13 – 24 Juin 1949 Oisans

13 Juin. Ce train m’entraine vers les Alpes. Comme il m’est sympathique ! Et comme les voyageurs me sont sympathiques également ! Je dois irradier la joie et la bonne humeur car la dame qui est en face de moi m’offre spontanément un verre de café qu’elle tire d’une thermos et qui est le bienvenu car le petit jour est froid.
Puis comme nous approchons des premiers contreforts alpins je n’ai pas pu me retenir de crier ma joie en disant mon but : près d’une quinzaine de randonnée montagnarde, un sous-officier en permission, un gars du pays me donne quelques tuyaux utiles. C’est vrai, tout le monde est gentil.
Malgré le brouillard traversé après Lyon et qui s’éternisait comme pour me tourmenter à loisir, c’est par un ciel radieux que je débarque à Grenoble. Dans ¾ d’heure, j’ai un car pour Bourg d’Oisans d’où je serai à pied d’œuvre : juste le temps de me ravitailler et de jeter un trop rapide coup d’œil à l’Isère qui glisse, puissante et massive comme une coulée de métal fondu, grise contre les pierres blanches des parapets.
Dans le car je scrute avidement le paysage et à chaque tournant de route je découvre de nouveaux sommets auprès desquels les hauteurs vues du train font figure de collines et pourtant j’en étais déjà émerveillé.
Quel dommage que la Romanche soit défigurée ici par de multiples usines. Pourtant, un peu avant Bourg d’Oisans, celles-ci disparaissent enfui et l’on peut jouir du paysage dans sa beauté complète. Encore quelques achats et, à pied maintenant, en route vers le petit village de N.D de Villard, mon premier objectif, d’où l’on découvre une vue magnifique (Michelin dixit).
Une brève erreur d’itinéraire est vite corrigée et par un sentier qui n’est pas autre chose que le lit d’un torrent à sec je regagne la bonne route. Et tout de suite c’est la merveilleuse solitude de la Montagne. A moins de 2 km de Bourg d’Oisans, centre pourtant important que c’est déjà peu mathieusé ! Il est vrai que la raison est encore un peu avancée et le touriste rare. La route est magnifique : accrochée en corniche, elle domine la vallée de la Romanche, plaine allongée et verdoyante toute carrelée des multiples parcelles entourées d’arbres ou de haies où serpentent les rubans clairs des chemins. Une légère brume voile les lointains mais la lumière est pourtant éclatante, surtout au sortir des sombres tunnels tout dégoutants d’eau et où la route s’engouffre parfois me forçant à l’imiter. Sans entrain d’ailleurs, car il fait glacial et lugubre dans ces trous noirs dont on ne voit parfois ni le commencement ni la fin et, tâtonnant dans l’obscurité je me sens de moins en moins tenté par la spéléologie.
Pour déjeuner, je m’arrête dans un coude de la route. Une source ruisselle le long de la roche. Quelle vue de ma salle à manger ! Mais, point de vue plus terre à terre, que le bois est donc rare sur cette route toute en rochers. Après m’être restauré et avoir constaté par quelques expériences de moins en moins timides que mon trop fameux vertige ne parait pas me gêner en montagne, je repars.
Monté continuelle mais facile car c’est encore une bonne route empierrée : juste ce qu’il faut pour « faire les mollets » au débutant que je suis.
Un peu partout des sources chantent, et ce sera une des merveilles de ces vacances de ne presque pas se préoccuper du ravitaillement en eau : à chaque pas de l’eau fraîche et si pure.
Quelques rencontres. Les gens d’ici paraissent accueillants. On les devine satisfaits de trouver quelqu’un à qui parler pour s’évader de la solitude où ils sont presque toute la journée.
Arrivé à N.D de Villard, je m’aperçois que l’itinéraire que je m’étais tracé (sur la Michelin, pauvre de moi !) ne tient aucun compte d’une coupure profonde de 3 ou 400 mètres et dont les parois sont à pic. D’obligeants cantonniers m’indiquent un sentier qui tourne l’obstacle mais se perd ensuite dans les broussailles.
Après une courte promenade au joli village de N.D de Villard, j’aborde le fameux sentier qui me conduit dans des sites qui me confirment dans ma joie : je n’ai pas de vertige en montagne et pourtant me voici dans des endroits qui, s’ils sont encore « à vaches » m’auraient fort impressionné il y a quelques temps.
Je traverse un ruisseau à pied sec et m’engage dans le fameux maquis annoncé où je me débats dans des difficultés sérieuses : pente à 45°, épais matelas de feuilles mortes qui si elles amortissent les chutes (et il y en a) dissimulent aussi les pièges. Comme les preux chevaliers se soutenaient de l’image de la dame de leur cœur je progresse et me rappelle aussi les paroles d’espoir qui m’ont été données : « Pendant 200m des broussailles et après le sentier reprend : un bon sentier, les mulets y passent ». Il y a bien un km que je me débats là-dedans et toujours pas de sentier ! A une cinquantaine de mètres du ruisseau m’avait-on dit : il devrait être ici. Et brusquement je réalise que moi, l’homme des plaines, n’ait pas encore assimilé cette vérité première : ici, les ruisseaux ne coulent pas ; ils tombent. Et celui que je crois suivre d’assez près est certainement plus bas. J’oblique donc et, après mille efforts (récompensés par la seule vue d’une cascade qui saute d’un bon plus de cent mètres) j’arrive enfin au sentier trempé de sueur et couvert de microtraumatismes. Dans la bagarre je n’aurai perdu que le reliquat de mes cerises : il n’en reste que quelques unes tristement meurtries dont je bois les lambeaux car les autres sont semées en route. Grâce à moi, voici un terrain qui va se couvrir de cerisiers !
Je dévale rapidement le sentier pour constater qu’il se termine en cul-de-sac. Guère de place pour monter l’itisa ici et le soleil est de plus en plus bas. Que faire ? Je réfléchirai plus à mon aise l’estomac plein : donc, halte ovomaltine. Après quoi, je découvre un vague sentier qui s’amorce dans les broussailles et dont les lacets me conduisent au Vénéon, torrent affluent de la Romanche dont les eaux (lait et pernod) roulent là-bas derrière les saules nains parmi lesquels je monte ma tente.
Premier coup des vacances. Dans quel cadre ! Des parois abruptes m’entourent de partout, la vallée en coude semblant un cirque. A l’est, des cimes neigeuses où le soleil couchant copie ce que les artistes ont dit des coucher de soleil en montagne. Sable fin et ruisseau à trois pas : qu’espérer de mieux ?
14 Juin – Je me lève de bonne heure mais ne puis me résoudre à quitter ce coin avant que le soleil n’y arrive. Il descend lentement le long des à pics environnants et enfin sa gloire arrive jusqu’à mon camp me permettant les photos que mon arrivée trop tardive m’avait empêché de prendre hier soir.
Départ. Je remonte le Vénéon étincelant sous le soleil, jusqu’aux Gauchoirs où parmi des maisons dont chacune mériterait dix photos, je cherche du lait pour compléter « le plein » avant l’escalade que j’entreprends maintenant vers le Lauvitel, le lac qui se cache là-haut derrière les moraines que l’on aperçoit d’ici.
« Combien de temps pour y arriver ? » ai-je demandé aux sympathiques montagnards qui m’ont vendu du lait.
« Vous êtes bâti pour … deux heures ! » Telle est la réponse flatteuse.
S’étonnera-t-on que je les trouve sympathiques ?
Quoiqu’il en soit je transpire comme un damné (si les damnés transpirent) et je me demande dans quel état je serais arrivé, si je ne trouvais, tout le long du chemin, des sources glacées pour me rafraichir intérieur et extérieur.

