « Ici, on peut apporter sa nourriture ».

Un souvenir amusant de froidure: celui d’une virée à quatre pour un week-end pascal. Or, Jean avait pour principe qu’à partir de Pâques il randonnait en short. Oui mais, cette année-là, nous étions dans les Ardennes et au matin nos tentes s’éveillèrent sous dix centimètres de neige et un ciel gris et froid. La suite de la journée vit donc Jean randonner en short, certes, mais sous ce vêtement trop estival, il avait conservé le caleçon long qui lui servait de pyjama de camping. Inutile de dire que les trois autres participants, équipés eux de pantalons, ne lui ménagèrent pas leurs moqueries…

Autre souvenir de style vestimentaire, en Auvergne cette fois. Alors que nous devions passer à gué la rivière Chavanon, non loin d’Eygurande, un orage, qui mitonnait depuis quelque temps, se déclencha à ce moment et il se mit brusquement à tomber des cordes! En quelques minutes, les trois garçons se mirent en slips pour ne pas avoir leurs vêtements être mouillés alors que Marcelle, seule fille du groupe, reçut plus ou moins stoïquement l’eau du ciel sans se dévêtir.

À partir de mon mariage, c’est bien évidemment, Françoise qui occupe la place principale comme personnage dans mes souvenirs de randonnées.

Parmi nos premiers camps réalisés en commun il y a celui, merveilleux, réalisé au fond du Canon du Verdon. Ces gorges magnifiques avaient déjà été visitées par moi quelques années avant et j’étais heureux de les faire découvrir à ma femme. Notre tente fut installée sur un des rares endroits campables proche du confluent où l’Artuby mêle ses eaux à celles du Verdon dans un cadre d’une sauvagerie impressionnante.

Je racontai à cette occasion à Françoise un épisode d’un autre camp, antérieurement établi non loin de ce vallon sauvage. C’était à l’époque près de la Baume aux Bœufs où, à proximité de ma tente, une troupe scoute bivouaquait dans la grotte. Le soir, alors que je m’apprêtais à aller chercher de l’eau au torrent pour la cuisine du dîner, un des chefs de patrouille de me dire d’un ton affligé: « Vous n’allez quand même pas vous déranger!…  »

Puis, se tournant vers un louveteau, il l’interpella avec un merveilleux accent provençal: « O petit!… Va donc chercher de l’eau pour le Monsieur. »

Je déclinai très poliment cette forme de caporalisme, autant par principe que dans la crainte que l’esclave désigné ne lâche mon bidon au fil de l’eau du Verdon…

Quelques jours plus tard, toujours en Provence, mais au bord de la mer cette fois, dans le Massif des Calanques, je nous revois aussi tous les deux aménageant une terrasse commencée par de grosses pierres et fignolée par des cailloux plus fins pour établir, assez laborieusement, une surface horizontale où nous installer. Cela nous permit de monter notre tente dans un décor magnifique proche de la Grande Candelle et face à la Méditerranée.

La Montagne nous offrit aussi, bien évidemment, des sites inoubliables.

Je pense, entre autres, en Oisans, aux petits lacs d’Arsine où les cousins Blier nous accompagnaient et où nos deux tentes se dressaient dans un décor magnifique et digne de Samivel, ce merveilleux dessinateur des paysages montagnards auquel nous avons pensé bien souvent en nous retrouvant, ici ou là, face aux beautés des hauts pays. Ce soir-là, après une soupe faite avec des orties cueillies sur place, nous occupâmes la soirée par un jeu de gosses: des bouts de bois faisant la course dans un clair ruisseau voisin. On ne peut pas passer son temps à discuter de philosophie vingt-quatre heures par jour!

Autre souvenir de randonnée alpine: ce camp proche de l’Alpe d’Huez, dans la Vallée de la Sarenne, où Françoise et moi passâmes presque toute la journée à nous reposer à l’ombre pour soigner nos coups de soleil gagnés sur le Glacier des Rousses imprudemment traversé en shorts et bras nus en pleine lumière estivale. Bonjour, les héliophiles avertis…

En montagne encore, ce camp sur le G.R. du Tour du Mont Blanc, au lieu-dit La Ville des Glaciers au pied du Col de la Signe menant vers l’Italie. Je m’y revois au milieu de la nuit, tiré de la tente par un clair de lune féerique et admirant le décor irréel de ce vallon pierreux où des débris brillants, sans doute des schistes brisés, luisaient dans le clair-obscure. J’étais tout prêt à croire aux histoires d’orpailleurs!

