Il existe à mes yeux, pour moi qui ne suis pourtant pas un alcoolique, une catégorie d’endroits privilégiés: ce sont les bistrots. Et je vais essayer d’expliquer les raisons de mon attirance pour ces endroits qui n’ont pas habituellement, il faut le reconnaître, une réputation très prestigieuse.
L’unique activité professionnelle de ma vie fut celle de négociant en cafés. C’est-à-dire que mon métier consistait à acheter des cafés de diverses provenances, de les torréfier, autrement dit de les griller, et les vendre ensuite à une clientèle non pas particulière mais professionnelle, donc aux bars et restaurants. De ce fait, j’ai toujours fréquenté pas mal de bistrots, ces lieux de perdition plus ou moins vilipendés par les honnêtes gens.
Il est juste de reconnaître que beaucoup de consommateurs que l’on rencontre dans les bars n’y sont pas venus pour y boire des infusions aux mille fleurs et que l’on a plus de chance de rencontrer des ivrognes dans un bistrot que dans une église.
Que l’on m’excuse ce parallèle un peu audacieux, mais je crois pourtant que bistrots et églises ont pourtant un point commun: les hommes ont habituellement le besoin de ne pas se sentir seuls dans l’existence et ils se regroupent, selon leur tempérament ou leur culture, ici ou là, pour tenter d’échapper à l’angoisse de la solitude.
De là à prétendre que le métier de bistrotier soit un sacerdoce, il y a un pas que je ne franchirai pas, mais je citerai pourtant le cas de cette conversation récente avec un ancien animateur d’une maison de jeunes.
Son âge le mettant un peu hors de contact avec ses interlocuteurs juvéniles, il m’expliquait que, aimant les contacts humains (et ses confidences en étaient la preuve) il avait décidé de reprendre l’activité de son grand-père, dans un hameau des Côtes-d’Armor, en devenant propriétaire d’une épicerie-buvette tout en conservant, comme violon d’Ingres, la possibilité de faire des animations dans telle ou telle festivité locale.
Je crois tout à fait que, dans les villages, les petits « cafés-alimentations » qui disparaissent sous la pression de l’économie moderne, sont ou étaient un centre important de regroupements, de conversations, de relations humaines et, pour employer un mot à la mode, de convivialité. Il est d’ailleurs savoureux de constater que ce mot devenu à la mode recouvre justement une notion qui disparaît de plus en plus. Comme quoi le langage est parfois en retard sur l’évolution des choses…
En effet, de nos jours, les gens se fréquentent de moins en moins: les enfants jouent souvent seuls devant une console de jeux vidéos, les parents regardent la télévision, les vieux qui ne suivent pas ou ne savent plus suivre ce genre de vie sont seuls également confrontés à leurs souvenirs.
Seules les réunions sportives permettent sans doute aux individus de se rencontrer pour communier autour d’un même centre d’intérêt. Pour ne pas être trop pessimiste, je n’évoquerai que pour mémoire le caractère toujours bruyant et parfois violent de ces rencontres sportives… Le drame du stade de football du Heisel ne constituant pas à proprement parler un exemple de convivialité extrêmement chaleureuse et les bagarres de supporters sont devenues monnaie courante, hélas!
Dans les petites villes, les centres commerciaux constituent maintenant, au même titre que les marchés forains, des centres de rencontres et l’on y voit souvent des bavardages s’établir entre acheteurs qui y poussent leurs caddies.
Mais, dans les villages, les petits commerces ferment les uns après les autres, tués par la concurrence des bas prix des grandes surfaces. Les épiceries-buvettes sont, avec le boulanger parfois, les derniers survivants de cette évolution qui va vers la désertification des campagnes que beaucoup regrettent ou évoquent, mais contre laquelle presque personne ne réagit.
En ce qui me concerne, quand je passe dans un village ou un petit bourg comptant encore des petits commerçants ou artisans, je me fais un modeste devoir de les aider en faisant mes achats dans leurs boutiques. En effet, puisque j’ai la chance de ne pas être financièrement gêné, il me semble qu’il est bon et juste que je dépense quelques francs de plus ici ou là pour aider un peu une activité locale, qui a du mal à se maintenir vivante en essayant de surmonter ses difficultés.