Jusqu’à ce jour j’ignorais ce qu’était transpirer vraiment. Il est vrai que j’ai intelligemment choisi l’heure méridienne pour mon ascension qui se poursuit maintenant en plein soleil car les arbustes (entre autres rhododendrons aux fleurs rose foncés) ont remplacé les ombrages des arbres.
« C’est encore loin le lac ? »
« Un quart d’heure » m’a répondu un jeune berger qui, lui, descend la côte en bondissant comme un chamois.
Du nerf ! Et enfin voici la récompense et quelle ! Blotti aux pieds de montagnes qui le dominent parfois de 1000 mètres, le Lauvitel aux eaux d’une transparence incroyable est là avec juste ce qu’il faut de nuages au ciel pour en faire apprécier le bleu. A en juger par les traces laissées aux rochers du bord son niveau est bas mais cependant il fait très grand. Dans le vivier de la barque qui dort dans une anse, je vois quelques échantillons des ombles-chevaliers, faune principale de ces eaux avec les vairons me dit un gars qui habite une cabane non loin du lac et y pêche fort souvent dit-il. Peu loquace au début, il retrouve sa langue quand je lui parle de mon itinéraire. Il parle alors d’abondance pour me conseiller un autre chemin que celui que je projette : au lieu de redescendre au Vénéon pour attraper l’autre vallée qui mène au lac de la Muzelle où je dois coucher demain soir, je ferais mieux de couper directement à travers la montagne par le ravin de l’Embernhard peu difficile à franchir même pour un novice comme moi. Je me range à son avis : cela me montrera quelques images de plus de haute montagne.
Je contourne le Lauvitel par la rive est, l’autre étant difficile à suivre, coupée par le ravin de l’Héritière et, après un coup d’œil (et de Foca) à une belle cascade où scintillent les rayons du soleil, j’arrive parmi d’énormes conifères (sapins ou épicéas) qui tapissent le sud de la dépression du Lauvitel. C’est un merveilleux endroit où je compte camper ce soir après une excursion jusqu’aux névés que l’on aperçoit d’ici et où naissent les ruisseaux qui alimentent le lac.
Pour le moment, déjeunons. Je m’installe à l’ombre d’un arbre gigantesque et fricotte mon repas en surveillant du coin de l’œil deux personnages qui font de l’héliothérapie où 300 mètres de là. C’est que je suis un peu juste en ravitaillement avec ce changement d’itinéraire qui supprime mon passage à Vénosc et si ces deux là pouvaient me céder quelque mangeaille… Mon repas terminé, je m’approche et, liant conversation, j’en arrive au sujet qui me tient à cœur. Victoire ! J’hérite d’une plaque de chocolat que l’on refuse même généreusement de me faire payer. De plus, je suis invité à déjeuner à Vénosc au foyer de jeunes dont ils font partie. J’y passerai dans quelques jours mon itinéraire touchant ce village. C’est un couple assez sympathique quoiqu’un peu mathieux. Et pendant qu’ils redescendent vers la vallée, je reprends mon sac et monte vers ces attirants névés.
Après une longue progression dans les roches à sec du torrent principal, j’arrive dans un cirque très sauvage où, sur les sommets, dorment des glaciers bleus-verts qui étincellent de toute leur beauté pour moi tout seul. Me voici auprès des névés les plus bas dont la neige tassée est bien sale vue de près. Je pense à une phrase de Frison Roche : le mufle du glacier soufflant son haleine froide. De fait, à l’ombre et près de cette eau qui nait à l’instant la fraicheur vous prend et, après la suée de la montée je suis content de me couvrir.
Après une longue halte où je savoure ce bonheur si longtemps espéré je repars vers le Lauvitel qui parait minuscule vu d’ici.
Quel beau camp sera le mien ce soir près de ce lac féérique !
15 Juin – De bonne heure j’entreprends l’ascension de la passe qui m’a été indiquée la veille. Rude épreuve pour les mollets : c’est une côte au pourcentage que je n’ose même pas évaluer et le sentier de chèvres que je suis devient sentier de chamois puis, écœuré, cesse d’exister. Des éboulis de plus en plus gros coupent la faille que j’emprunte et avec mon sac copieux c’est assez dure pour un débutant comme moi. Finalement un bloc coincé énorme bouche tout le passage : je tente de le vaincre mais en vain. Je suis en équilibre instable sur une corniche étroite à laquelle j’athère par un dur travail des muscles car mon sac me tire en arrière. Il faut que je me retourne ou je vais dévisser. Malheur le sac trop volumineux m’empêche de faire volte-face. J’essaie de redescendre à reculons, mais je ne trouve plus mes prises. Je me fatigue de plus en plus et c’est quand je commence à me faire à l’idée de tomber à la renverse que j’arrive, ô combien de justesse, à me retourner. Ouf ! J’ai eu chaud ! Je récupère les membres frémissant de l’effort soutenu. J’essaie alors la descente face au die mais j’ai toujours ce sacré sac. Il me pousse dangereusement et m’empêche de coller à la paroi. Pas d’autres solution : je vais laisser tomber le sac 3 ou 4 mètres plus bas au pied de l’à-pic sur lequel je me trouve et je rejoindrai ensuite. Je guide le sac défait avec la main, puis le pied : reste 3 mètres en chute libre. Libre et comment ! Car il rebondit dans le vide, roule de roche en roche de plus en plus bas. Voilà une courroie qui cède et le tente, et la batterie de cuisine cascadent elles aussi de leur côté. Trente ou quarante mètres plus bas tout s’immobilise enfin, coincé de-ci-delà. Je suis assez inquiet mais quoiqu’il en soit il s’en est fallut d’assez peu pour que ce soit moi qui suive ce chemin et je préfère encore la solution présente. Je descends récupérer mes affaires qui n’ont heureusement pas trop souffert de cette descente en cascade. Même ma montré logée dans une des poches du sac a tenu le coup. Honneur au fabricant.

