10 Août au 18 Août 1947
Marche
Nous avons pris le train vers 23 heures. Vers 23 heures 30 nous arrivons à Ussel où il nous faut patienter 4 heures dans un froid pénible pour la saison. Nous aurons bien mérité notre correspondance pour Aubusson !
Bientôt, allongés sur les banquettes étroites, ô combien ! de la salle d’attente, nous sombrons dans le sommeil. J’ignore si c’est celui du juste, mais, pour ma part, je puis affirmer que c’est celui du fatigué !
Quelques quatre heures après, réveil en fanfare par un employé qui vient hurler l’arrivée d’un train. Heureusement car sinon quand nous serions-nous réveillés ?
Notre micheline doit entrer en gare dans ½ heure. En fait, nous poireauterons près d’une heure dans un froid vif que des morceaux de sucre et quelques gorgées de rhum n’arriveraient pas à neutraliser.
Grâce au ciel, la micheline en question nous accorde des places assises et dans le jour qui se lève nous roulons vers Aubusson.
Bientôt nous suivons la Creuse que nous sautons anxieusement car on nous a dit qu’il n’y aurait pas assez d’eau pour la descendre ; aussi, à chaque fois que nous l’entrevoyons, ce sont des alternatives d’espoir ou de déceptions. Finalement, optimistes, nous optons pour une navigation faisable sinon aisée.
Arrivés de trop bonne heure à Aubusson, pour chercher le canoë à la consigne, nous patientons un peu, juste le temps de se ravitailler, pensons-nous. Mais la ville est agréable à parcourir, aussi n’est-ce que vers 10 heures ½ que nous nous occuperons du M.P.
Nous déballons notre matériel pendant que tranquillement les poules picorent dans la cour de la gare, puis nous chariotons jusqu’à la Creuse toute proche où nous chargeons notre embarcation puis débordons vers midi malgré les prédictions peu encourageantes des indigènes : il n’y a pas d’eau, parait-il. Mais connaissent-ils seulement exactement le tirant d’eau nécessaire à un canoë ?
Et puis, à Dieu va ! Dans tous les cas, ici, l’eau est assez profonde pour nous moyennant quelque prudence et attention dans la manœuvre qui n’est pas toujours facile car l’eau brunâtre s’entend à dissimuler les rochers perfides qui bloquent brusquement l’élan.
Après le premier déversoir (sur lequel pas le moindre filet d’eau ne se déverse d’ailleurs) c’est plus dure : 10 cm d’eau à peine sur une centaine de mètres, nous trainons ce qui ne vas pas sans mal car j’ai oublié d’amener mes nautoniers et c’est excessivement caillouteux comme fond.
Hélas ! plus nous allons et plus l’eau manque. Dans une rivière à fond sableux ça irait à la rigueur, mais ici où pierres et rochers constituent un lit très chaotique c’est insuffisant et talonnant constamment, nous sommes obligés de mettre pied à … eau et pousser, et tirer, et nous démener comme des malheureux !
Après un déjeuner, partiellement sous la pluie, où nous récupérons des forces, nous repartons. Mêmes ennuis qu’en amont : 10 ou 20 mètres de tirant d’eau suffisant et malgré nos slaloms, c’est l’inévitable échouage et la corvée de remise à l’eau qui s’ensuit avec tous les heurts que cela comporte pour la coque du M.P et tous les délicats chatouillis que subissent mes pieds nus sur les pierres.
Et quelle jolie rivière pourtant ! Et comme cela ferait d’épatants rapides avec 30 ou 40 cm d’eau en plus !
En arrivant à Alleyrat, je propose de finir l’étape en chariotant : nous irons au moins aussi vite en nous fatiguant infiniment moins et, dès que possible, nous remettrons à l’eau.
Fourbu l’un et l’autre après un tel travail de trainage (les 4/5 du parcours et le reste seulement à la pagaie !) suivant une nuit aussi brève, nous nous écroulons dans un pré où nous avons décidé de passer la nuit en bordure de cette Creuse si pittoresque mais hélas si peu profonde.
12 Août – Ce matin encore moins d’eau qu’hier. Puis, pendant que nous nous préparons au départ, l’eau monte ! On nous apprendra que ce sont les grands barrages hydroélectriques qui font la pluie et le beau temps en manière de niveau d’eau. Cependant, malgré la crue relative de ce matin, le tirant d’eau de notre M.P est encore trop fort pour ici : nous continuons par la route. Bizarre méthode de descendre la Creuse en canoë…
Après un rapide déjeuné nous arrivons à Lavaveix-les-Mines vers 18 heures. Ravitaillement. Courrier. Rafraichissement. Départ.
