Choisir un lieu de camp

Voyons maintenant un point non négligeable, sinon le plus important: le choix du lieu de camp.

Bien sûr quand on a vadrouillé toute la journée dans la campagne en choisissant, autant que faire se peut, les sites les plus jolis, on peut se demander si l’endroit où l’on va planter sa tente n’est pas d’une importance secondaire et si, tout compte fait, l’obscurité nocturne ne rend pas le paysage sans importance.

Mais, pour moi, ce n’est pas du tout accessoire et cela pour plusieurs raisons.

D’abord le camp du soir est le couronnement de la journée et c’est un peu à chaque installation une petite fête à mes yeux. Et puis, surtout en été alors que les journées sont longues, on a le loisir de profiter d’un endroit agréable et de baguenauder un peu dans les environs une fois la tente installée.

Même dans la nuit, si l’on a la fantaisie de se lever, quel plaisir de contempler un ciel étoilé ou un clair de lune féerique! Et cela a tout de même une autre allure quand ces beautés ont pour premier plan de beaux arbres ou pour complément l’immensité d’un point de vue plutôt qu’une ligne à haute tension ou une cheminée d’usine…

Outre cet aspect esthétique, à mes yeux, un camp a aussi intérêt à être discret et c’est ce que les mauvaises langues appellent « mon complexe de repris de justice ».

Pourquoi discret ? Parce que mes installations pour la nuit sont presque toujours des camps dits « sauvages », c’est-à-dire hors des terrains de camping officiels. Or si ma petite tente, qui ne passe jamais plus d’une seule nuit au même endroit, produit des nuisances extrêmement minimes, il s’agit cependant d’une installation presque toujours faite sans demande d’autorisation préalable auprès du propriétaire du terrain. Et comme il y a des gens qui auraient tendance à ne pas apprécier ce genre de liberté, j’applique tout simplement l’axiome classique « ni vu, ni connu et pas vu, pas pris » et, de ce fait, je m’installe presque toujours ainsi à la sauvette.

Il y a, bien évidemment, le risque de tomber sur un propriétaire pointilleux ou sur un garde-chasse à cheval sur le règlement qui veuille vous faire déguerpir. Ce n’est pas impossible, mais c’est très rare si l’on se montre discret en choisissant son coin de camp ou diplomate au cas où le litige risquerait de se déclencher.

Je crois que ce genre d’inconvénient n’a dû m’arriver que deux ou trois fois au total et il n’y a qu’une seule fois où j’ai été obligé de vider les lieux effectivement. Un simple calcul de pourcentage, effectué sur un total de plus de mille camps, me conduit à la conclusion que si un jour je tombais sur un mauvais coucheur et que j’étais contraint de payer une amende, cela compenserait honnêtement la multitude de camps dont j’ai profité, jusqu’à ce jour, sans inconvénient et dans une liberté délicieuse.

J’ai d’ailleurs ma conscience parfaitement pour moi, car ces camps établis si brièvement ne procurent pratiquement pas de pollutions dans le coin de bois, le bout de friche ou le pré où je monte ma tente. Car il va sans dire que je ne m’installe jamais dans un champ ensemencé ou dans un lieu quelconque où je pourrais nuire aux cultures. Il va sans dire que les pâtures occupées par du bétail sont aussi des lieux à éviter car la cohabitation avec leurs occupants en titre n’y est pas toujours de tout repos…

Il m’arrive même de « purifier » un endroit où je me suis arrêté en ramassant ou en brûlant des détritus abandonnés sur place par des promeneurs ou des pique-niqueurs indélicats. Je suis en effet très sensible aux méfaits des humains envers la nature et je suis navré de rencontrer trop souvent des endroits outrageusement défigurés par les ordures diverses laissées par des « Mathieux ».

Mais revenons à mon désir de discrétion dans le choix de mes camps: il est aussi dicté par le fait qu’à côté de la visite fâcheuse d’un propriétaire outragé par mon installation clandestine, il y existe d’autres visiteurs indésirables pouvant survenir. Et parmi ceux-ci, la race la plus obstinée: j’ai nommé les enfants.

