21 et 22 novembre 1948 – Camp d’Auvours

Depuis quatre semaines que mon régiment est stationné près du Mans, au camp d’Auvours, en lisière d’une forêt, malgré les consignes qui sont censées nous cloitrer entre les barbelés, il est je pense inutile de préciser que j’ai déjà taillée la route à plusieurs reprises et fait quelques balades dans les bois. Mais mon matériel de camping n’étant pas avec moi je n’avais jamais passé de nuit sous la tente en ce coin et j’avais été forcé de me contenter de promenades qui, sans être mathieuses, n’en étaient pas moi assez loin de mon idéal campeur.
Maintenant que j’ai ma tente et mon sac à dos l’espace est à moi. Aussi ce samedi soir après avoir diné le plus vite possible au mess (présence obligatoire) je m’esquive dans la nuit mon barda sur le dos.
Il fait une nuit d’encre : c’est du moins mon impression première, mais petit à petit, je commence à distinguer de vagues détails. Assez pour me diriger, d’autant plus que je sais à peu près où je vais planter ma tente. Après environ 2 km de route nationale, je tourne à droite où un sentier me conduit à travers un terrain très sablonneux tour à tour couvert de bruyères ou de pins.
C’est parmi ces derniers que je vais monter mon itisa. Il y a une huitaine j’avais déjà randonné de nuit dans cette partie de la forêt, mais alors le clair de lune éclairait généreusement l’ensemble, ce soir avec ce ciel couvert on n’y voit pas grand’chose. Je me débrouille pourtant et bientôt, après ces quelques moments de flânerie si délicieux qui caractérisent cet instant de la journée au camping, je me couche sur le lit élastique des bruyères qui gonflent mon tapis de sol sous mon sac de couchage.
Et c’est encore une nuit que le camping me fait gagner sur l’esclavage militaire.
Le lendemain, bien que levé avant l’aurore je ne profiterais d’aucun lever du soleil. Le ciel est aussi bouché qu’hier : il le restera toute la journée.
Le sac bouclé, en route.
Je cherche vainement un carrefour dit du Chêne Blanc qui n’existe plus que sur ma carte d’état major (involontaire générosité de l’Armée). En effet un vaste plateau dénudé remplace ici la forêt abattue et, seuls vestiges de la sylve défunte, quelques moignons de pins subsistent parmi quelques rochers, qui sont) vrai dire plutôt des grosses pierres.
Peu en forme ce matin, après une heure de marche je m’arrête, fatigué, pour récupérer un peu. Ragaillardi par cette halte je repars et tombe sur un paysan qui chasse (à noter d’ailleurs le grand nombre de détonations qui, rageuses, claquent de partout alors qu’on voit fort peu de gibier).
Au passage je jette au chasseur en guise de salut un banal : « Ça donne un peu ce matin ? »
Sans répondre il me dévisage, puis :
« D’où qu’vous v’nez ? »
« Du camp d’Auvours, pourquoi ? »
« Du camp d’Auvours ? V’savez pas l’allure d’un soldat pourtant… »
(Réminiscence d’une vadrouille hivernale solitaire de l’an passé où mon allure avait intrigué des gendarmes). Je joue le jeu du mystère :
« Vous savez il y a des soldats qui se déguisent… »
« C’est du louche ! Où qu’vous allez ? »
« A Parigné-l’Evêque. Je rejoins des amis, qui campent par là »
« Y’a personne qui campe là-bas ! C’est du louche ! »
Il s’approche, et, coïncidence troublante, son fusil est dans ma direction. Va-t-il me réclamer mes papiers ? Après quelques mots où revient comme un leit motive « c’est du louche, oui, c’est du louche ! » il me lâche sur un :
« On verra ça ! Mais c’est du louche ! »
Ceci dit sur un ton de juge d’instruction qui se propose de vérifier un alibi douteux.
Je dois avoir une gueule patibulaire au possible car à Saint Maixent déjà où je randonnais en tenue mi-civile, mi-militaire comme aujourd’hui on m’avait pris pour un « gefang » évadé.
Egayé par cet incident je continue ma route quasiment rien qu’à la boussole car la carte d’E.M est très discrète par ici et bien des chemins ne sont pas indiqués ce qui me brouille un peu les idées. Des châtaigniers me font un tapis de leurs feuilles.
A Parigné-l’Evêque ayant acheté quelques vivres je me mets en quête d’un endroit sympathique où déjeuner. Une pineraie fera très bien l’affaire et bientôt un fumet engageant se répend dans l’air aiguisant mon appétit qui n’en a pourtant guère besoin. Joie de prendre un repas mérité par des heures de marche.
C’est en me guidant uniquement à la boussole que je me dirige sur un versant boisé remarqué ce matin trop à l’écart de ma route et repéré maintenant du haut d’une colline. Après une progression qui n’est pas de tout repos (taillis, hautes herbes, quasi marécages) je parviens à mon but et le coup d’œil dont on jouit de là-haut est vraiment bien. Je tourne et retourne dans le coin et découvre quelques points d’observation dont la vue est très jolie. Intéressante aussi les châtaignes qui jonchent le sol !
Je décide alors de recherche encore ce fameux carrefour du Chêne Blanc introuvable ce matin et qui a piqué mon amour-propre. N’existe-t-il vraiment plus ? J’enfile une route qui se perd bientôt mais j’ai la certitude, plusieurs fois confirmée, d’être dans la bonne direction. Finalement je vérifie que le carrefour en question n’existe plus que sur la carte. C.2.F.D.
Après une nouvelle traversée du plateau dénudé vu ce matin je m’assieds un moment pour admirer le paysage… et un petit bout de ciel bleu : le seul vu depuis ce matin, ce qui explique d’autre part l’inaction de mon Foca.
Puis je prends le chemin du retour et n’arriverai à Auvours qu’à la nuit tombée (discrétion nécessaire à mon retour dans les barbelés).
Ce soir-là au mess je prêterais une oreille discrète à la conversation : je suis encore parmi les pins et les châtaigniers de la forêt de Lourdon.
—
N’ayant pas de photo pour l’illustrer j’ai trouvé cette image : https://www.geneanet.org/cartes-postales/view/5127333#0 avec cette licence : https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/