D’ailleurs, si l’on veut parler gros sous, la petite dépense supplémentaire que l’on s’imposerait ainsi, en élargissant ce système, ne serait pas inutile. Elle pourrait, si elle était généralisée, empêcher de façon modeste il est vrai mais positive, la disparition des petits commerçants. Et, partant de là, l’augmentation du nombre des chômeurs que la collectivité, donc vous et moi, sommes contraints de prendre en charge d’une façon ou d’une autre…
Bien sûr, je fais sans doute partie d’un très faible pourcentage de consommateurs à penser et surtout à agir de la sorte, mais il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, comme dit l’autre!
La démarche des écologistes pour sauvegarder telles ou telles espèces en voie de disparition n’est en fait pas très différente et là aussi un mouvement plus généralisé serait souhaitable. Mais le seul fait de trier les déchets en les évacuant dans des poubelles spécialisées est déjà considéré par certain comme une entrave à la liberté individuelle alors que cette attitude négative n’est qu’un argument pour justifier la paresse de chacun!
Et c’est ainsi que notre monde glisse petit à petit dans un mouvement qui sera bientôt irréversible et que son équilibre et sa beauté seront gâchés par ses habitants incapables de réagir contre les dérives de la civilisation. Si toutefois on peut appliquer le beau nom de civilisation à la forme que prend la modernité…
Et puis cette préférence que je donne aux petits commerçants correspond aussi au profond sentiment d’aversion que je ressens pour les grandes surfaces commerciales.
Dans ces antres de la consommation à outrance, j’éprouve très vite le sentiment d’être manipulé par les effets de la publicité ou de la mode. La foule des acheteurs, vivante illustration des moutons de Panurge, quand elle se presse dans les rayons ou fait la queue pour payer aux caisses, me cause une impression violente de répulsion et j’ai positivement honte de me sentir aspirer dans ce maelström de la consommation pratiquement forcée.
J’ai toujours eu horreur de me sentir embrigadé et, dans l’ambiance d’une grande surface ou face à la publicité sous formes de la télévision ou des affiches, il m’est pénible de sentir s’effriter mon libre-arbitre…
Tout naturellement donc, j’ai plaisir à faire mes achats dans des petite boutiques. Là au moins, il existe encore un contact humain et l’on se sent autre chose qu’un simple numéro parmi la foule des cochons de payants.
Voilà les raisons pour lesquelles j’aime les épiceries-buvettes de nos campagnes et que j’y entre toujours avec plaisir.
Sans doute y a-t-il là une part de passéisme, ce qui est bien explicable à mon âge. Je retrouve probablement ainsi le souvenir du café-alimentation Vincendot qui est une image de mon enfance en Touraine alors qu’avec mes parents je passais mes vacances à Négron, petit village en aval d’Amboise.
C’est aussi à cette époque lointaine que j’ai découvert que j’avais une âme de paysan sous plus d’un aspect.
Je me souviens du dédain de mes parents pour ceux qu’ils appelaient les « culs-terreux » et dont ils stigmatisaient les défauts avec vigueur. J’étais loin de partager leurs opinions sur le monde rural et quand ils reprochaient aux paysans leur rapacité, pour moi c’était, en fait, le sens de l’économie. La mesquinerie également souvent évoquée, était à mes yeux une saine simplicité. Et le reproche de routine, qui était aussi mis en avant, constituait pour moi le respect de la tradition.
Je crois que j’ai dans le cœur pas mal de sens paysan, même si les ruraux sont rarement favorables au nomadisme alors que ce dernier est une des grandes lignes de mon caractère. Mais il y a tant d’éléments différents et subtilement variés qui peuvent constituer la mentalité d’un être vivant!
Mais j’en reviens au modeste fonds de commerce de Négron tenu par la famille Vincendot. La boutique était scindée en deux partie par une cloison montant à mi-hauteur: d’un côté la partie bistrotière où l’on entrait par une porte extérieure distincte située à droite et, de l’autre, l’épicerie qui disposait d’une porte à gauche.
On accédait par cette seconde porte à l’espace réservé au négoce varié qui offrait aux acheteurs, éblouis par une telle munificence, une dizaine d’étagères garnies de boîtes de conserves, de bouteilles, de paquets, de journaux et autres richesses.
