Barcelonnette – Croix Valmer | 30 Mars – 14 Avril 1951
Je m’allège d’un paquet considérable que je réexpédie sur Paris et qui, par son contenu, symbolise assez mes renoncements à la montagne : mon réchaud, mon deuxième duvet, mes raquettes, mes moufles…
Hélas, à cette époque de l’année, surtout par une année aussi avalancheuse, la montagne un peu élevée est trop dangereuse à pratiquer en solo pour un débutant. Et les souvenirs de la Provence méditerranéenne me font signe du fond de ma mémoire pour m’appeler vers le Sud et la Grande Bleue. Au revoir donc, la vraie montagne !
Je redescends la route montée hier sous un ciel hésitant qui me dispense des averses de plus en plus longues avec des intervalles juste assez longs pour me laisser sécher entre deux ondées.
Je monte la tente au bord d’une falaise qui surplombe le Verdon et, sous la pluie, je récolte du bois mort sinon sec. Un long épluchage de mon combustible me permettra d’allumer, sous mon auvent, un feu méritoire qui m’asphyxie et me fait atrocement larmoyer et qui, accessoirement cuit mon diner.
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A l’aube j’abandonne vivement mon duvet pour me réchauffer dans l’action car la nuit fut fraiche et il gèle dure sous un ciel pur. Avec un temps pareil en patientant 24 heures de plus je pouvais franchir le col des Champs et rester en montagne. Mais les dés sont jetés et je reprends la marche vers le midi.
Une longue grimpette me mène à la Colle Saint Michel après les interminables lacets d’une route dont les derniers kilomètres se font dans la neige qui tourbillonne sous le souffle du mistral. La Colle St Michel est un petit village perdu sans un seul commerçant où l’on me cède pourtant du pain, heureusement.
Puis, après la neige, sans transition, je descends sur la vallée d’Anost par un adret dont les pentes rôties sont couvertes de buis odorant et servent d’abri à des armées de lézards. Le raccourci que j’ai emprunté est magnifique et on y jouit d’une vue merveilleuse sur les monts difficiles à identifier du versant opposé.
Au cours de mon déjeuner, je fignole mon itinéraire et c’est à Sainte-Maxime que je décide d’atteindre la mer : j’aurais même peut-être le temps d’effectuer une reconnaissance de la presque île de Saint Tropez si je m’astreins à des étapes sérieuses. L’inconvénient est que pour un parcours aussi vaste je n’ai pas autre chose que la carte Michelin aussi je suivrai surtout les chemins importants et même les routes. Mais je sais cette région si belle qu’elle tolère une telle méthode. Projet adopté !
Je démarre dans une forme terrible et avale les kilomètres. Voici les fameux grés d’Anost si bellifontains d’aspect, puis la ville elle-même où une courte halte arrêtera un bref instant mon allure de bolide.
Puis, malgré l’heure tardive, je décide d’entrer dans les Gorges de la Galange : c’est à ce moment que l’horreur se produit ! Mes chaussures cèdent… La semelle de Belledonne baille largement et ceci au milieu des vacances ! J’imagine les différents supplices à appliquer au marchand d’où elles viennent et ceci me calme un peu. Des chaussures quasi neuves, l’abject mercanti… la mort est un châtiment trop bénin pour lui !
La beauté des Gorges de la Galange me ramène à la sérénité avec leur aspect typiquement méridional, leurs belles falaises calcaires piquetés de lentisques qui grimpent à l’assaut du ciel. Après quelques temps de recherches j’y trouve un emplacement tout simplement merveilleux où passer la nuit.
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Le lendemain des cumulus chevauchent dans l’azur et ne m’inspirent pas confiance. En effet, après un débarbouillage spectaculaire à une source au bord de la route, le ciel, sans doute choqué par tant d’inhabituel, se couvre complètement et menace de pluie.
Il en restera à l’état de menaçant, m’évitant le supplice de la cape imperméable pendant la montée que je fais en coupant à la boussole pour éviter les méandres de la route allant au Thayet.
Le Tout y est encore un village de bout du monde au fond d’un cirque de prairies à moutons dominé par des cimes dont certaines sont encore sérieusement enneigées.