Encore deux autres tentatives infructueuses pour forcer le passage et je dois capituler et regagne le lac d’où un sentier de père de famille me conduit au Vénéon. Une variante me permet d’utiliser un chemin différent de celui emprunté à la montée et d’arriver à la Danchère, pittoresque village d’où je prends une route qui serpente à flanc de coteaux parmi une végétation à l’allure très méditerranéenne : maquis écrasé de chaleur où l’on se surprend à guetter le chant des cigales.
Le lieu dit l’Argentière n’est qu’un assemblage de ruines que la verdure cherche à anéantir complètement. Une jolie passerelle rustique me remet sur la route goudronnée qui mène à la Bérarde via Vénosc, localité où j’attends courrier et colis de ravitaillement.
Mais les P.T.T sont en grève « dans la plaine » m’apprend-on, aussi rien d’arrivé aujourd’hui. Je monte alors à la ville située quelques centaines de mètres au-dessus de la poste et y trouve tout ce que je veux sauf de la viande fraîche. Moisson de très belles cartes postales puis départ vers Bourg d’Arud petite station touristique où je franchis le Vénéon et attaque le sentier menant à la Muzelle après un solide déjeuner au bord d’un torrent à sec. J’apprendrai par la suite qu’il est détourné avec d’autres vers le Point du Plan du Lac (escamotage et houille blanche).
La montée est rude mais ombragée, aussi, malgré la chaleur (une fois de plus c’est l’heure la plus chaude de la journée) je gravis la pente sans trop de peine. Bifurcation : le prends à gauche et arrive à un cul de sac devant une cascade vertigineuse (première et seule rechute dans le mal que je craignais tant) qui s’engloutit dans un vaste conduit que des ingénieurs ont prévu pour la soustraire à nos yeux juste au pied de l’à-pic où on l’admire. Je fais ensuite demi-tour jusqu’à la bifurcation sans regretter ce détour car il donne des vues superbes sur le Ruisseau de la Pisse. Nom peu harmonieux qui, d’après ce que j’ai compris, est décerné à neuf ruisseaux sur dix par ici.
L’ascension devient plus pénible car les ombrages ont disparu. Heureusement je longe le torrent vers son glacier et je m’arrête fréquemment pour me rafraichir.
Je ne parle pas du paysage car ici tout est merveille et insensiblement je gagne la zone dénudé. Je suis maintenant dans une halte vallée rocheuse tout en éboulis et la chaleur lourde m’accable fort. Le ciel se couvre petit à petit et je profiterai des derniers rayons du soleil pour passer à gué le torrent naissant car la passerelle a été emportée et ses vestiges sont pour équilibristes seulement. Iconoclaste par nécessité, j’utilise une grande branche surmontant un petit cairn pour m’aider à franchir le torrent. Ce ravage me rouge de remords mais c’est le seul bois du coin et je n’ai pas trop de cette perche providentiel pour me maintenir debout dans l’eau glacée où je disparais jusqu’aux cuisses pendant que le courant me malmène durement.
Une petite blessure au pied, sans gravité, mais que je soigne amoureusement de crainte d’infection, me fait perdre du temps et il est tard quand je repars et j’ai encore dans les 500 mètres à gravir. Chemin sans difficultés qui zigzaguent entre d’innombrables terriers de marmottes dont le cri strident résonne à tous instants. Je m’élève à présent sur d’énormes croupes couvertes d’une herbe rase là où le rocher gris et délité de l’ardoise n’apparait pas. Je suis très fatigué et je cravache la bête pour ne pas m’arrêter. Soudain, voilà qui me redonne des jambes : le tonnerre gronde au loin ! Impossible de monter une tente ici, je dois coûte qui coûte arriver ce soir au lac où je trouverai j’espère une possibilité de monter l’itisa et un chalet où me réfugier de toute façon. Je force. Enfin voici le marécage que la carte indique près du but. Le tonnerre gronde de plus en plus et le ciel, livide à souhait, me met au cœur une angoisse bien propre à stimuler mes dernières forces.
Le lac ! Je suis archi-crevé et m’écroule dans le chalet désert où je souffle un quart d’heure avant d’avoir le courage d’aller remplir mes gourdes vides depuis le dernier ruisseau.
Des lambeaux de nuages lugubres voilent les sommets proches et dans l’air, où passe parfois une bourrasque, tout dit la proximité de l’orage qui gronde toujours. Aussi, malgré la fierté que j’aurai à planter ma tente au-dessus de 2000 m je décide de passer la nuit dans le chalet. Capitulation ! Lâcheté ! Couardise ! Déshonneur ! Emmathieusage !

C’est vrai. Mais je suis physiquement à bout et le moral tiendra-t-il si, au milieu de la nuit, l’orage arrache ma tente et m’empêche de goûter au sommeil auquel j’aspire de toutes mes forces après la dure journée passée et la grimpette qui m’attend demain ?
Je dors debout mais me force à allumer le vieux poêle du refuge avec la tourbe qui remplit le grenier avec la réserve de foin et, après un dîner substantiel arrosé de rhum je sombre dans mon sommeil bienheureux à peine troublé par l’orage qui crépite sur les tôles du refuge.
Des voix… Je rêve ? Non. Marche et on parle autour du refuge dont la porte est ébranlée sans résultats. Bien qu’endormi encore à moitié, je réalise pourtant que les nouveaux arrivants ne peuvent venir à bout de l’ensemble des ficelles, leviers et contrepoids qui sert de serrure étrange à la porte.
“Poussez ferme et tirez la ficelle à gauche!” Ils obéissent, remercient et je vois entrer un couple qui s’excuse de me déranger et s’installe, pour finir la nuit, sur le bas-flanc à côté du mien après une rapide collation
Quelques phrases échangées au bord du sommeil, puis je sombre dans le noir.
16 juin – Il fait jour. Et mes voisins ? L’homme pèche le lac depuis 4h du matin après leur arrivée d’hier à 23h et leur montée nocturne : un pur à première vue ! La femme essaie d’allumer le poêle. Fort de mon expérience de la veille je fais démarrer un feu de forge grâce à un bout de métal traitreusement employé. Le petit déjeuner cuit en même temps que sèchent les chaussettes du couple car, dans l’obscurité, ils ont emprunté la passerelle chancelante que j’avais redouté et hier. Au lieu d’un bain volontaire comme moi, ils ont bénéficié d’une trompette- surprise nocturne heureusement limité aux pieds. De nuit, dans cette eau glaciale, ce devait être délicieux !
Je termine une bizarre potée violette qui n’est autre que casserolée de pâtes cuites dans l’eau du lac qui a cette couleur étrange par suite d’un désinfectant mis hier pour la boire. Me débarbouillant au lac je vois que le temps s’est nettoyé et me prépare à partir quand les deux autres me disent à peu près :
“ Où allez-vous ?”
“ Je veux joindre le Valjouffrey par la Brêche de la Muzelle, mais une chose m’inquiète: je vois de la neige là-haut et comme je suis débutant…”
“ Vous êtes débutant! Et vous partez seul..! Ah …!”
Un silence, puis:
“Qui avez-vous prévenu de votre départ ?”
“Personne… (voix étranglée) pourquoi ?”
“En cas d’accident c’est utile. j’ai un ami qui est resté 8 jours dans une crevasse. On l’a retrouvé à temps parce qu’une alpiniste ayant bavardé par hasard avec lui a pu orienter les recherches. Sinon on avait toute la montagne à fouiller. Il a eu de la chance: “quelque doigts gelés seulement”. Regardant mon barda, il ajoute “ Vous n’avez pas de piolet?”
“Si j’en avais un… à part fendre du bois avec : je ne saurai m’en servir.”
“Prenez au moins ce bâton de berger (là, dans le coin) pour descendre en ramasse… vous savez descendre en ramasse ?”
“ Peut-être! je sais tant de choses… qu’est-ce que c’est ?”