J’aime la solitude, en particulier dans la nature, et de plus la présence des gosses m’a toujours été pesante, sauf ceux vraiment très proches par la filiation. Aussi, quand on se trouve installé pour la nuit dans un coin ravissant et que, se préparant à savourer le grand plaisir d’une soirée paisible, on voit arriver un ou plusieurs enfants, j’estime que l’ambiance est gâchée. Les chères petites têtes blondes se mettent à vous assaillir de questions ou restent plantés comme des piquets à vous observer: c’est dire que l’euphorie de la soirée est très sérieusement altérée pour moi! Comme, de plus, ces chers bambins sont très souvent les enfants du propriétaire du terrain où l’on est installé, un minimum de précautions oratoires est recommandé dans les relations avec eux.

Il est, de même, formellement déconseillé de les tirer au fusil dans le cas où l’on disposerait d’une arme: le code pénal est formel à ce sujet…

Heureusement le choix d’un coin discret protège généralement de ce genre de rencontres inopportunes !

Ce que j’aime encore dans un emplacement de camp?

Un peu de confort sans doute, encore que j’ai plus d’un souvenir excellent de nuits passées sur des terrains rocheux ou râpeux… Mais si l’on peut ajouter aux plaisirs esthétiques du site la satisfaction de s’étendre sur une herbe agréablement élastique ou le confort d’un tronc d’arbre proche où s’appuyer pour rêver dans la nuit qui vient en fumant sa pipe… Pourquoi pas!

Il m’est aussi arrivé parfois de dresser ma guitoune dans des terrains de camping officiel, c’est-à-dire ces endroits où, moyennant finances, on a la joie de retrouver l’ambiance des entassements humains avec leurs bruits et leurs odeurs. Mais il est parfois des circonstances où il est pratiquement impossible de camper dans la nature vraie et où il faut bien se rabattre, faute de mieux, sur ces solutions de facilité.

Avec l’âge, je me retrouve souvent assez fatigué en fin de journée, et la recherche d’un endroit de camping sauvage m’impose des marches et démarches un peu au-dessus de mes possibilités physiques déclinantes éprouvées par les efforts de la journée. Aussi, depuis quelque temps, m’arrive-t-il parfois de céder à la tentation d’une pancarte offrant un terrain où planter ma tente sans les fatigues d’une recherche hasardeuse dans l’inconnu. C’est triste de vieillir! Mais un sage a remarqué que c’était le seul moyen connu de ne pas mourir trop jeune…

Objectivement, il faut d’ailleurs reconnaître que certains terrains officiels sont très bien placés et que, hors saison, ils sont des endroits non déplaisants pour passer la nuit. Petite consolation et revanche anodine, j’ai parfois campé seul et gratuitement sur des terrains de ce type en hiver, alors que tout y est mort et désert et tout est alors pour le mieux…

Mais pour moi, il n’y a de vrai que le « camping sauvage ».

Cette expression est d’ailleurs révélatrice de la mentalité de nos jours. En effet, les gens ont tellement besoin de rester dans leur habituel environnement de confort et de sécurité que le camping hors des camps organisés est devenu l’exception et qu’un vocable nouveau est devenu nécessaire pour qualifier l’exercice de ce qui fut pourtant l’activité initiale des randonneurs. D’où le néologisme de « camping sauvage ».

Cela me rappelle un peu l’histoire belge disant que, Outre-Quièvrain, on appelle « frites sauvages » les pommes de terre cuites d’une autre façon que dans la friture…

Il faut dire aussi que pour une part non négligeable de campeurs la recherche de la sécurité entre en ligne de compte. Que de fois n’ai-je pas entendu les bonnes gens me demander: « Alors, vous campez seul dans les bois ou la campagne!… Et vous n’avez pas peur? »

Cette remarque est bien caractéristique de la sécurité à outrance que la société moderne recherche de plus en plus.

Quant à moi, je pense que le risque de tomber sur un véritable malfaisant, qu’il s’agisse d’un voyou de banlieue ou d’un « serial killer », est réellement assez faible. Et ceci d’autant plus que, je l’ai dit, mes camps sont de courtes durées: arrivé le soir, je repars le matin. Il faudrait donc une réelle malchance pour que je sois repéré par quelqu’un qui me veuille du mal…

Je citerai cependant pour mémoire trois petites histoires où j’ai été inquiet au cours de nuits passées sous la tente.

