Ce matin le thermomètre marque quatre degré sous zéro : il gèle pour la première fois de l’année je crois
Curieux réflexe : j’ai une violente envie d’aller à la pêche pour voir la nature hivernale. Oh ! une nature très relativement sauvage : simplement le Bois de Boulogne.
Déjà l’année dernière j’ai pêché la Seine à cet endroit et vers la même époque aux environs de Noël, c’était avec mon ami Jacques Fiers. Cette fois-ci je téléphone à Jean Blier pour savoir s’il est disposé à m’accompagner, ou plutôt je demande à la personne qui veut bien se charger de lui faire les commissions (car il n’a pas de téléphone) de lui dire de me téléphoner pour que nous fixions un rendez-vous.
Puis, après-coup, je me traite d’imbécile : comment ai-je pu oublier que Jean travaille le samedi matin et que, par conséquent, ce n’est qu’à midi qu’on lui fera ma commission…
Pourtant, au moment où je vais partir pour le cueillir à la sortie de son bureau : coup de téléphone ; j’avais compté sans l’empressement de Madame Blier qui a téléphoné à son fils que j’avais à lui parler.
« Allo, mon vieux, ça va ? Dis donc, j’ai vu ce matin qu’il y avait 4 au-dessous et j’ai pensé qu’il serait sportif d’aller à la pêche. Viens-tu avec moi ? »
Ça colle ! Il accepte : rendez-vous à la Passerelle de l’Avre vers 15heures 15 seulement car il a un rendez-vous auparavant.
Je déjeune, puis pars avec le minimum d’articles de pêches : ma toute petite musette sera suffisante, car pour ce qui est du transport des prises je ne pense pas avoir à m’en préoccuper car avec cette température la bredouille est à pressentir.
Dieu merci je ne « pêche pas pour la casserole ! »
Gare Saint-Lazarre… Le guichet… Le train… Station du Val d’Or : je descends.
Je me renseigne sur le chemin à prendre auprès d’un bonhomme qui, col frileusement relevé et mains aux poches me regarde avec un air qui en dit long de son appréciation sur mon état mental : aller à la pêche par un temps pareil !
« Moi j’aime la pêche quand il fait chaud et encore… j’aime pas attendre… » me confit-il en louchant vers mon équipement.

Après tout peut-être a-t-il raison et faut-il être dingo pour taquiner le goujon par des degrés au-dessous et un vent pareil. Mais, que diable ! Je me réchauffe à mon feu sacré et à un soleil, pâle il est vrai, mais qui n’en règne pas moins dans un ciel assez bleu.
Il est vrai que si je n’avais que ça pour me réchauffer ! Heureusement que ma grosse canadienne, une bonne écharpe et une paire de moufles fourrées sont là pour me conserver mes calories car sur la Passerelle de l’Avre il souffle un vent furieux et sans la jugulaire de mon chapeau celui-ci irait sans doute valdinguer sur la Seine qui écume par moments.
Me voici au bord de l’eau. Quel vent ! La bannière de ma ligne est entrainée si je ne prends pas la précaution de l’immerger.
Au bout d’environ un quart d’heure ma plume me semble agitée de sautillements anormaux : n’est ce que la houle ? Ou un poisson ?
Je ferre trop mollement : j’aperçois un poisson bien petit qui se débat quelques secondes au bout de ma ligne avant de retomber à l’eau. Ce devait être un goujon, bien petit, certes, mais qui du moins, il m’aurait assuré contre la bredouille, qui, ce matin, est facile à pressentir.
Quel ballot ai-je été de ferrer si mollement !
De temps à autre je jette un coup d’œil vers la Passerelle par laquelle je pense que Jean va arriver, et, au bout d’une demi-heure environ, j’aperçois sa courte et véloce silhouette qui, armée d’une canne, se dirige vers ma rive. Je lève un bras : il répond à min signe : c’est bien lui !
Quelques minutes se passent avant que je lui serre la main et lui expose mon peu de succès.
Il monte et nous pêchons de concert pendant environ une heure sans résultats quand soudain je crois avoir une touche : je relance dans les mêmes parages. Accrochage ! C’était donc ça mon poisson ! Pourtant je suis excusable d’avoir confondu cette tache de fond avec celle d’un poisson, car avec ces vagues…
Comme j’ai mes bottes, j’espère pouvoir me décrocher car mon hameçon ne doit pas être fixé bien loin de la rive. Après être entré dans l’eau, je constate que, malheureusement, il y a encore trop de fond. Je tiraille à droite, à gauche… Misère ! J’en ai fait une belle ! Ai-je tiré trop nerveusement ? Mon scion était-il déjà endommagé ? Toujours est-il que je viens de le casser…
Comme ma canne est à anneaux je ne perds pas ma ligne (toujours accroché ailleurs) mais, quoiqu’il en soit voici mon scion qu’il ne sera pas aisé de raccommoder proprement.
Je regagne la rive et tire en bout : ça vient… C’était bien la peine de casser mon scion à tirer comme un sourd.
Mes doigts gourds de froid se révélant peu habiles à cette opération, mon vieux Jean me fait une ligature de secours à ma canne et je continue à pêcher.
Sans succès : à droite ; rien ; à gauche : rien.
Finalement j’accroche encore et casse ! Diable remonter un bas de ligne avec mes doigts gelés…

J’allume une pipe histoire de me réchauffer les doigts et à l’étonnement que je veux croire admiratif de mon copain, je remonte vaillamment puis repêche.
Un groupe de sportsmen et sportswomen passent au pas de gymnastique en nous regardant avec étonnement et leur attitude est clair : des pêcheurs ? Par un temps pareil ! Encore des gens qui nous jugent cinglés mon vieux Jean !
Décidemment nous sommes bredouilles et après avoir tâté de la rive à droite et à gauche, l’humidité qui tombe avec ces nuages (qui voilent le soleil, prêt à se cacher derrière les coteaux de Saint-Cloud) nous force à plier après un assaut de boxe amical pour nous réchauffer. Car malgré nos équipements « esquimoïdes », il commence à geler dur, et Jean a beau me dire que depuis son séjour en Pologne il n’a plus jamais froid, il n’est guère plus réchauffé que moi.
Et en route pour Saint-Cloud où Jean m’a invité à dîner !
Et sur le chemin du retour il n’y a plus que deux amis qui discutent gaiement. La bredouille est déjà loin !
Sacré Bois de Boulogne ! Tu ne seras jamais qu’un ersatz de lieu de pêche. Si peu fructueux ! Juste bon à étancher pour un court après-midi hivernal, ma passion halieutique.
Le soir, après dîner, quand je quitterais Jean, je verrai tourbillonner, chassée par un blizzard coupant, ma première neige de l’hiver.