Gentiment il me fait une démonstration et me donne quelques conseils dont j’ai tant besoin.
Nanti de ses directives et de mon bâton je prends congé et pars avec l’impression réconfortante qu’ils me regardent partir un peu comme un type qui voudrait faire du vélo sur la pointe du drapeau de la Tour Eiffel. Mais la Tour Eiffel n’a que 300 mètres…
D’abord la pente est douce et j’attends les premiers névés sans peine. Les Marmottes poussent leurs cris d’oiseaux et j’en vois 2 battre en retraite devant moi. Puis, sur le grand névé à ma gauche j’aperçois un quadrupède immobile. Pour essayer de l’identifier en le faisant déguerpir je siffle… ça alors ! La Bête vient vers moi… puis s’arrête. Je re siffle, elle repart dans ma direction et… nom de nom… c’est un renard ! Il s’arrête pour se rapprocher encore quand je le siffle une troisième fois. Je rêve ou le Poverello se réincarne en moi ! Disparu derrière une crête rocheuse, mon renard trottine paisiblement dans ma direction s’arrêtant de temps à autre pour ne repartir que quand je siffle ! Je peux distinguer maintenant très nettement sa queue touffus et son pelage gris sale sur cette neige si blanche. Et puis, l’enchantement cesse: je ne suis pas Saint François d’Assise. J’ai sur moi la Grande Malédiction: les autres animaux ont peur de l’Homme. Mon renard se ressaisit ou me vois enfin. Je ne puis imaginer avoir sifflé comme une marmotte… il a pourtant dû m’entendre alors ? Mystère. Et goupil de détaler comme un dératé, ce n’est qu’à 500 mètres qu’il se retourne et repart de plus belle pour finalement disparaître dans les rochers. Qui me croira quand je conterai ceci ?

Je franchis quelques petits névés malgré mes détours pour les éviter car ils sont pour moi mystérieux et inquiétant avec leur surface que je devine faussement paisible et sous laquelle j’entends l’eau vivante qui court et ronge. Je me sens encore plus novice que sur le rocher et la traversée d’une de ses langues de neige, 40 ou 50 mètres à peine pourtant, me semble fort impressionnante. Si la neige cette, quelle profondeur en dessous ? Je revois les bas névés de la Tête de la Muraillette, près du Lauvitel, tout rangé en dessous par l’eau glaciaire et qui, ponts fragiles et gracieux, s’émiettaient sous les pierres que j’y lançais pour juger leur solidité. Si l’hiver n’avait été si exceptionnellement peu enneigé je n’aurais osé tenter ce passage-ci.

La brèche est là-haut et ne m’en sépare plus qu’une forte pente de pierres délitées où s’accroche un simulacre de sentier découvert par hasard et qui, par endroit est absent, arraché par l’érosion. Enfin sans gros effort me voici au col. Que me réserve l’autre versant ? Je jette un coup d’œil sur lui avant d’admirer le magnifique paysage que je découvre d’ici. J’ai dépassé la montagne à vaches et je suis au-dessus de 2500 m. quel orgueil pour le néophyte que je suis !
Pour la descente je vais avoir l’occasion de me prouver que j’ai profité de la leçon de ramasse qu’on m’a donné. Eboulis sur 500 m de dénivellation dans lesquels je m’aventure après un dernier adieu au lac de la Muzelle. Ma technique pourtant rudimentaire est récente mais d’un grand secours car sans bâton comment aurais-je descendu ça ! je descends assez vite ( parfois plus que prévu) et me revoici dans la montagne à vache où la minuscule cabane du Ramu m’est un abri bien agréable par cette courte averse qui tombent pendant un quart d’heure.sur le versant est, l’eau ruisselle en sources nombreuses, alors que de mon côté tout est sécheresse. Aussi est-ce avec joie, qu’après une heure de marche par un sentier de tout repos, je parviens au Ruisseau des Combes où je fais le plein d’eau à l’occasion du changement de rive. Confluent avec le Béranger. C’est un très joli torrent il coule parmi les mélèzes aux grêles frondaisons vert de gris du Valsemestre.
Le sentier se fait chemin, puis route et je le quitterai juste avant Valsenestre pour déjeuner en bordure du torrent dans un coin idyllique où je fais une longue pause dans l’herbe fraîche avant de repartir, gonflé à bloc, vers la Chapelle en Valjouffrey que j’atteindrai par un sentier sylvestre doublant la route que je surplombe ainsi que le torrent qui s’encaisse avant de me mêler ses eaux à celles de la Bonne.
L’arrivée sur la Chapelle est merveilleuse et le clocher de l’église, fait rare dans cette région aux minuscules chapelles, est d’une architecture majestueuse quoique simple. Quelle photo! Hélas mon foca qui me donnait bien du fil retordre ces derniers temps est maintenant incapable de rendre le moins service.

Je dois trouver courrier et ravitaillement à la chapelle, mais on m’annonce que la poste est à La Chalp, village voisin par où mon itinéraire ne passait pas. Belle occasion de l’allonger dans un si joli décor. Que cette verdure semble accueillante après la grisaille des sommets ! Et dire que je n’ai guère dépassé les 2500 mètres. Comme le monde doit être grandiose encore plus haut! Patience, je ne fais que débuter en montagne: du bonheur m’attends pour des années…
Avec quelques lettres, un colis m’attend. Je complètement mon ravitaillement par quelques achats puis fait demi-tour pour monter ma tente dans un coin repéré au passage ce qui n’est pas si facile par ici où la rare terre cultivable est occupé par des foins non coupés ou des cultures; le reste: bois ou rocaille. Le problème se complique encore du fait que 3 m² presque plat sont une rareté.
Pendant que mon dîner cuit quelqu’un descend le sentier derrière moi: est-ce le petit gars à qui j’ai demandé du lait ? Non, c’est une jeune personne en short.
“ Je ne vous dérange pas?”
“ Pas du tout! Bonsoir, mademoiselle.”
“ J’ai aperçu une jolie petite tente, alors, Je suis venu voir…”
“ Jolie petite tente” le compliment me touche au plus sensible de ma vanité et comme elle prononce drôlement “jaûlie petite tente” avec une pointe d’accent méridional je la trouve sympathique.
Nous bavardons. Elle passe ses vacances dans le coin. Elle est campeuse. Elle n’a pas de matériel. J’ai de la chance de camper en montagne. Etc. Bon. Je peux toujours risquer, de l’inviter, qu’est-ce que je risque ? Si elle est ennuyeuse j’ai assez d’imagination pour faire une séparation avec motif élégant qui ne blessera pas sa susceptibilité. Pendant que je dine seul je me rends aussi compte du danger de la randonnée solitaire dans ces pays qui sont autre chose que la vallée de Chevreuse. Une simple entorse dans la descente de la Muzelle aurait pu avoir des conséquences graves sinon tragiques. Et puis ce petit bout de femme (dans les 1m50) à l’air sympathique et pas mathieuse. Projet adopté.
Elle doit revenir à la veillée comme je l’ai invité à faire : si elle ne me pose pas de lapin, je l’embauche.
Elle arrive et après quelques instants elle est d’accord. Nous prolongeons un peu la veillée et puis, à demain Odile.

