Vallée du Loing, 24, 25 et 26 Mai 1947
Je ne dirais que peu de choses du trajet en chemin de fer de Paris à Montargis où nous devons prendre le Loing à bord du Martin-Pêcheur. Que dire d’un train de Pentecôte normalement bondé ? Quelles réflexions faire, sans doute peu originales, sur la solidarité ou le manque de solidarité des voyageurs ? A quoi bon dire, qu’à la suite d’une manœuvre de ma part qu’il serait peut-être exagéré de qualifier d’adroite, j’ai projeté une valise sur des têtes que le Créateur avait sans doute prévues pour cet usage, puisqu’elles ont résisté…
Laissons tous ces détails et arrivons tout de suite au bord du Loing où, Jean Blier et moi, avons charioté le M.P. encore un peu poisseux de son récent vernissage.
Au point d’embarquement c’est une foule de canoës et de kayaks qui se préparent au départ.

Et je pense aux discrets départs où mon canoë prenait l’eau parfois, avec, pour seuls témoins, un bouquet de saules et une bergeronnette si affairée qu’elle semblait à peine me remarquer.
Nous nous embarquons dans une atmosphère de compétition qui n’est pas absolument désagréable mais où l’on se surprend à mesurer du regard la distance qui sépare du canoë qui suit ou de celui qui précède. Vague jalousie à peine avouable…
Après la traversé de Montargis et de ses faubourgs, nous voici bientôt dans la campagne où le Loing se promène en étirant ses herbes aquatiques et ses roseaux où l’on entend, voit ou devine une vie intense et cachée.
Bientôt c’est le premier barrage où nous rattrapons une équipe qui parait avoir dessalé au débarquement car, bien qu’en amont de l’ouvrage ils tordent des vêtements ruisselants. Après une rapide mais méritante reconnaissance, dans les orties agréablement fournies, nous ferons un brillant passage à la corde sous des regards qu’il nous est plaisant d’imaginer admiratifs.
Le courant est assez lent et, à la différence de l’Eure dernièrement descendue, nous n’avons même pas, jusqu’à présent, trouvé de petits bras sinueux où faire du slalom. Par contre, nous nous apercevons que les barrages du crû, quand ils ne sont pas sautables, sont aisément passables à la corde : le portage n’est pas de règle, ici.
Après un déjeuner où je tente, en vainc de démontrer la supériorité de ma technique de la grillade, nous repartons et naviguons en des sites souvent charmants où les coins de pêche abondent et sont bien tentateurs avec leurs multiples écriteaux « Pêche interdite » pendant que des nénuphars tranquilles et des roseaux frémissants invitent si suggestivement à tremper du fil. Comme je serais tiraillé de ne faire que passer en de tels endroits si la pêche n’était encore fermée !
Nous nous arrêtons à un pont déchiqueté (toujours la guerre) par lequel, au prix d’une gymnastique qui ne s’effectue heureusement qu’à 40 ou 50 cm d’une eau peu profonde, je gagne la rive pour y renouveler notre provision d’eau.
D’abord on me déconseille une pompe comme « pas très potable » puis on m’y renvoie l’eau n’ayant en définitive qu’un « goût de fer ». « Elle n’est pas mauvaise : j’en bois depuis (suit un nombre d’années respectables) » me dit le propriétaire de la source ferrugineuse.
« Du fer ?! Ça nous fortifiera si on n’en crève pas », me dis-je en me promettant impeto de n’utiliser l’eau douteuse que faute d’autre chose seulement.
Comme il est déjà tard nous cherchons un emplacement pour camper et comme nous flânons au long des rives, nous y découvrons une nasse où pourrissent quelques poissons et où frétille encore une perche.
Après un débat, heureusement très court, il est décidé que nous ne mangerons pas cette dernière et lui rendons la liberté. Nous remettons la nasse à l’eau une cinquantaine de mètres plus bas et la porte ouverte… ! Saint-Pierre sera content de nous !
Nous camperons dans une clairière de la rive droite boisée et le coin est vraiment épatant n’était-ce quelques moustiques dont nous faisons les frais du diner : il est vrai que comparés aux assauts de ceux du Jura ces pauvres diptères font piètres figure. Quoiqu’il en soit Jean contre-attaque à l’Insectol. Puis ils se casseront le nez (ou la trompe ?) sur les moustiquaires ou portes de nos tentes qui sont inviolables. Nos ronflements doivent les narguer…

