Vallée de l’Eure, le 5, 6 et 7 Avril 1947
La voiture, en grand équipage canoéiste, (M.P. sur le toit, mathurin, pagaies, chariot et autres impedimenta s’entassant à l’intérieur) débouche sur la place de la gare de Chartres. Nous sommes en retard car il est neuf heures passées, aussi nous ne prendrons même pas le temps de jet un coup d’œil sur la Cathédrale entrevue seulement de loin comme nous approchions de la ville.
Comme convenu, Jean attend devant la gare : nous l’embarquons et hop ! vers l’Eure. Nous avons en effet décidé de la descendre depuis Chartres jusque… Pacy, peut-être.
Croisière de Pâques, première de l’année !
Sortant de la ville, nous empruntons une route pittoresque mais peu idoine à l’état de nos pneus (obsession de l’automobiliste de l’époque). Voici un moulin-fabrique qui va peut-être nous permettre une mise à l’eau. En effet, quelques minutes après le M.P. est transporté à travers les décombres de ce défunt moulin (la guerre est passée là) et bientôt notre ami flotte sur la rivière dont les eaux sont assez troubles because la crue (de la route j’ai eu la vision de prés inondés assez nombreux).
Mon père collabore au chargement et ensuite c’est le départ sous un soleil d’autant plus agréable qu’il a fait un temps peu propice aux croisières ces derniers jours le vent ne s’arrêtant guère que quand les averses commençaient, et je me souvenais d’une descente de l’Epte, il y a moins d’un an, où, sur deux jours nous n’avions guère eu que 4 ou 5 heures ensoleillées le reste étant pluie, crachin ou, au mieux, temps bouché.
Nous naviguons environ un kilomètre avant d’atteindre notre premier moulin : le portage à travers une petite île nous familiarise avec cet exercice dont je prévois la répétition assez nombreuse car n’ayant donné qu’un rapide coup d’œil sur le guide nautique (acheté in extremis) j’ai néanmoins été frappé par le nombre des moulins.
Nous traversons un pays assez gentil auquel on peut pourtant reprocher le nombre excessifs des propriétés privées non quelles soient une entrave sérieuse pour le canoéiste (qui pénètre presque partout du moment qu’il ne débarque pas) mais elles défigurent trop souvent le paysage par leur seule présence et, dans la plupart des cas, lui ôte sa personnalité.
Quoiqu’il en soit, la descente est agréable et l’on rencontre souvent de jolis lavoirs assez caractéristiques eux, et qui, pensée terre-à-terre, nous seront bien utiles pour faire la cuisine en temps de pluie car le temps semble se gâter.
Vers treize heures le vent s’est levé nous rendant l’usage du feu bien aléatoire et comme par hasard les lavoirs ont disparu ou les seuls que nous découvrons sont à regrettable proximité d’usines assez moches ou de villas plus « mathieuses » encore.
Nous casse-croutons donc ce midi nous réservant un repas chaud pour ce soir. Un îlot nous servira de lieu de halte et nous déjeunons sans même descendre du canoë.
Puis nous nous éloignons, appelés vers l’aval.
Un moulin assez, pittoresque (celui de la Villette) servira de cadre à ma première photo en couleurs car aujourd’hui j’essaie un chargeur de kodachrome obtenu non sans peine d’un ami retour d’Amérique (Plus tard, toutes ces photos seront gâchées par suite d’une étourderie du photographe. N’y a-t-il pas des cas où l’assassinat devrait être légal ?).
Au moulin de la Roche, qui est une propriété d’agrément, donc privée, (comme pas mal de moulins ci-devant laborieux de l’Eure). Le gardien veut nous obliger à un passage qui, avec la crue et le vannage actuel ressemble terriblement à un suicide. Après réflexion, nous sommes obligés de passer outre à ses ordres et partons à travers le plus discrètement possible.
Soudain le cerbère revient à la charge. Le devrons-nous noyer pour passer ? Moi qui n’aime pas trucider le monde je parlemente et comprenant la situation, le gardien nous laisse terminer en paix notre portage.