7 Juin – Les nuages qui s’effilochaient hier au sommet voisin disparu et pendant que je prépare le déjeuner les premiers rayons du soleil paraissent. Le beau temps se confirme et il fait déjà chaud pendant que, mon barda bouclé, je rédige du courrier en attendant ma coéquipière qui arrive presque à l’heure.
Elle a un sac volumineux car deux couvertures (elle n’a pas de sac de couchage) Ça prend de la place et moi qui espérait hypocritement lui refiler quelques impédimentas, j’en suis pour mes frais.
En route. La goudronnée longe la Bonne dans des sites très verdoyants et le soleil sèche ce qu’il reste d’humidité. Nous marchons en devisant (j’ai quatre jours de silence à rattraper !) et bientôt Entraigues où nous laissons la Bonne pour prendre, plein nord, la vallée de la Malsame. Près de ce torrent un coin de pré est un endroit idéal pour déjeuner. Nous prolongeons une pause agréable après un lavage dont j’ai bien besoin en particulier car après les succès d’hier je ne suis pas débarbouillé ce matin.
Après cette halte lénitive je n’ai sans doute pas l’esprit très net et dois encore dormir debout car j’ai un mal de chien à trouver notre chemin dans la multitude de sentiers qui serpentent au long de la vallée. C’est un peu par hasard, disons par intuition, çà fait mieux, que je m’y retrouve.
Demain nous abordons la montagne au-dessus de 2 000 aussi, riche de mon expérience récente, je recommande l’usage de cannes et comme nous ne sommes peut être pas près de trouver du bois, devant un amas de branchages j’improvise des piolets qui tiennent du bâton de bergers et de la massue de l’homme de Cro Magnon. Ceci au grand dam de mon couteau qui manque laisser sa vie dans cette entreprise au-dessous de ses forces.
Au Périer, nous complétons le ravitaillement commencé à Entraigues et, fin prêts, abordons la route de Confolens qui serpente à flanc de coteau et surplombe une vallée resserrée au fond de laquelle coule le Tourot.
La route est rude et une jeep qui nous dépasse à vive allure nous renforce dans notre orgueil de faire çà à pied.
Arrivés à Confolens, village désert dont tous les habitants sont à travailler au loin, nous faisons halte et nous réconfortons avant de repartir, par sentier maintenant.
Présomptueux, nous dédaignons ce dernier et prenant des raccourcis nous ne tardons pas à nous égarer. Nous sommes sur des terrains d’une déclivité telle que je pense à des mouches se promenant sur un mur. Et pourtant les indigènes trouvent le moyen d’accrocher des cultures ici encore ! Je suppose qu’ils labourent avec des chamois et travaillent encordés ! Nous cherchons la route avec difficultés car les points de repère sont d’un vague… Laissant les sacs près d’Odile, je pars allégé, en reconnaissance. Victoire ! Voici le sentier perdu ! Ma compagne me rejoint quand soudain :
« Attention ! Ne bouge pas ! Ça éboule… »
Un berger, dont la silhouette minuscule se découpe tout là-haut, a sans doute provoqué cette avalanche, involontairement je l’espère, car de sa direction dévalent, en vrombissant allègrement, des parpaings dont certains sont gros comme une tête. Nous sommes indemnes tous les deux aussi sommes nous tout à la joie d’avoir retrouvé le sentier. Un nuage les deux sacs sont restés en bas : je descends les chercher et les remonte ensemble. Je m’effondre à l’arrivée à la limite de la rupture d’anévrisme…

Et puis en route sur le sentier. Détail important : ici la carte en donne deux. Sommes-nous sur le bon ? Des raisonnements dont la science n’égale que l’incertitude me le font croire mais une confirmation ferait plaisir. Je hèle le berger meurtrier de tout à l’heure et il confirme nos espoirs.
Chemin magnifique où chaque pas nous fait découvrir de nouvelles merveilles. Cependant il est une merveille que nous cherchons en vain : un endroit pour camper. Dans cette immensité la minuscule surface presque plate pour monter l’itisa est aussi rare que la légendaire aiguille dans la botte de foin. Or, il se fait tard, et à moins de monter la tente sur une pente à 45° et de s’encorder pour dormir… Solution que nous repoussons d’un pied dédaigneux !
Enfin un pré offre une surface utilisable et nous nous y établissons. Nous entendons descendre l’équipe de manœuvres qui travaille là-haut à l’établissement d’une ligne à haute tension. Comme beaucoup de main d’œuvre industrielle par ici, ce sont des Nord Africains.