En montagne toujours, mais hors de France cette fois, dans les Pyrénées Espagnoles, je me remémore un camp avec une vue en enfilade sur une suite de lacs découverts au cours de l’après-midi du même jour. Notre carte espagnole était très rudimentaire et le col sous lequel nous avions installé ce camp merveilleux n’était pas nommé. Nous l’avions donc baptisé Col Innommable, mais l’appeler Col Radieux eut été plus éloquent et plus juste.

Un très beau moment montagnard fut aussi, avec Françoise, notre camp au bord du Grand Lac des Estaris dans les Alpes du Champsaur au-dessus d’Orcières. Après une montée dans une chaleur écrasante, la nuit avait été fraîche, et au matin, le gel nocturne avait vitrifié les petites mares autour de notre camp.

Les bords de rivières nous offrirent aussi beaucoup d’endroits mémorables et je veux en citer quelques-uns.

Lors de notre croisière sur la Haute-Loire, près du Château de Lavoûte, il me souvient de notre installation dans un pré qui, le soir avant notre sommeil sous la tente, répercutait les stridulations des archets de centaines de grillons.

Au cours de la même croisière, notre canoë nous permit un camp d’une sauvagerie parfaite dans une gorge boisée non loin du Pont de Vaures où la Loire coule loin des routes carrossables et où seul un tortillard vétuste se signalait parfois d’un coup de sifflet. Car c’était encore le temps des vieux trains à vapeur…

Sur la Dordogne, lors d’une croisière familiale avec ma Françoise, notre petite Claude, Chantal et son mari ainsi que Michel le frère de Françoise, malgré ce nombre de participants assez élevé, ce que je n’apprécie généralement guère, bien de bons souvenirs furent glanés et des camps très beaux me reviennent à l’esprit.

Entre autres, en aval du Château de Belcastel et dans le Cingle de Montfort et, dans ces deux cas, face aux rochers de calcaire blanc qui confèrent à cette belle rivière un charme indiscutable.

Quelles belles veillées également le soir près du feu! Je me souviens que c’est au cours d’une de ces soirées que nous avons remarqué pour la première fois la présence d’un satellite dans le ciel vespéral. Tant que les hommes n’enverront dans l’espace que de nouvelles étoiles…

Hors de France aussi, il y eut une série de camps avec Françoise, en Italie, dans le Val d’Aoste à proximité immédiate du Parc National du Grand Paradis, mais hors de ses limites car le camping sauvage y est prohibé. Par contre cela nous permit d’admirer d’assez près des bêtes pourchassées ailleurs: mouflons et chamois entre autres. À l’époque les parcs naturels n’existaient pas encore en France et nous trouvions donc d’autant plus merveilleux de pouvoir approcher ces animaux alpins si farouches d’habitude.

Je me suis souvent aussi trouvé seul pour randonner et j’ai déjà dit que la solitude n’avait jamais été un handicap pour moi même si on perd ainsi le plaisir, d’abord de partager la joie des découvertes et ensuite celui de comparer des souvenirs.

Avec le temps qui passe, mes compagnons habituels ont abandonné la randonnée et Françoise aussi a pris moins de plaisir à nos virées campeuses.

Je me trouve donc à la tête d’un bon nombre de randonnées faites en solitaire et j’y compte beaucoup d’excellents souvenirs.

Par exemple, je me souviens d’un moment très exaltant peu après la guerre de 39-40. Les destructions avaient été multiples et considérables en Normandie. Dans la basse vallée de la Seine, les bacs assurant le franchissement de l’eau étaient hors service pour beaucoup. Je devais franchir le fleuve au petit matin et, dans ce dessein, j’empruntai la barque d’un passeur. Je me revois à bord de cette embarcation qui voguait dans le brouillard couvrant la Seine mais où la lumière du soleil commençait à être perceptible. Tout à coup, notre esquif se retrouva dans la lumière de Phébus à quelques encablures de la rive vers laquelle nous allions: on aurait juré que cela correspondait au travail d’un savant metteur en scène voulant ménager ses effets… Un moment de gloire où je n’étais pour rien, mais que je ne suis pas près d’oublier!

Souvenir aussi de ce camp hivernal fait cette année où le froid intense avait fait geler la Mer du Nord et la Manche par endroits. Parti pour un week-end vraiment patagon, j’avais suivi la côte entre Dunkerque et Calais dans une ambiance de Grand Nord avec une température descendant à moins de vingt degrés et dans un silence inusité au bord de la mer, celle-ci étant gelée et donc muette sur plusieurs centaines de mètres le long du rivage. Pour maintenir les tendeurs de ma tente dans le sol durement gelé, j’avais du avoir recours à des astuces spéciales…

Autre camp dans la même région, mais en été, près de Boulogne, au sommet des falaises du Cap d’Alprech. Ce soir-là, après une journée bien arrosée, le beau temps revenait et le soleil à son coucher faisait briller de façon merveilleuse les grèves de sable mouillé s’étendant à mes pieds.