L’une de ces nuitées se déroulait dans la région des Trois Pignons, sorte d’annexe de la Forêt de Fontainebleau, qui est accessible aux militaires qui y viennent parfois pour s’y entraîner. Je fus réveillé par des coups de feu et des conciliabules nocturnes ayant lieu assez près de l’endroit où je campais: c’était des soldats qui jouaient à la petite guerre le temps d’un service en campagne de nuit. Ils assuraient aussi mal leur discrétion que leur activité de recherche de l’ennemi, car je restai inconnu pour eux!

L’autre histoire a pour théâtre un site au relief marqué située non loin de la vallée de l’Oreuse, aux environs de Pont-sur-Yonne. Je venais d’installer ma guitoune près des ruines de la Chapelle St-Germain et j’admirais paisiblement le paysage en me préparant à dîner. Soudain j’entends un coup de feu tout proche. Je me dis: « Tiens, ce doit être un chasseur! » Et je fais un petit tour à proximité pour me signaler et ainsi éviter de récolter une volée de plombs… Mais je ne trouve personne. Sans doute mon Nemrod est-il parti plus loin… Quelques minutes plus tard: nouvelle détonation. Et ensuite, une autre, puis une troisième et ainsi de suite… Je fais alors un tour dans les ruines de la chapelle toute proche pensant que quelqu’un s’y dissimule pour s’amuser à me faire peur, mais je ne trouve personne. Je lance alors quelques sommations dans le vide du genre de: « C’est bientôt fini, de faire l’idiot? » Finalement les coups de feu continuant, je lève le camp et vais m’installer à une dizaine de kilomètres plus loin pour y trouver la tranquillité. Ce n’est que plus tard que j’apprendrai que j’étais à proximité d’une machine conçue pour produire des explosions périodiques grâce à une réserve de gaz détonnant. Ceci pour faire peur aux oiseaux, les écarter et protéger ainsi les épis de champs voisins de la voracité de ces prédateurs…

Dernier récit de circonstances émotionnantes: nous campions dans le Morvan avec des copains dans une forêt enneigée proche du Lac des Settons. À la nuit tombante nous percevons des voix avinées, venant d’une route proche, et nous entendons un soûlard proposer à la cantonade: « Dites, les gars, si on allait chahuter les campeurs qu’on voit là-bas? » Heureusement ces sympathiques jeunes gens devaient être en tenues de bal et ils renoncèrent de ce fait à s’engager dans les sous-bois où la neige était plus épaisse que sur la route où ils circulaient.

Voici, à peu de choses près, les seuls cas où j’ai connu la crainte au cours de ma vie de randonneur.

Et pour ces rares inquiétudes, que de merveilleux souvenirs je possède de nuits magiques dans la nature! Quel plaisir d’entendre le vent chuinter dans les branches, une rivière chanter au passage d’un rapide ou simplement apprécier le silence total qui existe encore loin des villes et des hommes… Ce sont là des joies qui sont intenses pour moi et que je trouve le plus souvent au cours de mes nuits passées à la belle étoile.

Merci à tous ces merveilleux camps qui ont jalonné ma vie de vagabond de luxe…

Le choix d’un lieu de camp est d’ailleurs devenu pour moi, en quelque sorte, une seconde nature. Que de fois en effet ne m’est-il pas arrivé de dire, ou simplement de penser quand je suis avec des gens qui ne me comprendraient pas: « Tiens! Voilà un joli coin où je planterais volontiers ma guitoune! »

Il m’est d’ailleurs arrivé plus d’une fois de concrétiser cette appréciation en revenant, parfois des mois ou même des années plus tard, sur des sites ainsi repérés et d’effectivement y planter ma tente. Ce sont en fait des rendez-vous pris avec des amis découverts un jour par hasard et que l’on retrouve avec plaisir par la suite.

À ce jour, j’ai encore dans ma tête quelques camps futurs que je réaliserais peut-être dans l’avenir, peut-être jamais, mais qui sont des rendez-vous avec le futur et me permettent de rêver…