Je repense à mon compagnon du refuge de la Muzelle, ingénieur ès houille blanche, assassin de sites, comme je l’appelais. Il me parlait de cette ligne : « c’est une vue de l’esprit, il n’y passera jamais un kw. Au premier hiver, le givre ou une avalanche en aura raison ». « Alors pourquoi la construire ? » « Ça fait bien sur la carte, il manquait un maillon au réseau dans ce coin. » Je concluais pour lui « Certain pratique l’Art pour l’Art, sans autre but, vous faites le Laid pour le Laid ». « C’est un point de vue » acceptait en souriant ce sympathique assassin qui personnifiait bien « le polytechnicien touché par la grâce » de Samivel, si l’on considère que cette conversation avait lieu au dessus de 2 000 et qu’il était parti de Grenoble dans la nuit pour atteindre le refuge où nous bavardions.
Mais dans le crépuscule qui s’annonce les préoccupations des ingénieurs sont loin et la montagne qui s’assombrit est trop un spectacle de choix pour s’attarder à autre chose. Ici, le polytechnicien détonnerait après le vieux berger qui vient de nous souhaiter bonne nuit après un brin de causette. Nous avons oublié les villes, leurs saletés, leurs tristesses. Il ne reste que deux amis de la Montagne.
18 Juin – Temps radieux. Pendant que je prépare le petit déjeuner, le soleil joue dans la fumée de mon feu.
« Bonjour Odile. Aimes-tu les flocons d’avoine ? »
Une réponse polie mais peu enthousiasme me fait fâcheusement présumer de l’avenir si je tiens compte que lesdits flocons représentent le plus clair de mes vivres de réserve.
Influence du grand air sur l’appétit, politesse raffinée de la patiente, compétence du cuisinier ? Ma vanité sourit à cette dernière hypothèse. Toujours est-il que le déjeuner est déclaré bon et honoré comme tel.
Lestés de ces calories nouvelles, nous repartons vers la brèche du Périer qui nous devons franchir aujourd’hui. Le sentier est assez haut, mais, passé la Cabane des Terrasse il devient surtout symbolique. Finalement, nous progressons dans des éboulis fatigants à pratiquer et un peu de varappe sur un rocher bienvenu nous délasse de ce travail de forçats dans la caillasse.
La Brèche elle-même nous semble très difficile à atteindre, précédée d’un glacis de pierrailles grises qui s’effondre dangereusement vers des à pics trop proches, mais, à sa gauche, un passage la surmontant est plus praticable : c’est là que nous devons passer.
Au sud, derrière nous, les nuées s’entassent depuis un moment et parfois un nuage nous atteint mais le gros de la brume ne nous touchera pas avant le sommet où même, chassé par un contre-courant, elle tourbillonne, constamment rappelée vers le sud.
Nous parvenons à la crête : merveilleux spectacle pour lequel on voudrait trouver des mots nouveaux que tout ce qui a déjà été dit ! Le sud est brumeux et peu visible, mais le nord est net sauf des cumulus photogéniques à souhait. Mon Foca, réparé pour un temps, fonctionne sur ce qu’il a vu de plus beau depuis sa naissance à coup sûr…
Il est près de midi et avant de descendre nous allons déjeuner. Nous nous installons à l’abri de la crête, sur l’herbe qui monte jusqu’ici (2 600 environ) et, pendant que la brume impuissante à sortir de la vallée méridionale, tourbillonne sur nos têtes, nous cuissons à la méta un déjeuner qui sera bien accueilli. Puis un peu de farniente avant la descente où nos bâtons vont, enfin, nous être utiles. Heureusement que nous avons pré remplacé par des cannes de coudrier les espèces de massues trouvées tout d’abord.
Pente très raide, mais :
« Peut-être pourrions-nous passer entre ces deux roches, me dit Odile, qu’en penses-tu ? »
« Je crois que de cette crête nous y verrons plus clair allons jusque là. »
Nous finissons par trouver un passage commode.
« Dis donc, Odile, tu as vu par où tu voulais nous faire passer ? Regarde à gauche. »
Coup d’œil vers un à pic de plus de 500 mètres surplombant des dalles se terminant elles-mêmes sur des éboulis aigus à souhait. Quand je pense que le hasard seul m’a poussé à choisir une autre voie…
Trop audacieux nous sommes sur le point de devoir faire un long détour pour tourner des à pics vraiment trop dures pour nous quand, in extremis, un passage se révèle

