Le jardin de l’hôtel a un curieux aspect avec cette crue. Çà et là émergent quelques arbres fruitiers et des piquets de la palissade qui ne délimitent plus maintenant qu’une étendue d’eau énigmatique où je cherche, en vain, à deviner des mouvements pisciformes.
L’inondation garde mystérieuse les tenues du poisson et j’avoue être désorienté devant cette Seine démesurément élargie qui glisse lentement en entraînant cent débris variés.
Le patron de l’hôtel me donne quelques conseils :
« Vous allez droit vers la maisonnette dont vous apercevez le toit qui émerge, là-bas. Vous la contournez vers la droite et vous vous trouverez, après une dizaine de mètres, au dessus de l’embarcadère. Inutile d’aller plus loin, vous aurez déjà près de quatre mètres de fond. Et plus au large le courant devint violent et dangereux. Méfiez vous des deux gros piquets, là fleur d’eau… Bonne pêche ! …. »

Heureusement je ne suis pas superstitieux car son « Bonne pêche » aurait pu me troubler, sans cela ! Mais avec ou sans paroles prophétiques, je ne crois pas faire grand ‘chose, aujourd’hui. Au début de la crue, oui. Mais maintenant… vraiment, l’eau est trop haute.
Après avoir remercié le patron de ses avis, je déborde et m’éloigne par cinquante centimètre d’eau au dessus des poireaux.
J’arrive bientôt aux fameux piquets à éviter. Naturellement, avec mon adresse coutumière je me flanque en plein dessus… Pas de mal ?… Non ! Je repars à la gaffe car les rames sont malcommodes à manier dans cette eau où des branches les arrêtent à chaque instant.
Non sans peine, je parviens à me faufiler sous les branches des arbres.
Attention ! voici le fond qui s’abaisse à près de deux mètres et bien que sachant nager un bain ne me tente nullement.
Voici la place, sans doute : j’évolue de manière à me coincer entre deux arbres et j’enchaîne mon embarcation à l’un d’eux.
Je monte ma ligne.
Le coin a un curieux aspect : c’est un peu ainsi que le m’imagine les rivières de régions tropicales à la saison des pluies. En plus chaud, par exemple, car sans faire froid, il n’y a pas de chaleur en trop…
Le ciel est gris et cette eau qui coule presque sans autre bruit qu’un lointain bruissement, là-bas, contre les arbres de l’île où elle s’acharne têtue, est plutôt inquiétante ; et, si j’y tombais je me demande si je ne perdrais pas mon sang-froid au milieu de toutes ses branches sombres qui semblent autant de bras et de mains prêts à m’engloutir…
Mais chassons cette nervosité ridicule et pêchons.
J’ai esché d’un beau ver de terreau frétillant mais j’avoue que je pêche sans beaucoup de confiance quant aux résultats. C’est plutôt le besoin de tranquillité et l’amour désintéressé de l’eau qui m’ont mené ici.
Cependant, je m’efforce de pêcher d’une manière rationnelle. Mais il est bien difficile d’assigner une tenue aux poissons par une crue pareille. Où pêcher ? Entre les basses branches de ce pommier ? Ou bien au voisinage du sommet de ce petit arbre qui émerge à ma gauche ?
Je crois discerner quelques touches timides, mais n’est-ce pas plutôt une branche trompeuse ?
Après une demi-heure environ de pêche sans succès, je change de place après avoir essayé tout les fonds possibles, les logiques comme les ridicules.
Je m’amarre à un peuplier qui se dresse un peu plus en aval.
Je n’y aurais pas plus de résultats, ci plus en amont où je tenterais également ma chance.
Ça sent la bredouille. Mais qu’importe ! Dans le merveilleux spectacle devant lequel je suis, le mot « bredouille » à perdu le sens péjoratif qu’on lui attribue souvent.
Dans ce paysage de fin du monde diluvienne je suis calme, détendu, tranquille et pleinement heureux. Que je suis donc loin des hommes et de leurs petites histoires sans intérêts…

Je suis comme seul sur la Terre… C’est merveilleux… je suis le roi de la rivière qui recouvre le monde entier et ses ridicules de son épaisseur glauque et de sa résonnance ouatée.
Un corbeau croasse loin vers l’ouest, et un autre lui répond, plus proche. Puis ils se taisent tous deux, comme effrayés d’avoir osé rompre la grande harmonie de la nature hivernale.
Je pense à la formidable différence de paysage qui existe entre ce bras de Seine, maintenant élargi en lac, et le même ; en été, quand les arbres auront cessé de se montrer en outres noires luisantes et seront devenus les somptueux décors verdoyants du fleuve qui, lui aussi, aura tant changé. Les reflets du soleil y danseront. Un soleil qui sera autre chose que le pâle disque blanc qui se débusque parfois de derrière les nuées pour s’y recacher, aussitôt, honteux de son manque de lumière et de chaleur.
On ne se lasserait pas, semble-t-il, de contempler ce fleuve débordé, dont la force irrésistible et calme fait se serrer les misérables humains vers les lieux plus élevés où ils se sentent moins à la portée de sa colère de dieux courroucé, à la longue, de leurs ridicules barrages, leurs grotesques péniches, et toutes leurs inventions puériles.
Comme tous les problèmes soi-disant graves sont préoccupations enfantines quand on a sous les yeux ce spectacle grandiose qui vous enseigne mieux que le dédain : l’indifférence.
L’heure me contraint de rentrer et je suis bredouille.
Pourtant je ne regrette pas ma sortie et je me rappellerais la grande leçon de la rivière.