Les moulins se succèdent à une cadence accélérer un tout les 1 500 mètres environ, mais presque aucun n’est sautable.
Pourtant celui de Diouval n’est guère difficile et pour une fois aucune passerelle surbaissec 77 ne l’enjambe. Mais le temps peu chaud, la température de l’eau, sa couleur et notre manque de sportivité font que nous sommes peu disposés à le sauter. Après quelques palabres il est décidé que je passerais seul, Jean restant sur la rive pour me photographier.
J’ai une frousse intense, mais cependant je m’avance vers la ligne de crête au-delà de laquelle je m’imagine déjà chaviré et barbotant dans l’eau sale et glacée pendant que le M.P. s’en va à la dérive…
Encore deux mètres… (quand je pense que Jean est là avec son appareil et que je dois encore essayer de prendre un air désinvolte avec mes tripes en déliquescence !) Voilà la crête… c’est trois fois rien : 40 ou 60 cm à sauter, peut-être… j’appuie sur la pelle… Fonsnick ! Yop ! Je passe… l’arrière talonne… je gite sur la gauche … c’est le bain … non l’arrière se dégage… les remous … c’est passé …

Je passe devant Jean qui me crie alors : « Tu sais, j’ai oublié d’armer l’appareil ». D’abord je crois à une plaisanterie, puis je me convaincs de la vérité : il a dit vrai ! La photo est loupée ou plutôt il n’y a pas de photo ! Je rage pendant que l’amateur photographe me dit (pour me consoler ?) : « Heureusement que c’est raté : si tu avais vu ta tête : tu étais décomposé ; affreux à voir ! ».
Tant pis pour ma frousse, je recommence.
Nous nous efforçons de faire remonter le courant au M.P. ce qui ne s’avère pas facile : à la pagaie c’est impossible et le halage de la rive avec tous ces arbres en bordures et les remous ce n’est guère facile.
Aussi après une dizaine de minutes d’efforts nous abandonnons et décidons de remettre la photo à plus tard sur un autre barrage.
Et nous glissons vers l’aval pendant que j’abreuve Jean d’injures et de reproches relatifs aux « saboteurs de gloire ». Comment imaginer en effet, qu’une telle manœuvre de sa part soit involontaire ?

Après bien des moulins encore nous arrivons en amont de Maintenon (monolithes sur la rive gauche) et reconnaissons les coins où nous avons pêché il y a environ deux ans. Ici un long chariotage va s’imposer, l’Eure traversant le parc du château, aussi, pour deux kilomètres, le M.P. sera-t-il transformé en machine roulante et c’est sous cette forme qu’il connaitra la Voise, clair affluent de l’Eure et le grandiose aqueduc, souvenir du Roi Soleil.
Ravitaillement dans la ville pendant que Jean garde notre ami de bois. A mon retour, nous embarquons après un léger casse-croute et choisissons un lieu de camp à 2 ou 3 km après Maintenon. Nous l’avons bien mérité après tous ces portages, le dernier notamment fut un véritable travail d’Hercule : trainage à travers une petite forêt de ronces et d’orties, rives à pic pour le débarquement comme pour le rembarquement, souches traitresse qui vous font trébucher : tout était parfaitement au point !
Nous passerons donc la nuit sur la butte de terre séparant l’Eure d’un pré actuellement inondé. Bien que ce soit en bordure d’une sente, c’est assez isolé et tranquille et nous montons nos deux tentes en toute quiétude.
J’ai vendu mon ancienne tente à Jean, qui l’inaugure ce soir en propriétaire alors que moi-même pends la crémaillère dans Pascaline II (A noter que celle-ci mérite aussi bien son nom que la précédente ayant toutes deux été étrennées à Pâques).
Dehors il vente ferme et le terrain est trop peu abrité pour permettre un feu de bois utile : nous nous rabattrons donc sur la cuisine au méta.
Après un essai loyal de méta allemande au cours duquel nous manquons de nous asphyxier nous abandonnons ce pâle ersatz et utilisons le produit français dont l’odeur paraît presque agréable après l’offensive aux gaz lacrimo-suffocants que nous avons subi de la part du « deutsches Erzeugnis »
Puis nous nous retirons sous nos tentes et c’est encore la merveilleuse impression de s’endormir au milieu de la nature.