L’état lamentable de mes chaussures me fait choisir un col plus bas que celui primitivement choisi et que les indigènes me décrivent plein de neige molle : c’est donc par le sentier du col de la Sagne que je passe. Très belle promenade découvrant des paysages dont l’aridité surprend. Par là-dessus un magnifique ciel plein de cumulus !
Sur le versant sud, le sentier se fait presque de suite chemin confortable, presque route. Après le joli village de la Sagne, je descends vers la vallée de l’Esteron aux eaux si claires près desquelles je déjeune et paresse un peu.
Un raccourci épouvantablement pentu me mène à l’entrée du tunnel de la route de la Clue. Gorges magnifiques et terribles où l’œil est perdu dans la perspective plongeante et vertigineuse.
A Saint-Auban : ravitaillement avant qu’en amont de la ville, je trouve dans une pinède un coin bien solitaire où camper.
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A partir de ce matin je ne connaitrais plus guère que les goudronnées dont le long ruban doit me conduire au bord de la mer. L’absence de cartes précises, mon temps limité et mes chaussures déliquescentes me poussent à ce compromis. Car je n’ai pas trouvé de bouif à St Auban où l’on m’a dit que le réparateur le plus proche était à la Bastide : une vingtaine de kilomètres d’ici que je compte abattre ce matin pour faire effectuer le ravaudage pendant que je déjeunerais. J’avale donc les bornes à une allure de cross-man en traversant un pays peu méridional d’aspect avec ses grasses pâtures aux reliefs mous.
Puis à nouveau, les pins si sympathiques sur les rochers brûlés où buissonnent les plantes odorantes du pays du Mistral. Je remarque des emplacements de camps merveilleux en amont du Logis du Pin au long du ruisseau Artuby.
J’arrive à la Bastide dans un temps record les jambes flageolantes et moi-même assez crevé pour m’entendre annoncer par sa femme que le cordonnier est absent ! Coup de cymbales à l’orchestre, comme dirait Samivel !!
Je dépasse l’agglomération du strict nécessaire et, dans un bosquet de pins, je m’affale pour déjeuner.
Après ce petit repos, je traverse une région très attachante qui me rappelle le Mexique avec d’autant plus d’exactitude que je ne connais pour ainsi dire rien de ce pays. Mais de fiers et bariolés cavaliers feraient vraiment très bien dans cette vaste plaine sauvage entourée de montagnes de partout et où la végétation n’est que pins rabougris et buissons frissonnant dans le vent. Au loin, le village perché de Bargème avec ses remparts et son château fort en ruines, accentuent encore l’impression de désolation sous ce ciel où flotte une brume légère qui estompe les lointains et voile le soleil. L’ensemble fournit une bonne ambiance pour film romantique et mystérieux avec belle jeune fille séquestrée par méchant enchanteur puis délivrée par beau cavalier noir et masqué.
Puis les cultures reviennent aux alentours de Brovès (encore un pays sans bouif !) que je dépasse pour randonner dans une région elle aussi assez exceptionnelle : c’est une platière de Fontainebleau avec ses rochers et son aridité mais multipliée par dix. Solitude complète dans un paysage quasi lunaire. La seule végétation est une herbe grise et raide. Puis quelques chênes kermès paraissent et le plateau s’élève doucement pour culminer au sommet de la Blaque Meyanne.
Une pancarte toute neuve y indique une table d’orientation et un panorama splendide. J’y monte par un sentier balisé à outrance. Ah ! Ah !Ah ! Quelle vue…
Près de cinquante kilomètres de côte s’offrent à l’admiration vers le sud alors que le nord est souligné par les montagnes. Les 360° de l’observatoire sont passionnants et je reste un bon moment à regarder les beautés qu’on y découvre et dont certaines me sont promises. Car d’ici, je suis des yeux mon itinéraire de bout en bout jusqu’à la Grande Bleue dont je ne suis plus séparé que par une cinquantaine de kilomètres ce soir.
Il faut absolument que je campe ici.
Aussi je cherche avidement un emplacement providentiel pour monter ma tente dans toutes ces pierres. Voici mon affaire. Une ombre à ce magnifique tableau : je trouve des scorpions de-ci de-là sous les pierres que je retourne pour fixer mes tendeurs car les piquets sont une utopie dans cette rocaille. Aussi ne suis-je pas très en confiance et j’aimerais mon home plus hermétique à ces voisins indésirables.