Par le pont qui précède Ahun, nous enjambons la Creuse qui ici est large et assez profonde. Malgré l’avis de Jean qui espère la navigation normale à partir d’ici, je suis pour la continuation à pied et au pont du Moutier d’Ahun (merveille vétuste malheureusement bombardé alors qu’il accompagne si bien la jolie église trapue garnie de lierre) nous retrouvons notre rivière terriblement à sec. Hélas j’avais raison ce n’était, plus haut, que la retenu d’un petit barrage.
Malgré notre chariot cahotant et grinçant dont un bandage vient de rendre l’âme, nous allons encore un bon moment ce soir avant de trouver un coin charmant en bordure de cette Creuse si décevante encore aujourd’hui.
13 Août – Aujourd’hui sera une journée de discutions âpres et graves de conséquence.
Voici le tragique problème.
Continuerons-nous comme ces deux derniers jours à faire les bêtes de sommes sur la route à trainer le M.P ? Ecorcherons-nous sa coque et nos pattes sur les maigres (de moins en moins long, il est vrai) pour naviguer ensuite sur les eaux quasi croupissantes des retenues de barrages (de plus en plus longs, c’est vrai aussi) ?
Ou bien abandonnons-nous notre embarcation aux mains de la S.N.C.F et continuons-nous nos vacances en pedestrians ?
Jean est un farouche partisan de la solution « en canoë à tout prix » il est parti pour faire une croisière, il veut la faire coûte que coûte.
Quant à moi, je me plie plus facilement aux ordres du destin et envisage avec une philosophie optimiste de continuer sac au dos.
Qui triomphera ? Quel point de vue aura le dessus ? Celui du persévérant (dirons-nous l’entêté ?) ou celui de l’opportuniste (dirons-nous le faible ?)
Jean fait valoir que la rivière est quoiqu’il en soit plus faisable qu’au début ; que d’autres canoéistes continuent, eux ; qu’il serait ridicule pour le M.P d’avoir fait aller-retour 800 km pour servir si peu, que d’autre part, comme il va se marier c’est peut-être sa dernière croisière avant longtemps, etc. etc.
Moi je dis que le Martin n’est pas construit pour encaisser des raclures continuelles sur les roches sans contrepartie de sport amusant pas plus que mes pieds ne sont faits pour s’écorcher aux cailloux de la rivière. J’ajoute que, même là où la profondeur d’eau est suffisante, la navigation perd son charme par suite du manque de courant. Enfin, tout à nos efforts de charroyeurs admirerons-nous seulement le paysage ?
Un dernier essai est tenté. Las ! au bout de 300 mètres les difficultés recommencent pire que jamais et, malgré la beauté du cadre, nous pestons.
Quoique dise ou fasse mon coéquipier, j’abandonne la descente en canoë et un dernier chariotage nous mène au pont du Busseau d’Ahun (où commence la carte nautique : signe de navigabilité peut-être ?)
Sur ce pont que surveille, méprisant, le viaduc qui enjambe la vallée, quelle polémique ! Jean, aidé de 3 canoéistes retrouvés là et qui sont de son avis, tente de me faire renoncer à mon projet d’abandon.
Je reste inébranlable malgré que l’on fasse, tour à tour, appel à mon orgueil, ma camaraderie, mon bon sens. Le bon sens me parait justement de continuer à pied et sac au dos.
L’aval s’étend large et relativement profond tentateur il est vrai, mais l’amont à sec ne donne-t-il pas la preuve de l’absence de courant ?
Alors ? Trainer de biefs en biefs, de retenues en retenues pour naviguer en récompense sur une eau presque morte car il n’y a qu’une alternative : l’eau est vive et le fond manque, l’eau est profonde et le courant mort.
Alors ? Alors ?
Et puis je persiste à croire que le M.P et mes pieds sont destinés à de plus nobles fins qu’à s’esquinter à des travaux de trainage sur la rocaille.
Rien à faire. Ma résolution est prise : le canoë sera à la gare avant ce soir. Un dernier chariotage par une côte atroce nous mène à la S.N.C.F qui ignore les expéditions à de telles heures où des chrétiens doivent, normalement, prendre leur déjeuner.
Une fois encore nous mangerons au restaurant car une foule de raisons militent en faveur de cette solution : l’heure tardive ; le lieu, loin d’être pittoresque ; la température, accablante ; et nos dispositions morales assez lâches.
Vers 14 heures 30 deux pedestrians arpentent la route sous un soleil que l’orage montant cache de plus en plus, mais qui chauffe lourdement.
Heureusement que pour nous remonter nous trouvons tout le long du chemin des mûres ou des fruits tombés.