Je me remémore les camps faits depuis Pâques de l’année dernière, où débutant, je m’essayais aux bords du Loing. Et puis ce fut Fontainebleau, l’Epte, la Champagne, la Bourgogne, la Franche-Comté, le Jura, et j’en passe…
A peine un an que je campe : et comme je suis mordu !
Enthousiasme de débutant ? Je ne le crois pas, car sans être un vétéran, je ne suis plus un « bizuth » et la joie exubérante du début tend à devenir quelque chose de plus grave qui est une des formes du bonheur.
Pour moi actuellement, je crois qu’il n’y a rien au-dessus du camping. Ah ! la joie de s’éveiller au milieu de la Nature et de s’y mouvoir, simplement et tranquillement, comme chez soi. Loin des hommes, de leurs politiques.
Misanthropie, m’a-t-on dit ? Peut-être ! Mais ce n’est pas entièrement ma faute si les autres sont ce qu’ils sont.
Le lendemain, temps maussade : il crachine après le vent de cette nuit qui, en tempête a chahuté nos tentes.
Sitôt le petit déjeuner pris, nous profitons d’une éclaircie pour nous embarquer. L’Eure devient plus pittoresque et les innombrables moulins s’amusent à fabriquer de petits rapides après leurs barrages.
Pas sportive, l’Eure ? Voir…
Certains bras étroits aux coudes brusques corsés de forts courants et de souches assez hypocrites sont, (dans la région parisienne, s’entend) d’amusants moyens de se garder la main ou de se perfectionner pour des descentes plus sérieuses.
Un déversoir s’avérant sautable, nous le franchissons en poussant les « Fonsnick » traditionnels. Puis ce sont des moulins, encore des moulins qui nous donnent un singulier entrainement pour le portage, exercice où nous commençons à avoir une honnête dextérité.
Nous arrivons enfin à Nogent-le-Roi où un chariotage est recommandé en raison de la distance qui ferait tourner un portage à l’exercice super athlétique et, après un débarquement épique (pente d’une quinzaine de mètres à 25% en terrain glaiseux agréablement parsemé d’étrons et de morceaux de verre).
Nous véhiculons le M.P dans la ville où nous nous approvisionnons en pain non sans quelques difficultés vu notre pauvreté en tickets : une boulangère prise de remords après un refus, nous rappelle pour nous en donner.
Puis nous reprenons l’eau. Décidément le pays devient de mieux en mieux et la rivière presque sportive ou (soyons justes) mouvementée, seulement.
Un barrage encore : nous le passerons à la corde, mais le canoë se coince sur la ligne de fait en basculant. Hier, dans un cas similaire, je me suis déchaussé pour bravement aider le M.P. dans son élément : une impression de glace fondue, les orteils presque insensibles à force de froid : ce qui fait que je n’ai guère du goût pour remettre ça.
Grâce à nos longues bosses, nous parvenons enfin à ramener le M.P dans le chemin du devoir en le hâlant depuis la passerelle de Guingois qui, comme presque tous les barrages du pays, enjambe la rivière.
La descente continue pimentée en plus des portages, par le passage sous les ponts et passerelles qui, déjà peu hautes en général, sont devenus avec l’étiage de crue, de remarquables machines à assommer les canoéistes.
Le vent s’est maintenant levé très fort et par endroits fait écumer la rivière. Faut-il préciser que malgré des sautes de sa part et les méandres du cours d’eau, nous l’avons la plupart du temps en adversaire ? Mais quand je me souviens de ce que nous avons eu comme zef certain jour sur la Saône, ceci n’est que plaisanterie.
D’ailleurs en matière de vent, comme en toutes choses, il faut envisager les choses avec philosophie. Axiome : il y a deux sortes de vent ; le vent debout : toujours très violent et qui est la grosse majorité et le vent arrière : généralement désespérément faible et représentant l’infime minorité.
Une petite cabane nous fournira un abri pour allumer du feu et y faire la cuisine.