Autre très beau camp marin, celui dressé dans le Cotentin, à l’ouest de Cherbourg, sur le rocher de Castel-Vendon. Ma tente, sur une petite plate-forme couronnant une pointe rocheuse, dominait de peu la mer qui était d’un calme étonnant ce soir-là.

Etait-ce encore le bord de mer ou bien déjà la montagne, le soir où je montai ma guitoune parmi les rochers d’un lapiaz inconfortable mais doté d’une vue panoramique extraordinaire sur la Grande-Bleue? C’était près de la Chapelle Saint-Michel à plusieurs centaines de mètres au-dessus de Saint-Jean-Cap-Ferrat.

En montagne pure, j’ai aussi des souvenirs en masse, mais je n’en citerai que trois, car il faut bien se limiter.

Un camp en Maurienne, près du Col de la Leisse, où j’avais monté une tente minuscule fabriquée de mes mains et qui avait fière allure dans ce haut vallon pierreux dominé par la Grande-Motte: solitude et sauvagerie garanties.

Un autre camp, en Suisse celui-là, mais tout près de la Savoie, à l’est du Col de Chésery, dans un décor de rêve, tant les fleurs montagnardes faisaient éclater à l’entour leur force et leur beauté printanières. Non loin de moi, une baraque de berger abritait un troupeau de moutons parqués à la nuit tombante.

Enfin, un dernier souvenir des alpages: ce camp à côté de Cret Bettex, en descendant vers Bourg-Saint-Maurice depuis la Vallée des Chapieux. Ma tente, sur une terrasse minuscule, dominait un vaste paysage dans lequel des sources murmuraient par dizaines. Quelle belle soirée dans cette musique de l’eau!

Mais il n’y a pas qu’en montagne que l’on collectionne des souvenirs exaltants et j’ai en mémoire bien d’autres bons instants même s’ils me rappellent des images moins prestigieuses que celles des moments passés près des cimes.

Rien de bien spécial, semble-t-il, à se remémorer ce camp installé en Pays de Caux à Manneville-ès-Plains d’autant plus qu’il s’agit d’une des assez rares fois où je montai ma tente sur un terrain de camping officiel. Mais dans les vastes plaines de cultures de cette région, les endroits pittoresques où dresser sa guitoune ne sont pas si nombreux. Or, ce petit camp officiel, d’ailleurs vide à l’époque à laquelle je m’y installai, est constitué d’un pré bordé de très beaux arbres sous lesquels j’étais parfaitement bien. Cet endroit est si sympathique qu’il a marqué mon esprit et que j’y suis revenu une autre fois, toujours hors-saison c’est-à-dire dans la solitude, ce qui le rend bien séduisant.

Et comment ne pas évoquer mes multiples camps en Forêt de Fontainebleau, cette sylve où je reviens sans me lasser, en toutes saisons, pour y monter ma tente ou y bivouaquer sous un rocher! J’ai dû y passer une bonne cinquantaine de nuits au total et j’espère bien que j’y retournerai encore.

Autres lieux saints: les bords de mon amie la Loire. Là aussi mes camps sont très nombreux et je retrouve, avec un bonheur sans cesse renouvelé, les grèves de sable ou de jars avec leurs rauches et leurs bouillards où vivent toujours les ombres des personnages de Maurice Genevoix, cet auteur que je révère entre tous pour le talent avec lequel il a dépeint le Fleuve Royal.

D’autres moments très agréables qui traînent dans ma mémoire sont les plaisirs de découvrir des beautés imprévues.

Déboucher sur le Mont-Saint-Michel est indiscutablement un merveilleux spectacle, mais avoir le bonheur et la chance de tomber sur des curiosités non répertoriées, est plus rare et plus précieux.