Merveille des merveilles, il y avait aussi, et surtout pour moi, une vitrine offrant à la convoitise des passionnés de la pêche, des bouchons et flotteurs multicolores, des lignes fines enroulées en boucles, des hameçons de toutes tailles, des cannes à faire rêver et des paquets d’amorces qui séduisaient les pêcheurs bien avant leurs futures prises…
Bref, la boutique de Vincendot était un monde merveilleux où chacun trouvait son bonheur…
C’est toujours un peu la même porte dont je baisse le bec-de-cane quand, aujourd’hui, je pénètre dans une épicerie-buvette!
Maintenant que je randonne surtout à vélo, cela me permet de rencontrer plus souvent des lieux de ravitaillement que du temps où j’allais à pied. Plusieurs fois par jour donc je découvre ainsi un café-alimentation et je ne résiste pas très souvent au plaisir d’entrer chez ces commerçants. Comme je ne puis indéfiniment acheter de la nourriture à emporter, c’est donc tout naturellement que je passe dans la partie débit de boissons pour y trinquer mentalement avec mes souvenirs.
Encore heureux que je me limite le plus souvent à de la consommation d’un jus de fruit, d’un vichy-menthe, d’un café ou d’une autre boisson non alcoolisée! Rassurons-nous donc, dans mon cas, Zola et son Assommoir sont encore loin…
Mais cela me permet de traîner un peu dans l’ambiance, généralement bon enfant, de ces petits bistrots de campagne où l’on côtoie le cultivateur en treillis qui boit un coup entre deux pièces de terre à labourer. Il y a aussi les disciples de Saint-Pierre qui se racontent des histoires de pêche en évoquant des prises, plus ou moins réelles, à grand renfort d’avant-bras écartés pour mimer la taille de leurs prises. On rencontre aussi le représentant de commerce qui, carnet de commandes en main, cherche à séduire la patronne et à lui arracher un ordre d’achat pendant que, derrière lui, la tablée des retraités joue à la manille ou aux dominos…
Tous ces personnages sont bien connus de moi et j’en retrouve des exemplaires en copies conformes aux quatre coins de la France. Le plus souvent ces acteurs de la vie du bistrot ne sont pas là tous ensemble, bien évidemment, car les buvettes de nos campagnes ne regorgent pas de clients et il ne s’agit que d’une figuration tournante dont les divers éléments vont et viennent au gré de mes visites dans ces lieux où je ne reviens pas toujours plusieurs fois.
En effet, je l’ai dit, j’aime à n’être qu’un randonneur aux semelles de vent. Je suis donc un oiseau de passage qui entre dans une salle ou s’assied à une terrasse pour y prendre un peu de repos, boire un verre, fumer une pipe, observer les lieux et les gens et repartir plus loin, ailleurs, toujours ailleurs…
Lors de ces passages souvent le patron ou un consommateur, qui a remarqué dehors mon vélo gréé pour la randonnée, m’interroge avec une curiosité, parfois un peu narquoise mais le plus souvent amicale: Vous venez de loin? Vous allez où? C’est courageux de voyager comme ça!
Je me souviens d’un jeune homme d’une vingtaine d’années me demandant mon âge, puis me serrant la main en me disant: C’est bien ce que vous faites… Il constatait avec un certain étonnement qu’un « croulant » pouvait rester un randonneur…
Comme il m’arrive souvent de voir des itinéraires de mes randonnées se recouper, je retrouve parfois des bistrots où je suis passé quelques années auparavant. Comme j’ai une bonne mémoire des lieux, le plus souvent je reconnais ces établissements et parfois j’y retourne dans une sorte de pèlerinage sentimental.
Il y a même certains bars qui sont devenus des « lieux saints » parce que je les ai plusieurs fois honorés de ma clientèle ou bien qu’un passage y ait été spécialement agréable: journée bien remplie, terrasse d’où la vue est agréable, souvenir d’un chien amical ou patron sympathique. Parfois un petit rien transforme une ambiance quelconque en un souvenir délicieux!
Par contre, pour moi l’ennui est, qu’au bout d’un certain temps si je retourne trop souvent dans le même établissement, c’est que le patron se souvienne de mon visage et qu’il me considère comme une tête connue. Je cesse alors d’être un nomade qui passe et deviens presque un habitué et c’est ainsi perdre mon anonymat, notion qui m’est précieuse.