Pourtant la longueur de l’étape (plus de trente kilomètres de montagnes russes) à raison de mes craintes et je sombre dans le sommeil.
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5 heures ½ du matin. C’est sans regret que je sors de la tente car j’ai passé une mauvaise nuit sur ce sol raboteux avec mon début de rhume attrapé hier alors que je m’attardais à la table d’orientation éventée. De plus je pense toujours aux scorpions et n’ai pas le goût de flâner dans mon duvet. Merveilleux levé de soleil et je mitraille du Foca ce camp exceptionnel avant de descendre sur Bargemon par un sentier très agréable.
La petite ville est bien méridionale et de plus, a le mérite de posséder un réparateur de chaussures qui ravaude mes ribouis en me tenant une conversation en français patoisant qui n’est pas rendu plus clair par le fait qu’il tient ses clous dans sa bouche. Puis promenade dans les vieilles rues.
Ravitaillé, chaussé de neuf, je n’en repars pas moins péniblement accablé par mon rhume et par un temps lourd et orageux. Je déjeune sans appétit au bord de la route puis me traine lamentablement au long des kilomètres.
Pour la nième fois, une paire de gendarmes me demandent mes papiers et cet intermède me réveille un peu de ma torpeur par son comique traditionnel. Pourtant j’ai un mal de chien à abattre la quinzaine de kilomètres me séparant de la cascade de Pennafort près de laquelle je compte camper.
Enfin m’y voici et c’est pour trouver un coin assez mathieusé ! Un peu de persévérance et en fouinant aux alentours je découvre un coin bien sauvage où je cherche et trouve non sans mal un coin où piquer ma tente.
Mon tendeur arrière est à une vingtaine de centimètre d’un à-pic de 30 mètres et j’espère ne pas avoir de crise de somnambulisme car je suis sur un promontoire rocheux dominant d’assez haut les Gorges du St Pont qui sont une merveille aux tons incroyables. Roches rouges, oranges, marrons, violettes, noires, et, mélangés à cette débauche minérale, tous les verts du règne végétal depuis les fougères pâles aux chênes kermès si sombres en passant par les pins aux troncs violacés.
J’allume mon feu avec discrétion car me voici dans le Midi sylvestre aux incendies dévastateurs et il ne ferait pas bon se faire prendre ici à enfreindre les lois forestières.
Je m’endors de bonne heure très fatigué par mon rhume.
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Aujourd’hui encore je précèderai le soleil dans son levé et quittant ce que, pour sa situation vertigineuse, j’appelle le Camp de la mort, je pars vers le Muy. J’y arrive après avoir traversé des océans de ceps de vignes qui se tortillent à perte de vue sur la terre ocre.
Je casse-croûte abondamment à la terrasse d’un café puis aborde la traversée des Maures. Après le franchissement de l’Argens, prima skön rivière, la route dégage de beaux panoramas.
La forêt des Maures est très sauvage, voire exotique, et l’accablante chaleur accentue encore ce caractère presque africain. Je fais halte près du ruisseau Couloubrier : déjeuner, débarbouillage, lessive, farniente.
La route grimpe ensuite au col de Gratteloup qui me donne bien du mal pour ses pauvres 225 petits mètres car ma forme physique est très mauvaise : mon rhume, d’une part, et d’autre part, mes misérables traitres de pieds qui n’ont cessé de me torturer pendant toutes mes vacances, font de moi un randonneur peu brillant. Ceci n’affecte bien sûr en rien mon moral qui est évidemment très haut et les beautés traversées font oublier bien des inconvénients matériels.
Puis c’est la descente sur la Méditerranée au long d’un filet d’eau affluent du Préconil qui porte le même nom que son frère de l’autre versant : Couloubrier.
La fin de la journée me voit dans une région où s’épanouissent bastides et bastidons. Où trouver un coin solitaire ? Enfin dans les collines dominant Sainte-Maxime et conquises de haute lutte par des sentiers « montants, sablonneux, malaisés et de tous les côtés… », je découvre un emplacement parfait dans un bois de pins et chênes-lièges avec vue imprenable sur la Méditerranée. Veillée délicieuse.