Le lendemain après l’orage d’hier soir (qui a duré une partie de la nuit), le ciel s’annonce assez clair et c’est sous un beau soleil que nous débordons après les inévitables photos du camp rapidement levé.
La descente se poursuit heureusement les Grands-Moulins ne nécessitant qu’un portage pratiquement nul de 1 ou 2 mètres sur un ponceau extrêmement bas. Nous descendons sur une cinquantaine de mètres un petit bras où les maigres abondent et où les branches rasent de près nos têtes prudentes, puis passons de justesse sous un deuxième ponceau pour déboucher subitement au milieu d’autres nautoniers qui n’ont pas reculé, eux, devant un portage plus important que le nôtre et qui paraissent se demander d’où nous sortons.
Nous arrivons ensuite à Souppes où une brèche dans le déversoir détermine un rapide en « S » assez impressionnant à nos yeux. En fait, nous n’avons jamais franchi rien d’aussi sportif.
Tout seul, qu’aurions-nous fait ?
Mais une galerie nombreuse assiste à ce qui est une des principales attractions pour les multiples descendeurs du Loing. Notre voie est toute tracée (dans tous les sens du mot) quand un canoë non ponté passe devant nous.
Nous abordons donc carrément la chicane, moi personnellement, avec la tranquille assurance d’embarquer copieusement sinon de chavirer.
Hop ! à droite… je me déborde… Hop ! à gauche… je me re-déborde… c’est passé et nous sommes déjà fiers de nous quand un arbre débordant de la berge se présente à nous, hypocritement, à la dernière seconde : nous ne pouvons l’éviter et le heurtons sans trop de force heureusement.
Nous accostons vivement pour revoir orgueilleusement le lieu de notre passage et le mitrailler pendant que des kayaks plus souples que les canoës défilent…
C’est sans doute notre rapide le plus difficile jusqu’à ce jour. Et pourtant nous tirons une telle vanité de notre descente de la Loue !
Jean va au ravitaillement pendant que, gardent le Martin-Pêcheur, je prends des photos : tour à tour me servent de sujets des libellules (incroyablement nombreuses, ici) des lézards et le paysage si paisiblement enchanteur.
Quand le ravitailleur revient il est porteur en plus de l’eau, d’un kilo de cerises. Du pain, naturellement, pas question. Mais c’est une fatalité assez habituelle de nos vadrouilles d’être à court de pain, la faute en revenant, surtout, au gros mangeur de brignolet que je suis. Avec cette abondance relative régnant à bord, nous quittons Souppes, ce si sympathique coin du Gâtinois.
Quelle différence avec l’Eure : ici, les barrages sont tous amusants à passer à la corde, ou mieux, à sauter ; aussi les trouvons nous trop rares eux qui donnent, si peu longtemps, hélas, un aspect presque sportif à la rivière.
Notre déjeuner d’aujourd’hui sera troublé par l’intervention du propriétaire où nous sommes installés qui veut nous faire déguerpir. Des palabres nuancés et subtils lui font nous accorder un sursis de quelques temps pour finir de manger.
Nous glissons encore vers l’aval en interrompant seulement la croisière pour nous baigner ce que Jean adore et qui, par contre, ne m’enthousiasme pas car, sur ce point, je suis encore assez fin mathieux et n’apprécie que peu le bain dans la nature et recherche le décor artificiel d’une piscine.
Aussi à peine sauté à l’eau, je remonte.
Nous arrivons ce soir à Nemours et non sans quelques difficultés nous y trouvons un lieu de camp possible. Possible ? Pas tant que ça car au bout d’une heure environ, un garde survient et après la formule sacramentelle « Avez-vous vos papiers ? » se met en devoir de nous dresser procès-verbal. Double infraction pour chacun de nous : campement hors de lieux permis et utilisation du feu prohibé !
Tant pis pour nous !