J’ai en effet remarqué que mon aspect physique se mémorise assez facilement du fait de mon crâne rasé, alors que, de mon côté, si j’ai une excellente mémoire des lieux, je ne reconnais que très mal des interlocuteurs même vus plusieurs fois. Je pense que cette différence selon les catégories de souvenirs s’explique par le fait de l’intérêt plus ou moins marqué que je porte aux sujets rencontrés.
En effet, autant je me passionne pour les sites découverts, autant les êtres humains que je croise m’importent assez peu. Sûrement parce que j’aime plus que tout la nature et que la misanthropie est un caractère qui a toujours existé en moi et qui se développe sans doute avec l’âge.
Cependant je relisais, il y a peu de temps, un passage d’un récit écrit alors que j’avais un peu plus de vingt ans et dans ce texte, je n’étais déjà pas tendre pour l’humanité!
À cette époque, j’étais en promenade dans le Vexin et j’avais été frappé par la force de la nature qui se matérialisait sous mes yeux par la Seine en forte crue et qui inondait ses rives et pas mal d’installations humaines. Je jugeais ces dernières « ridicules, grotesques et puériles » et je disais de cette inondation, noyant les témoignages de l’activité des hommes, « qu’elle m’enseignait mieux que le dédain: l’indifférence » ceci avant de conclure « je me rappellerai la grande leçon de la rivière ».
Tout cela était déjà assez peu tendre pour mes semblables…
Je n’ai guère changé et n’ai en effet jamais cessé, de préférer la Nature par opposition à ceux dont on me dit qu’ils sont mes frères. Serais-je donc un faux frère?
Mais cette parenthèse pseudo philosophique m’a emporté bien loin de ma dissertation sur les estaminets rencontrés au cours de mes pérégrinations et je reviens à mon sujet.
Au fil des années, j’ai remarqué un net changement d’altitude des gens que je rencontre pour la première fois dans un bistrot de campagne. De moins en moins je suis considéré comme un étranger, même s’il s’agit d’un premier passage, et de plus en plus je me trouve inclus dans la tournée des poignées de mains qu’un nouvel arrivant a coutume de distribuer à l’entour en arrivant devant le zinc.
L’explication de cette manière de faire est-elle mon âge plus avancé? Est-ce un changement de manière de vivre dans les campagnes? Je suis incapable de le dire avec exactitude, mais il s’agit d’une évolution indiscutable qui ne se remarque, bien sûr, que dans les buvettes où le nombre des clients est assez limité et où le public comprend une large majorité d’habitués.
Voici un sujet qui mériterait d’être classé au dossier de l’ethnologie des bistrots !
Mon plaisir à me retrouver dans les cafés est sans doute aussi une autre forme de passéisme que celle liée au souvenir de la buvette de mon enfance évoquée dans les premières pages de ce chapitre.
En effet, j’ai déjà dit que toute ma vie commerciale fut liée à la vente du café à des utilisateurs professionnels qui étaient très souvent des bars. Bien qu’étant un « fils à papa » et ayant repris après le départ en retraite de mon père son fauteuil directorial, je n’en ai pas moins occupé tous les postes de l’entreprise familiale. Cela depuis le travail de torréfacteur devant sa machine à celui de représentant de commerce en passant par les fonctions d’exécution de la comptabilité et les tâches en atelier de conditionnement.
Or, de toutes les occupations qui me furent confiées, celle qui me plaisait le plus ne faisait pas partie de celles dévolues aux cadres, mais c’était celle, toute modeste, de représentant-vendeur. Ce travail convenait assez bien à mes bonnes dispositions de relations avec le public. De ces périodes, au cours desquelles j’étais en contact avec la clientèle, j’ai conservé d’excellents souvenirs.
Je me souviens d’une race de bistrotiers qui n’existe plus guère: c’étaient pour la plupart des Auvergnats, ayant conservé l’accent rocailleux du sud du Massif Central, et qui, s’ils étaient près de leurs sous, avaient le sens de la parole donnée et une puissance de travail inconcevable de nos jours. À l’époque, j’ai connu des durs de durs travaillant quinze heures par jour, sans semaine anglaise ni vacances et cela pendant vingt ans sans fermer boutique ni pour mariage ni pour enterrement.