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Au matin, le commando patagon, réduit à ma seule unité, lance son assaut sur Sainte-Maxime de bonne heure. La ville est rapidement atteinte et occupée. Pour mieux symboliser ma jonction avec la Grande Bleue je pousse la méticulosité jusqu’à patauger dans la mer !
Je longe à présent la côté pour atteindre Saint-Tropez et, pour ce faire, je me paye une randonnée sous les palmiers. J’imagine la photo à faire : La Patagonie représentée au Palm Beach !
La R.N s’allonge sans grand intérêt autre que le Golfe de St Tropez d’ailleurs bien mathieusé. Rares sont les endroits encore jolis
Saint Tropez. Parmi les tenues excentriques des villégiaturant, mon équipements kaki et ma barbe de quinze jours prennent figure d’existentialisme. Je me promène dans la ville et comme souvent les douze coups de l’heure du crime, je décide de m’enmathieusé dans un restaurant : je trouve bien et pas cher !
Après quoi je reprends le trimard et salue au passage la toute mignonne Chapelle Sainte Anne où je prends des photos classiques.
Ce soir je vais chercher un camp au bord de la Grande Bleue. Entreprise délicate pour qui connait l’emmathieusage de cette mer infortunée qui, trop jolie, n’a pu résister à l’assaut philistin qui l’a couvert de villas et d’hôtels qui hérissent maintenant ses côtes.
Par chance, la presqu’île de St Tropez a été un peu préservée et au Cap de la Bonne Terrasse je trouve un coin mieux que pas mal où un épaulement fort opportun cache une maison toute proche. Camps presque officiel en somme puisqu’on m’a dit « Si le propriétaire n’arrive pas, on ne vous dira rien ! ».
La jonction avec la Mer est maintenant effective et je ne regrette pas mon long trajet pourtant sur route. La Provence est si jolie que j’ai rarement eu l’impression de déchoir sauf pendant des traversées assez brèves.
En résumé d’excellentes vacances bien près de finir maintenant car demain est sans doute mon dernier jour de pédestrian.
Pendant que se lève le Mistral qui chahut dans les pins, je prolonge la veillée dans ce paysage assez exceptionnel pour moi, homme du Nord. La mer clapote doucement sur les rochers et sur la petite grève que je domine. Les étoiles s’allument.
Pour mon dernier camp que de beautés les dieux m’accordent !
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Ce matin m’attend le Cap Camarat et un sentier bien tracé m’y conduit : vue étendue, notamment sur la côte que je compte suivre maintenant un moment avant de prendre mon car de retour.
Pas mathieusée, ici, la côte ! C’est un maquis généralement très pentu se terminant par des à-pics sur la mer. Le sentier de douaniers qu’avec optimisme la carte indique est inutilisé depuis dix ans et on s’en douterait à la voir où plutôt à le chercher parmi les buissons acérés qui me transforment en peu de temps en randonneur congestionné, suant et couvert de micro voir même de macro traumatismes.
La reconnaissance de cette partie de la côte parait concluante : une vraie brousse avec des camps exceptionnels quand on en trouve. Sur trois kilomètres environ de parcours éreintant j’en trouve un et en devine un autre !
Devant cette sauvagerie agressive je baptise ce coin : Côte Patagonne.
Ma fatigue, je peux dire mon épuisement, me fait abandonner cette région quasi vierge pour l’intérieur où je retrouve avec une honteuse satisfaction une nature moins exubérante et sentiers et chemins pour guider mes pas.
Suis-je encore loin de la Croix-Valmer où je dois prendre l’autocar ? Près de 9 km et je n’ai qu’une heure et demie devant moi. J’expédie un casse-croûte au lance-pierre, puis, vent du bas, je démarre à une allure forcenée.
J’arrive à la ville terminus de ma randonnée après un parcours de plus en plus mathieux : après les villes de moins en moins discrètes me voici parmi les Splendid’ Carlton et autres Riviera.
Je me procure de quoi déjeuner en roulant et puis voici le car qui va m’emmener vers Toulon où le chemin de fer mettra un point final à ma randonnée des montagnes à la mer.
Depuis ma montée extrême vers la tête de la Vescale au-dessus de 2000 mètres, jusqu’à la Méditerranée quelle magnifique voyage ! Et quelles images dans ma mémoire qui se voudrait plus fidèle pour enregistrer chaque moment de ces deux mille mètres de chute !