Ainsi, je découvris par hasard la vieille église de Thaon, à l’est de Bayeux, le Château des Anglais, au nord de Gournay-en-Bray, la Fosse-Dionne à Tonnerre, la petite ville de Noyers sur Serein, et bien d’autres jolies choses. Toutes ne sont peut-être pas de premier plan, mais elles avaient le mérite de ne pas être cataloguées et annoncées à son de trompes à l’avance par les guides touristiques, tout au moins lors de ces passages faits il y a plusieurs dizaines d’années…

Car si les camps sont des moments privilégiés dans la vie du randonneur parce que l’on s’efforce de les établir dans de beaux endroits et qu’ils laissent le temps de l’admiration, il y a parfois des instants assez brefs mais qui sont cependant marquants. C’est un panorama découvert tout à coup, une jolie fontaine qui vous offre son eau claire, un gibier qui coupe votre chemin, une terrasse de bistrot qui vous accueille en vous offrant l’ombre de sa tonnelle…

Et je n’ai pas évoqué dans ce livre de mémoires une variété particulière de randonnées: celles qui sont effectuées de nuit.

Il y en a pourtant pas mal qui restent très présentes pour moi, mais je me limiterai à n’en évoquer que quatre ou cinq pour ne pas lasser trop ceux qui me liront peut-être.

Je me rappelle de notre vadrouille nocturne lors de la randonnée auvergnate réalisée avec les « cousins » et l’ami Paul: nous avions copieusement « glandouillé » sur un itinéraire incertain et peu aisé à suivre à travers un terrain coupé de haies et de barrières dont le franchissement n’était pas évident à la lumière incertaine de la lune.

Je revois très bien une marche nocturne solitaire au bord de la Loire, en amont de Meung-sur-Loire, alors que je traversais au clair de lune un vaste pré venant d’être fauché et dont les meules attendaient les faneurs du lendemain.

Souvenir aussi d’une virée cycliste dans la Forêt de Bagnoles-de-l’Orne: cette nuit-là aussi la lune était si claire que je roulais sans éclairage sur un petit chemin vicinal rendu mystérieux par les circonstances.

Et cette descente en canoë sur le Petit Morin avec l’ami Jean, dans une nuit du Quatorze Juillet, alors que nous naviguions, un peu anxieux mais très excités, vers un modeste rapide où nous entendions l’eau moutonner sans la voir…

Enfin, dans le Val de Seine, non loin de Duclair, je repense avec amusement à ce camp installé en pleine nuit et quasiment à tâtons dans l’obscurité. Au matin, quels ne furent pas mon étonnement et mon embarras de me retrouver dans la perspective principale du parc d’un château! Ayant assez peu envie de m’expliquer avec le propriétaire du domaine au sujet de cette occupation brève mais cavalière, je déguerpis rapidement mais avec discrétion et sans tambour ni trompette!

Ce sont toutes ces images, et bien d’autres encore, qui restent dans ma tête et dans mon cœur et qui y constituent un réel trésor dans lequel je suis à même de puiser à tout moment.

Passéisme? Bien sûr! Mais, à mon âge, je ne suis pas le seul à prendre du plaisir à invoquer les bons moments des jours passés…

Je pense parfois à cette chanson qui dit :

Avant que ma jeunesse s’use

Et que mes printemps soient partis,

J’aimerais tant voir Syracuse

Pour m’en souvenir à Paris…

Pour moi, ma jeunesse est usée et mes printemps sont partis depuis belle lurette, mais combien j’ai vu de Syracuse! Et que j’ai de plaisir à m’en souvenir… à Paris ou ailleurs!…

Et voici qu’arrive la fin de ces mémoires que j’aurai pu développer encore longtemps tant ma passion pour la randonnée m’a enrichi d’images inoubliables, mais il faut savoir s’arrêter!

Même si ce recueil a été écrit bien plus pour mon plaisir personnel que pour être lu par quelqu’un, il ne faudrait pas fatiguer à l’excès un lecteur courageux qui aurait eu la persévérance d’aller jusqu’au bout de ces pages.

Ma conclusion se fera sous la forme d’un grand merci adressé à la Nature pour toutes les joies et parfois les consolations qu’elle m’a données.

Mon bonheur a souvent été si grand sur les chemins de mes randonnées que, plus d’une fois, j’ai regretté de ne pas avoir un dieu précis à remercier.

Car pour moi, s’il y a une divinité qui a organisé le monde et qui nous regarde parfois du haut d’un nuage ou d’ailleurs, quand on se tourne vers elle ce ne doit pas être pour lui demander une quelconque intervention dans nos petites affaires terrestres: il y aurait bien trop à faire et, de toute façon, ses critères de décisions sont sûrement différents des nôtres.

Si l’on parle à un dieu, ce ne peut être que pour le remercier d’avoir fait une nature si belle que la contemplation de son œuvre est en soi un bonheur.

Merci à Dieu? aux Dieux? à la Nature?

Mais, sûrement, merci !