Certains de ces clients étaient devenus quasiment des amis: je me souviens par exemple de la mère Bonnefont, rue Thérèse à Paris qui, quand elle en faisait, mettait de côté pour moi une part d »empouta » cette spécialité cantalienne dont je suis friand.
Maintenant que me voici retraité, il est très vraisemblable que le fait de me retrouver dans un bistrot me replonge dans ma jeunesse et que j’en éprouve du plaisir, démarche assez classique des vieillards. La rédaction de ce livre de souvenirs n’est d’ailleurs pas autre chose…
Sans doute aussi est-ce pour retrouver l’ambiance des bars de jadis que je donne toujours la préférence actuellement aux cafés vétustes, pour ne pas dire crasseux, par opposition aux établissements flambant neufs où les néons multicolores brillent sur des comptoirs rutilants au milieu du vacarme des pick-up poussés à fond. Passéisme encore!
Je voudrais maintenant évoquer quelques souvenirs précis de haltes brèves dans des buvettes sympathiques.
Pourquoi, ces endroits-là plutôt que d’autres? Allez donc savoir… Il y a certainement des atomes crochus pour certains lieux rencontrés dans une certaine ambiance, à certains moments privilégiés: le bonheur tient parfois à si peu de chose qu’il est difficile de cerner ses motifs exacts.
Dans mes souvenirs émerge, par exemple, cette terrasse ombreuse d’une halte faite sur un coteau dominant la vallée du Rhône en aval de Valence. Il faisait une chaleur notable et, après une montée éprouvante, ce fut le bonheur absolu d’une pause fraîche sous une treille où bruissait le pépiement des moineaux.
Une autre fois, dans une petite vallée du Perche, un modeste bistrot m’offrait au contraire sa tiédeur alors que dehors la pluie s’obstinait tenace et serrée: ce fut un moment très agréable avec un casse-croûte sorti de mon sac et une pipe fumée en cet endroit pourtant fort rustique.
Une autre terrasse encore: dans la vallée du Drac près de Grenoble. Je terminais une très belle et assez longue randonnée cycliste à travers la Drôme, le Devoluy et le Triève et ce voyage se clôturait en apothéose dans ce petit estaminet d’où mon regard admirait les montagnes des chaînes de Belledone et du Taillefer.
Et cette autre fois, dans les Vosges au Col de la Schlucht, je venais de terminer une grimpette assez raide et, malgré la foule des consommateurs, je me sentais heureux installé à la terrasse du vaste établissement où s’arrêtent les touristes passant à ce col. Assis devant mon verre de limonade, je me reposais en fumant ma pipe dans une ombre bienfaisante avant de poursuivre mon itinéraire par la Route des Crêtes. Une cycliste sympathique venant en sens inverse, me tint compagnie quelques minutes pour un court bavardage avant que nous repartions l’un et l’autre dans des directions opposées.
Ce rappel de mon passage dans cet établissement vosgien de vastes dimensions me fait penser à adresser un salut au passage aux modestes « Winstubs » d’Alsace. Derrière leurs fenêtres aux petits carreaux de verre épais, elles concentrent l’ambiance discrète des salles de réunions des régions de l’Est où les conversations, que l’on perçoit autour de soi, sont presque toujours tenues dans le dialecte local.
Une autre fois encore, dans la vallée de la Meuse, non loin de Stenay, je roulais sous la neige fondante depuis un bon moment et éprouvais le besoin d’un peu de chaleur. Une épicerie-buvette fut un havre bienheureux où je bus un lait au rhum merveilleusement bienfaisant.
Je n’ai pas caché ma préférence pour les petits établissements folkloriques que je juge bien plus cordiaux et sympathiques que les bars prétentieux. Il m’arrive pourtant de fréquenter ces derniers pour peu qu’ils soient agréablement situés. Je me souviens d’un arrêt marqué par moi, à Toulon, dans un établissement de standing qui a le mérite d’avoir sa terrasse sur le quai de Stalingrad (qui était encore appelé quai Cronstadt à cette époque) avec la vue que cela sous-entend sur la darse où les gracieux « pointus » dansent doucement sur l’eau ondulante avec les gros navires gris de la Royale en arrière plan.