Ce soir nous aurons de l’eau à une source où je découvre trois crapautins et une salamandre folâtrant dans un liquide peu limpide. Il faut dire que l’eau potable est rare (il n’a pas plus depuis 3 mois) et que les prés sont brûlés plus que partout ailleurs où nous sommes passés. Pourtant je trouverais des œufs et du lait pendant qu’on m’explique la sécheresse désastreuse qui a tué je ne sais combien de bœufs dans le canton, bêtes extrêmement utiles ici où on les attèle et où ils remplacent très souvent les chevaux.
Nous camperons en bordures de la Creuse dans un fort joli site et ce soir je rendrais visite à des campeurs voisins peu sympathiques d’ailleurs et qui se vanteront d’avoir volé une poule.
Belle propagande pour le renom des amis de la nature.
14 Août – Nous partons vers 9 heures étonnant nos ruffians de voisins par notre courage soi-disant matinal.
Nous marchons d’un bon pas et traversons des villages très pittoresques et un peu avant Anzème nous nous établirons dans une châtaigneraie déjà bruissant de feuilles tombées (symptôme avant-coureur d’automne) pour y déjeuner.
Et puis c’est l’arrivée à Anzème ! L’entrée des fameuses gorges que nous comptions tant faire à bord du M.P…. Anzème : nom prestigieux qui revenait si souvent dans nos conversations. Consolation d’amour-propre : nous y sommes arrivés à pied, mais nous y sommes arrivés quand même à ce village perché au rebord de la colline qui donne les Gorges.
Puis, après quelques photos que nous ne pouvions pas ne pas prendre, éternels itinérants, nous repartons.
Pendant que je « tombe la chemise », Jean est parti devant. Au bout d’un moment je ne le rejoins toujours pas. Compris ! Il a pris à gauche à la bifurcation de tout à l’heure alors que nous avions opté pour le sentier de droite. Je siffle éperdument pour l’appeler. Enfin un sifflet répond au mien et bientôt nous sommes regroupés. En marche vers la Celle-Dunoise.
Nous prenons un chemin de traverse que nous indique un fermier qui nous cède un litre de lait. Que c’est dont pittoresque ! A la lumière du soleil qui décline déjà fort, les couleurs prennent des tons chauds qui magnifient chaque coin de champs, chaque bout de prairie et fait flamber les ors des châtaigneraies.
Puis notre sentier nous mène à une route poudreuse dont la poussière chatoie si joliment sous nos pas que j’en oublie presque ma chaussure gauche qui se meurt de plus en plus et que Jean prendre à peine garde à une guêpe qui le pique à la jambe.
Nous arrivons à un modeste village à prétention architecturale : le Bourg d’Hem où un jovial indigène nous conduit par un raccourci pittoresque au bord de la Creuse qui coule ici dans un site extrêmement joli. Les gorges s’écartent un moment au confluent d’un ruisseau et dans une vaste prairie où à gauche derrière nous se dressent des chèvres vénérables, nous dressons notre tente pendant que notre guide nous étourdit de son bavardage.
15 Août – Que l’on est bien ici ! Et par moments, on a beau être des itinérants, on a envie de stationner un peu et de jouir du paysage gagné par les fatigues des jours précédents.
Oui, on aimerait à jouer au sauvage ici, à s’amuser à laisser l’empreinte de son pied nu sur les rochers de la Creuse qui, brune plus en amont, est devenue ici d’un vert presque exagéré.
Quant à la pêche, si nous voyons ici, moins de « pescofis » que plus haut, c’est pourtant à mon avis, plus sympathique et plus tentant qu’avant. On dit que presque toutes les truites on disparu depuis ces quatre dernières années de grande sécheresse, mais on voit et entend encore sauter des poissons honorables qu’il doit être amusant de chercher à la sauterelle derrière les roches.
Enfin nous nous arrachons au charme de l’endroit et arrivons à la Celle-Dunoise sous un soleil torride. Enfin, ici, un cordonnier ! J’ai un espoir d’aller jusqu’au bout des vacances avec mes chaussures ce dont je commençais à douter ces derniers temps.
Nous passons une grande partie de l’après-midi en camp fixe à attendre mes godillots. Baignade dans la Creuse, puis, après un faible orage, chaussé de neuf quant à moi, nous mettons le cap au N-N-O et continuons à suivre la Creuse.
Après pas mal de déconvenues quant à l’exactitude de la carte Michelin (exceptionnellement fantaisistes dans cette région) nous trouvons en bordure de la rivière un bon endroit de camp dans un pré encaissé dans la verdure. Verdure des frondaisons et verdure de l’eau qui est incroyablement teintée.
16 Août – L’étape de ce jour se fera, jusqu’à la retenue du barrage d’Eguzon (juste après le confluent de la Petite et de la Grande Creuse) dans un paysage bien fait pour nous mettre, si j’ose dire, en appétit halieutique. La rivière forme de nombreux pools, les berges montrent en bien des endroits des racines, idéales refuges pour les poissons et les rives, souvent boisés, doivent être propices à la « pêche du ramani ».