Puis nous découvrons le lac du Plan Vianney, joyau montagnard encore tout ourlé de névés qui soulignent la teinte vert sombre de ses eaux. Maintenant, après avoir reconnu la Cabane du Plan, il faut trouver le sentier qui mène au Lauvitel : facile, la carte est très claire. Si facile qu’après une demi-heure nous cherchons toujours. Il commence à être tard et comme nous voulons camper au bord du Lauvitel ce soir nous n’avons pas le choix : nous coupons en direction du lac sans plus nous préoccuper de ce sentier qui joue à la coquette avec nous. Le magnifique spectacle du lac que nous surplombons me fait à peine oublier le nombre d’à pic que j’avais repéré dans le coin où nous sommes, lors de mon dernier camp ici. Une fois de plus nous avons de la chance et il ne nous reste plus qu’un long éboulis à descendre quand nous nous restaurons car les défaillances physiques se multiplient. Une descente en ramasse dans les caillasses où nous bondissons littéralement prouve assez l’excellence de notre menu énergétique.
Ce soir, ma tente sera montée au même endroit que l’autre jour. Quel camp, mes enfants !
19 Juin – Aujourd’hui il a été décidé que nous nous octroyons une demi-journée de repos. Aussi est-ce le pêcheur que j’avais contacté la veille, pour lui demander du poisson, qui nous réveille. Deux beaux ombles-chevaliers et un gros morceau de graisse pour 200 francs. De plus, un autre pêcheur nous fournit du pain : la belle vie ! Sans ces deux-là c’était des flocons d’avoine une fois de plus, car hier les dernières nouilles ont disparues agrémentées du reliquat du saucisson sous le nom pompeux de Nouilles à la Lauvitel.
Nous flânons, prenons un bain (extra court car à 1 500 l’eau n’est pas encore très chaude) puis fignolons le déjeuner. Ce n’est que vers 13 ou 14 heures que nous abandonnons avec une pointe de regret ce camp si agréable. Le démon du camp fixe nous guette !
La descente se fait en plein soleil mais cette dernière journée de repos nous a si bien ragaillardis que nous n’en sommes pas gênés. Et c’est de nouveau la Danchère, l’Argentière puis Vénosc où nous nous ravitaillons. Comme souvent aux abords des villages dans ces pays pauvres en terres cultivables, un emplacement de camp est peu facile à trouver. Aussi devons nous chercher un moment avant de trouver, au pied d’une pente à 100% un terrain parfait en bordure du Vénéon.
Odile monte la tente pendant que je retourne au village chercher quelques choses oubliées : quand on n’a pas de tête… Car nous formons une équipe parfaite au point de vue distraction. Habituellement, j’avais eu la chance de tomber sur des gens dont la mémoire suppléait à l’insuffisance de ma cervelle de lapin. Mais cette fois ci ce sont deux têtes de linotte réunies et il faut vraiment que quelque chose nous manque bien cruellement pour que nous ayons une chance d’y penser !
Ce soir, après cette journée de demi-repos nous prolongeons la veillée. Que dire pour célébrer la splendeur de l’endroit où nous campons ? Comme décrire la majesté de la montagne au crépuscule alors que les lointains sommets neigeux prennent des teintes invraisemblables. J’en ai une chance d’avoir des joies pareilles.
20 Juin – Ce matin encore nous ne nous pressons pas car à midi nous déjeunons à ce Foyer Saint Benoist dont m’avaient parlé ces jeunes gens rencontrés à mon premier passage au Lauvitel. J’ai pensé que ce pourrait être un endroit plus sympathique qu’un préventorium pour ce vieux Paul qui doit se reposer, aussi ai-je consenti perdre quelques temps pour voir l’établissement.
Après une toilette approfondie et minutieuse dans le Vénéon (dame ! nous allons en visite !) nous montons à la cure de Vénose où est établit le foyer. Un de ses membres, rencontrés dans le village, nous y conduit aimablement et nous arrivons dans une maison assez sympathique mais dont les occupants semblent un peu « constipés ». L’expression me semble trop en rapport avec la vérité pour que j’en cherche une autre. Je retrouve Lafons, le gars du Lauvitel, généreux donateur du chocolat, ainsi que la demoiselle qui l’accompagnait. On nous présente d’autres pensionnaires dont, évidemment, j’oublie aussitôt les noms. Tous sont assez quelconques sauf un jeune barbu, style rapin du Quartier Latin, qui est le lieutenant du père et sympathique malgré, et peut-être même, à cause de ses exagérations. On s’étonne de ne pas lui trouver l’accent de Marseille. Le père (Père Redenbeck ), une figure ouverte et agréable, est un capucin belge d’une trentaine d’années qui parle d’abondance pendant tout le repas qui serait sans doute assez morne sans lui. Nous déjeunons de manière rustique mais très copieuse.
Ensuite, nous ferons le tour de la petite communauté. Dans Vénose à demi-désert, car beaucoup sont montés à l’Alpe, ce capucin est connu de tous ; jovial, il distribue une parole à chacun : il pousse bien ton petit ! et à cet autre : tu tenais une sacrée cuite hier, hein, Christophe… Et parmi ces vieilles maisons si pittoresques, le temps est aboli et on se croirait dans un hameau du Moyen Age à la suite d’un moine administrateur.
Après une petit conversation avec le père qui ne veut entendre parler que nous payons notre écu, nous quittons cette gentille bourgade et, vers le nord, empruntons le chemin menant à l’Alpe de Vénose.
Il fait lourd sous un ciel plombé et les multiples least nous coupent les jambes. Après pas mal d’efforts nous arrivons à l’Alpe où, au bord de la route, nous dévorons, car le copieux déjeuner est loin et des calories supplémentaires s’imposent. Nous traversons une vaste dépression entre deux rangées de crampes (quels champs de neige en hiver) et atteignons l’Alpe du Mont-de-Lans, l’autre versant. Pour descendre sur la Romanche un sentier nous permet d’abandonner la goudronnée qui monte jusqu’ici de ce côté.
Ravitaillement au Mont-de-Lans d’où nous obliquons sur Cuculet au nom savoureux près duquel nous comptons passer la nuit. Une route nous y conduit non sans détours comme pour nous inviter à flâner dans ces décors si attachants. Un mamelon assez éventé mais d’où la vue est si belle que nous y montons pourtant la tente, sera notre halte pour cette nuit. Nous surplombons le barrage du Chambon sur la Romanche et, malgré une ligne à haute tension toute proche, la vue est merveilleuse et, une fois la nuit tombée, les lumières des villages environnants feront pendants aux étoiles.
21 Juin – Nous levons le camp de bonne heure et, après un raccourci en dégringolade qui nous abaisse au niveau du Chambon, nous pouvons constater que les excuses des compagnies d’électricité seront justifiées cette fois : le niveau de l’eau est extrêmement bas cette année. Sur le barrage lui-même nous attend l’inévitable marchande de cartes postales des coins célèbres et mathieusés. Et ma fois il y a des photos superbes.
Nous franchissons la Romanche pour attaquer la large route de Mizoën. Soleil. Goudron. Chaleur. C’est avec soulagement que nous trouvons l’ombre du village, joliment perché à la sortie de la vallée du Ferrand, en sentinelle sur son confluent avec la Romanche.
Après une courte halte pour nous ravitailler chez un épicier rustique nous continuons vers Clavans-Haut-Oisans au nom prestigieux. Quel bijou de village ! Toutes ses ruelles sont autant de sujets de photographie et le Foca fonctionnant (par hasard !) je mitraille…
Nous déjeunons un peu avant Clavans-d’En-Haut auprès d’un lavoir qui nous donne une eau pure et fraiche. Sous les arbres il fait bon (je parle pour moi, car la malheureuse Odile s’étend, en plein digestion, dans le soleil : héliothérapie que de crimes on commet en ton nom !) et nous laissons passer le plus gros de la chaleur à faire de la correspondance et à nous débarbouiller dans cette eau glacée, occupation agréable par cette canicule.
Une fois repartis, des défaillances se manifestent : Odile a visiblement les jambes molles : trop longue exposition au soleil : je triomphe discrètement. Où je triomphe moins c’est que j’ai des coliques : excès de fruits secs.
Vers l’est un sentier quitte la route pour le col de Sarennes : notre but. Fort net, et même balisé au début, le sentier s’évanouit bientôt et pour suivre son fil d’Ariane étonnement discret nous avons des ruses de Sioux. Le col semble loin, loin. Aussi voulons-nous prendre quelque chose pour nous remonter : léger five o’clock seulement : Tome et vin rouge, pain, sucre, fruits secs, chocolat. C’est sans doute aujourd’hui que nous battons nos records d’absorption et, à chaque halte où la miche de pain fond à vue d’œil, Odile rougit (moralement) d’avoir affirmé au départ : « Presque pas de pain pour moi : je n’en mange pour ainsi dire pas en montagne ! ».
Enfin, dans son décor d’alpages, le col parait, manqué de cabanes pittoresques. La descente sur le versant ouest est très douce, marécageuse parfois, mais de tout repos : nous nous endormons sous nos lauriers et, inattentifs, devons faire demi-tour pour emprunter la passerelle sur le torrent que nous longeons et avions dépassé tout à l’heure. Il est vrai que la carte au 50 000° se termine ici et que la Michelin seule pour se diriger en montagne… Nous avons des excuses pour tâtonner.
La halte du soir nous verra camper entre deux falaises à pic, au long de la Sarennes, dans un décor que nous avons loisir d’admirer car nous sommes au jour le plus long de l’année. Malgré un vent assez violent la cuisine est bientôt faite puis c’est une nuit de camp de plus.
22 Juin – Nous partons de très bonne heure et continuons la descente au jugé sans savoir si Huez est encore loin car sans le ruisseau à suivre nous nagerions complètement sans carte plus précise que la Michelin.
Le torrent est maintenant boisé et nous allons d’un bon pas dans un paysage très verdoyant : la haute montagne est loin. Après un vieux pont très pittoresque Huez nous apparait bientôt. Hélas c’en est fini des sentiers de montagne et, après une courte halte, c’est la nationale goudronnée qui nous emmène. Nos cannes, devenues inutiles, finissent tristement leur carrière dans un ruisseau qui semble un égout. Horreur !
Repris par notre vice, nous négligeons la route officielle et prenons des raccourcis dont certains ne sont plus que des chutes dirigées : nous tombons littéralement sur Bourg d’Oisans en vu duquel nous faisons une halte.
J’ai fermé le circuit pourtant allongé de mon itinéraire et nous avons encore trois jours de liberté devant nous. Nous avons décidé de gagner Grenoble à pied : tentative un peu mathieuse car une partie de la route longe le Romanche industrialisée entrevue à l’allée depuis le car, mais notre vanité se satisfait naïvement du kilométrage représenté par cette promenade supplémentaire. Aussi la nationale voit-elle deux amis des sentiers l’honorer de leur passage.
Après Bourg d’Oisans où nous faisons quelques achats, nous nous éloignons de la ville pour déjeuner : nous trouvons un coin ombreux parmi la campagne lumineuse écrasée de soleil. C’est alors que je me souviens avoir donné Bourg d’Oisans comme étape P.T.T où l’on pouvait m’écrire. Pendant qu’Odile essaye d’attendrir d’incuisables haricots verts, je fais 5 km aller-retour sous un soleil à rendre fou un régiment de sénégalais pour atteindre la poste de Bourg. Je force la porte fermée à cette heure pour revenir bredouille : pas de lettre ! Sans commentaires…
Nous repartons pour une randonnée sans histoires au long de la Romanche défigurée qui va de turbine en turbine. Pauvre rivière !
Jambes et pieds en déliquescence nous trouvons un camp potable sous des châtaigniers et d’où l’on ne voit pas d’usine : seule ambition raisonnable ici où la Nature est bien enlaidie. Que le pittoresque de Clavans est loin !
Un peu de mélancolie ce soir : la fin de la randonnée est proche de nous qui sommes habitués aux merveilleux camps précédents, celui d’aujourd’hui rappelle trop que nous nous rapprochons de la plaine, des villes, des usines.