Cependant en voyant mes nom et adresse s’inscrire sur le carnet je me dis qu’il faut absolument empêcher ça. Aussi, plutôt que de recouvrir à la noyade, solution énergique certes, mais trop audacieuse pour mon tempérament, je discute longuement, ergote tant que je peux et cherche, par tous moyens, à attendrir celui qui à la différence du gendarme de Courteline, je ne veux pas croire sans pitié.
Enfin, pour la deuxième fois de la journée nous fléchissons la loi et nous en tirons à bon compte : c’est sur une cordiale poignée de main que nous prendrons congé du représentant de l’autorité.
Nous dormirons du sommeil du juste. Rectification : je dormirais du sommeil du juste, car mon coéquipier, le lendemain matin, souffre de coliques et de nausées (existentialiste, vas !). Remords de sa conscience ou méfaits de « l’eau ferrugineuse ». Etant de caractère terre à terre j’opterais pour la deuxième hypothèse, d’autant plus que je sais pour y avoir goûté qu’elle a un goût atroce qui tient de l’alcool à brûler et de l’eau de Cologne. Produits fort honorables en eux-mêmes mais font je réprouve l’ingestion de toutes mes forces.

Les discrets départs et retours de Jean vers les buissons voisins en disent long sur son état, aussi est-il décidé que je sauterai seul le barrage près duquel nous avons passé la nuit et que plusieurs passages de canoéistes pourtant peu adroits nous ont démontré comme archi-sautable.
Jean aura pourtant la force de me photographier pendant l’action où je manquerai d’ailleurs de chavirer. Sur un barrage si facile !
Je charge le Martin-Pêcheur et, mon coéquipier répandu au font du-dit, je continue la descente assurant seul la conduite du canoë.

C’est seulement aux barrages que l’empoisonné se lève en vacillant et m’aide le moins mollement qu’il peut à franchir l’obstacle.
Nous traversons de la sorte Nemours pour retrouver la partie du Loing que nous connaissons pour y avoir pêché il y a environ un an. Que de souvenirs partout, maintenant.
Après avoir été canalisé 2 ou 3 km, le Loing redevient plus « nature » et est, parfois, agité d’un courant qui nous avait laissé supposer que du côté de Montargis il serait plus rapide.
Après quelques barrages, dont certains sont très jolis, nous atteignons Grez où, allant au ravitaillement, j’arrive à attendrir une brave crémière en parlant d’empoisonnement de camarade demi-mort, etc. Résultat : ½ litre de lait, précieux contre-poison qui le sauvera peut-être…

Voilà une méthode, un système à retenir quand on est à court de lait. Très bien, le coup de l’empoisonnement !
Avant de quitter la commune de Grez, nous jetons un coup d’œil sur l’emplacement de notre Premier Camp un peu en aval des Bouts du Monde, dans un pré de la rive droite.
Au bout d’une heure de navigation, nous nous arrêtons dans la bande de terrain séparant le Loing de son canal latéral, pour y déjeuner. Pendant que je me fricote ma tambouille, Jean, toujours invalide, git à l’ombre.
Après un court orage qui nous ménage gentiment en se glissant vers l’ouest, nous repartons.
C’est (entre le confluent du Lanain et Môret) la partie non pas la plus rapide, mais la moins lente de la rivière. Quelques petits maigres sont amusants et le paysage reste toujours gracieux.
Et puis c’est l’arrivée à Môret et le débarquement dans le moulin ruiné de l’entrepont (toujours la guerre). Pendant que nous vidons nos mathurins et rangeons nos affaires, arrive un couple de canoéistes qui reconnait le barrage et après bien des rodomontades et… des hésitations opte pour une solution batarde : le mâle seul, saute le déversoir assis sur l’arrière du canoë.
Maintenant une courte traversée va nous mener à une ancienne poterne de la vieille enceinte de la ville qui donne directement sur le Loing. Là, nous débarquons définitivement et nous préparons au chariotage vers la gare. Le M.P. va quitter l’eau.
Nous avons à peine quitté le bord de la rivière qu’une voiture encombrant la ruelle nous interdit le passage. Je me déguise donc en voleur de voitures et monte dans la gêneuse pour la changer de place ce qui ne va pas, parait-il, sans inquiéter le propriétaire de la voiture qui montre à une fenêtre voisine un visage assez intrigué.
Chariotage sans histoires. La gare. Billets. Enregistrement du M.P. Attente sur le quai.
C’est l’habituel.
Encore une bonne croisière finie.