Après le confluent des deux Creuses, où nous apercevons un camp genre « village nègre » il y a un passage bien curieux. Le début de la retenue du Barrage d’Eguzon noie en partie d’importants rapides formés de très gros rochers qui donnent à l’endroit un aspect quasi-maritime. Et les rives rocheuses et escarpés en falaises vous transportent dans une quelconque anfractuosité de la côte de Bretagne.
Nous déjeunons à l’étroit parmi les éboulis de roches qui roulent jusque dans le lac que commence à former la retenue. Après notre départ nous varappons pour suivre la Creuse, parmi des falaises certaines fort à pic à tel point qu’à un moment je me trouve dans une situation assez critique et à deux doigts de la chute ce qui me fait appeler Jean à la rescousse d’une voix qui, je m’en rends compte, est affreusement angoissé.
Nous longeons ce curieux lac serpentiforme et arrivons à Crozan après un parcours aussi varié que sportif. Après quelques achats, nous nous baignons dans la Creuse (ou ce qu’elle est devenue) for belle en cette endroit.
L’orage habituel, qui, quotidiennement, gronde vers 18 heures, est sur nos têtes, et, ainsi qu’à l’ordinaire, quelques gouttes seulement seront chichement réparties à la terre altérée. Nous n’avons pas le cœur suffisamment… agricole pour nous affliger de cet état de chose.
Nous campons dans un affluent de la Creuse, la Sedelle, gentil ruisseau encaissé dans les Gorges si boisées que nous avons bien du mal à trouver les quelques mètres carrés un peu près plat où monter notre abri.
17 Août – Que de jolis endroits sur la Sedelle ! Ce n’est pas sans regrets que nous quittons ce charmant ruisseau, ses roches énormes qui en bousculent le lit (et qui grondent en tremblant sous la force du courant, me dit Jean) et ses rives si magnifiquement boisées.
En une heure et demie environ de marche très rapide, car ignorant les heures de trains nous craignons d’en manquer un de très peu, nous atteignons la gare de Saint Sébastien. Là nous attendons sur le quai, dans une bienheureuse paresse consécutive à un copieux casse-croute pris dans un café du coin, le train qui doit nous mener à Argenton sur Creuse que nous souhaitons voir avant la rentrée définitive à Paris qui sera pour demain soir.
Une demi-heure ou une heure de trajet à peine, et nous voici arrivé. La visite de la ville nous déçoit un peu car des photos vues dans la Revue du Touring-Club-de-France, nous faisaient espérer mieux. Il y a pourtant de beaux points de vue.
Comme il fait une chaleur accablante nous cherchons la baignade indiquée sur la carte. Nous la trouvons non sans peine, car, en raison des basses eaux, elle a émigrée bien plus en aval où le fond est plus propice.
Nous passons quelques heures bien rafraichissantes puis décidons de rallier la Bouzanne, petite rivière affluente de la Creuse, à 3 ou 4 km d’ici. Nous y arrivons après avoir essuyé un orage d’une violence peu ordinaire où le ciel se rattrape des orages secs qu’il nous dispensait ces derniers temps.
Après avoir mendié, et obtenu, une gourde de lait, nous trouvons un coin tranquille au bord de la Bouzanne après la traversée émotionnante d’un pacage où paissent deux taureaux dont un entrevu à la dernière seconde, à deux mètres de lui. Je ne suis décidément pas porté vers la tauromachie !
Reposante mélancolie du dernier camp.
18 Août – Après un grand nettoyage de nos personnes et un minutieux fignolage de la vaisselle, qui n’en a certes pas l’habitude, nous levons le camp et nous dirigeons vers Argenton où un train nous attend vers 17 heures.
La route parcourue hier sous l’orage, scintille aujourd’hui blanche sous le soleil revenu plus fort que jamais et Jean, peu amateur de grosses chaleurs, n’en mène pas large.
A Saint-Marcel, à la curieuse église à mâchicoulis, nous réchauffons rapidement la nourriture cuite ce matin.
Avant le départ du train nous avons quelques heures à perdre. Nous les employons à compléter notre vision d’Argenton puis, devant, qui une bière, qui un pernod, nous attendons, béatement à l’ombre en ressassant les aventures des vacances qui déjà deviennent des souvenirs.
Le train où nous avons la chance d’avoir des places assises roule vers la Capitale.
Les Vacances sont finies.
Comme à l’ordinaire, j’échafaude déjà de nouveaux projets.
Et, en passant sur la Loire, si proche de Paris avec ces rapides trains électriques, je pense à d’autres vacances d’hier et à d’autres vacances encore… de demain.