Je me trouvais là depuis un certain temps devant une consommation et prolongeais le plaisir du moment par une pipe fumée en plein air. Au bout d’un moment, je m’étonnai de constater le nombre de passants regardant dans ma direction avec une attention certaine et je commençais à m’étonner et à me demander ce qui se passait pour que ma présence attira ainsi l’intérêt. Ce n’est qu’après quelques minutes que je m’avisai que mon guéridon était immédiatement voisin de celui de l’actrice de cinéma Catherine Deneuve bien connue du public. La notoriété et la gloire n’étaient donc pas pour moi!
Je citerai aussi ce curieux établissement situé dans un petit bourg du Pays de Caux, non loin d’une limpide rivière oubliée par la pollution. Si vous entrez un jour dans ce modeste établissement, vous serez certainement surpris par un aspect de sa décoration: je veux parler des multiples affichettes manuscrites qui ornent ses murs. On y lit des maximes plus souvent rencontrées dans des intérieurs de stricts puritains que dans des bistrots: on y parle de tolérance, d’honnêteté, d’ouverture vers autrui et je ne mettrai pas ma main au feu qu’une de ces pancartes ne prône pas la modération face aux boissons alcoolisées… Le tout forme un ensemble assez surprenant et, dans tous les cas, inhabituel dans un genre d’endroits où habituellement la bonne parole cède plutôt la place à une certaine forme d’épicurisme, pour ne pas employer une expression plus sévère…
Je terminerai cette ode aux bistrots en relatant une anecdote montrant cependant que l’accueil réservé aux clients de passage de mon style n’est pas toujours d’une parfaite urbanité. Je suis un chroniqueur soucieux de l’impartialité de mes propos, aussi me faut-il raconter ma rencontre avec les patrons d’un établissement situé à Amboise, dans la rue située face au château, et où mon accueil ne fut pas tel qu’il est conseillé de le pratiquer vis-à-vis de la clientèle selon les principes des écoles hôtelières.
J’ai déjà dit par ailleurs que ma tenue vestimentaire n’est généralement pas la première de mes préoccupations. En particulier quand je randonne, je me soucie plus d’être doté de tenues efficaces que d’atours élégants. Le regretté Brummell n’est effectivement pas mon modèle et cela est un euphémisme pour reconnaître que je suis le plus souvent fagoté comme l’as de pique…
Ce jour-là étais-je d’un aspect plus miteux qu’à l’ordinaire? Les patrons du café devant lequel je passais étaient-ils d’humeur particulièrement caustique? Je ne puis le préciser avec certitude. Toujours est-il que, par la porte restée ouverte de l’établissement, j’entendis nettement la patronne interpeller son mari pour lui dire alors que je passais devant la porte: « Regarde celui-la… C’est bien le plus beau!… »
J’aurais pu me trouver flatté de ce jugement si le ton de la phrase n’avait pas été si nettement ironique… Je m’arrêtais donc, descendis de vélo et, mon engin garé contre la devanture, je pénétrai dans cet établissement où l’on jugeait autrui si facilement et avec si peu de discrétion.
Mon entrée jeta un froid indiscutable dans l’assistance et c’est dans un silence total que je m’adressai ainsi d’un ton ironique à la patronne:
– Madame, j’ai entendu votre remarque qui prouve que vous appréciez les beaux hommes et j’espère seulement que votre mari n’en concevra aucune jalousie. J’ai donc tenu à honorer votre café par ma présence en vous offrant ma clientèle: voulez-vous avoir l’extrême obligeance de me servir un café?
Je sirotai mon jus au comptoir pendant que la patronne se trouvait une occupation urgente et disparaissait dans l’arrière-boutique pendant que le patron regardait au-dehors d’un air absent. Comme j’étais le seul consommateur à ce moment, l’ambiance était recueillie et l’on aurait entendu voler une mouche…
Cette histoire véridique est pour dire qu’il existe aussi des bistrots où l’accueil n’est pas parfait. Mais combien d’autres m’ont laissé des souvenirs plus chaleureux!
Sources de chaleur en hiver, de fraîcheur en été, occasions parfois de bavarder un brin, merci à vous, mes chers bistrots! Vous restez mémorisés dans mon cœur en une galerie de souvenirs pleins de cordialité.
Le nomade que je suis est parfois heureux de s’arrêter un instant avant de repartir plus loin vers d’autres lieux…