Nous y préparons notre déjeuner le plus discrètement possible car si le propriétaire nous pinçait à faire un foyer dans son réduit de 3m x 3m, il ne serait pas forcé de reconnaître ma maniaquerie de prudence vis-à-vis du feu.
Embarquement encore.
A un portage (moulin de Boisard, je crois) un campeur qui du haut du coteau voisin nous a aperçu, se porte à notre rencontre et nous donne aimablement la main pour remettre le M.P à l’eau, tout en s’enquérant de notre itinéraire : d’un air faussement détaché je double négligemment notre vitesse et donne des conseils doctoraux sur l’Eure : petits ridicules humains !
Soudain, à un détour de la rivière, un arbre abattu barre toute la largeur et justement le courant est rapide ici. Vite… accostage… portage… remise à l’eau, malgré les efforts désespérés d’une clôture en barbelés qui aimerait nous retenir encore.
Ensuite peu d’histoires : nous traversons en longeant Ecluzelles, Mezières, Bécheret, Chérisy et les barrages se succèdent…
Le guide en annonce un « grand » et nous scrutons l’aval. Enfin apparait une sorte de système de vannes demi-ruinées qui coupe la rivière : sans intérêt. Si pourtant ! le canal se fait plus que par filtrage à travers la maçonnerie du déversoir abandonné. Pour cette raison l’eau est d’une limpidité cristalline que la teinte trouble du bras principal ne fait que mieux ressortir.
Nous camperons dans un pré de la rive gauche.
Une fois de plus c’est l’installation, le diner, le coucher. Joies simples du camping. Joies pures.
La nuit, le vent a encore soufflé ferme et a, en partie, nettoyé le ciel : là bas vers le nord une éclaircie parait : nous nous dirigeons vers elle. En effet, plus nous allons, plus le ciel devient clair et comme le paysage, bordé à droite par la forêt de Dreux, (verdure sombre où les pins dominent) devient fort beau, les appareils photographiques ne chôment pas.
Des barrages abandonnés (autant de seuils facilement sautables) de petits rapides, quelques hauts-fonds, contribuent à rendre intéressante la navigation dans le beau bief de plus de 6km5 que nous traversons maintenant.
Montreuil, le confluent de l’Aure, Saint Georges-Motel, Marcilly, Sorel, Moussel défilent et ce n’est guère qu’en arrivant à Croth que nous nous rappellons que le pain nous fait entièrement défaut pour le déjeuner et il est 12h20 !
Boulangers fermés. Coup classique ! Vite tentons notre chance à Ezy. Nous y arrivons à treize heures passées et par chance en pénétrant presque de force sinon par effraction dans une boutique fermée, j’obtiens des boulangers 1 kg de brignolet.
Le vent se maintient violent, aussi pour ce qui est de faire du feu ?! Quant aux lavoirs ils brillent par leur absence. Enfin une cabane nous permettra de rééditer le système d’hier.
Nous n’avons pas fini de déjeuner à 16 heures et mon père à qui je dois téléphoner un rendez-vous dans une heure pour qu’il nous vienne chercher en voiture puisqu’il a bien voulu nous le proposer.
Nous quittons donc le tranquille coin parmi les roseaux et filons vers Ivry-la-Bataille qui marquera le terminus de notre croisière.
Pendant que Jean rassemble ses affaires, je vais en quête d’un téléphone, tâche moins facile qu’on le pourrait croire quand le premier café consulté a le sien en dérangement, le second n’en a pas, la poste est fermée et qu’au troisième troquet la communication que j’ai attendu un trop long moment est coupée au bout de deux minutes à peine.
Enfin tous nos bagages sont rassemblés dans le Martin-Pêcheur qu’un dernier chariotage même au lieu du rendez-vous où mon père arrive bientôt pendant qu’attablés devant une bouteille de cidre nous parlons, comme à la fin de chaque vadrouille, déjà de la « prochaine ».
Et puis, c’est la route pendant que nous épiloguons sur notre descente de l’Eure qui maintenant entre dans nos souvenirs où s’entassent déjà tant de belles images.