23 Juin – Aujourd’hui une dure étape nous attend : nous devons atteindre les environs d’Uriage. Ce n’est qu’une vingtaine de km surtout par route mais il y a 1000 mètres à monter et autant à redescendre.
Jusqu’à Séchilienne, c’est la nationale sans beauté mais, après, nous prenons une petite route qui feinte avec la montagne pour lui arracher quelques mètres à chaque lacet, et il y en a ! Il y a aussi des raccourcis qui ne raccourcissent pas fatalement et à deux ou trois reprises nous sommes près de nous égarer.
Le ciel est vaguement brumeux et le temps orageux aussi la montée est-elle pénible sous ce soleil pale qui nous assomme pourtant car la végétation est soufluctueuse et l’ombre peu épaisse.
Deux fois nous rencontrons des serpents. D’abord une grosse couleuvre qui décampe sans histoires. Puis, au milieu de la route sur laquelle nous allons, têtes baissée par la fatigue, nous apercevons à la même seconde quelque chose qui est peut-être une vipère et qui nous fixe dans une altitude que notre courage, pourtant indiscutable, n’hésite pas à qualifier de menaçante. Quelques pas de retraite prudente, et nous voyons l’animal disparaitre avant que nous ayons pipé mot.
Ce midi, par exception, nous déjeunons froid près d’une source enfin trouvée : nous sommes trop raplaplats pour faire du feu et, de plus par cette température équatoriale, manger chaud n’est pas une nécessité. Tomates crues, pain beurré salé et poivré avec des oignons : théoriquement nous avons mangé la même chose que si nous avions fait cuisine. Encore quelques fruits et en route vers le Luital. Le lac est le but de la journée et se trouve au col là-haut.
Je ne profiterai pas de la courte pluie violente qu’Odile essaye en totalité abritée sous un arbre peu protecteur, car je suis occupé à mendier du pain dans une ferme.

Un raccourci très raide nous mène tout près du but quand il se divise en deux bras. Perplexité ? Odile parle de la droite. Je suis pour la gauche. C’est sans modestie que je triomphe quand il se confirme que j’avais raison. Après la délicate traversée d’un marécage heureusement à moitié sec, nous retrouvons la route empierré et sommes au col : dernier point culminant car maintenant sur Grenoble ce n’est plus que descentes.
Le Luitel se révèle bientôt. Désillusion après les autres lacs : un étang tout au plus ! Il serait très joli en plaine, mais la montagne nous a blasé des lacs, des vrais…
Nous descendons par les lacets de l’ancienne route qui double l’actuelle goudronnée et serpentent dans une forêt profonde du type Grande Chartreuse (Odile dixit) qui diffère fort des bois maigrelets de l’autre versant. Après les ruines de la Chartreuse de Prémol nous vasouillons un peu et en atteignant les cultures nous sommes désorientées : Allale est miséricordieux il se trouve que nous sommes sur la bonne route ! Nous arrivons enfin à Belmont, tout près d’Uriage dans un état peu reluisant : outre la crasse qui nous marque, notre équipe donne des signes de défaillances physiques : Odile boitillonne en espadrilles et moi non plus n’en mène pas large : vivement la métaspirine pour chasser la migraine.
En bordure d’un sentier et dominant la route que nous prendrons demain, un espace presque plat se révèle : l’itisa y est bientôt dressée.
Dernier camp et ce n’est déjà plus la montagne que ces grosses collines qui semblent encore moins impressionnantes auprès des sommets que l’on aperçoit au loin : le Mont Aiguille, la dent de Crôlles, seules cimes que nous pouvons nommer, mais combien d’autres à l’horizon ?
En cherchant du lait je ferai la connaissance d’un brave dauphinois qui me fera cadeau d’un sac de cerises : après cela puis-je faire autrement que de trouver superbes les cochons d’Inde qui peuplent ses cages ? Aussitôt je bénéficie d’un cours complet sur les cobayes : leurs habitudes, leurs amours, leurs pelages et même la manière de les manger ! Nous nous quittons les meilleurs amis du monde le vieux, ses cobayes et moi. Tout à l’heure il passera par hasard ( ?) devant notre tente pour nous souhaiter le bonsoir.

24 Juin – Réveil matinal qui nous permet d’arriver à Uriage de bonne heure pour nous ravitailler. Comment osons-nous traverser cette station thermale plutôt chic dans l’état de crasse où nous sommes (3ème jour sans lavage, hélas !). Ce n’est qu’après la ville qu’un ruisseau sauveur nous rendra figure humaine et fera que nous voici un peu différents de bushmans sortant de leur désert.
Après Giers, c’est la route de plaine et c’est par miracle que nous trouvons cependant un coin champêtre et assez agréable pour déjeuner.
Il était temps car maintenant voici les faubourgs de Grenoble : un pick up de foire d’exposition hurle jusqu’ici les mérites d’une marque de pastis. Des autos. Des maisons. De la poussière. Voici toute la Ville qui est revenue et pour souligner ces tracas retrouvés c’est ici que je laisse ma coéquipière.
Adieux ! Promesses de s’écrire ! On sait ce que valent les relations de vacances : aussi vite oubliées que nouées. Je déambule mélancoliquement dans Grenoble avec mon matériel hélas inutile maintenant. Mon sac et ma tenue me séparent encore davantage de tous ces gens inconnus. Instants de mélancolie.
Avant mon retour sur Paris j’ai encore deux jours de liberté devant moi : je vais les consacrer à un copain de régiment qui habite la région et y vit en gentleman-farmer-ermite. Je suis content de revoir ce vieux Michel et puis on va un peu s’étourdir pour que j’oublie ces belles mais trop courtes vacances et le retour vers la Ville qui me guette maintenant.