Auvergne, 30 juillets au 10 aout 1947
Sur le quai de la gare d’Austerlitz, après le diner d’adieu que mon père nous a offert, nous voici réunis pour le Départ (avec un grand D). Les Vacances commencent (avec un grand V) !
Nous sommes quatre qui avons voulu connaître un coin d’Auvergne à pied et sac au dos.
N°1 : Marcelle : une campeuse de fraîche date qui n’en a pas moins un sérieux entrainement, nous n’avons campé ensemble qu’une fois pourtant : trait caractéristique : est une femme taciturne. Incroyable mais vrai !
N°2 : Paul : l’étudiant en médecine, d’aspect plus sédentaire que les autres et dont la peau blanche attire quelques moqueries sans méchanceté. C’est la deuxième fois que je campe avec lui et c’est un vieux copain pourtant, que j’apprécie à sa juste valeur.
N°3 : Jean : c’est le vieux coéquipier : que de souvenirs communs ! C’est lui qui a décidé Marcelle, sa fiancée, à se joindre à nous.
Je suis le N°4. Encore un « mordu » de la randonnée active.
Maintenant les personnages principaux sont présentés, l’action commence.

En peu de temps (nos bagages sont si simplifiés !) nous sommes casés dans notre coin réservé et faisons nos adieux à mon père et à la mère de Marcelle qui représente l’élément accompagnateur à la gare.
Baisers. Poignées de mains. Mouchoirs qui s’agitent. Nous sommes partis…
Je dirais peu de choses du voyage. Victuailles que l’on engloutit pour passer le temps (10 heures de route !). Projets que l’on discute. Puis, voyage de nuit : sommeils entrecoupés par les arrêts dans les gares. Les autres qui gesticulent, vous tirent de votre sommeil, puis vous reprochent de vous agiter…
1 août – Je me réveille un peu avant l’aube et dans la lumière incertaine qui s’affermit se lentement, je découvre les premiers paysages auvergnats. Que de beauté ! Dire que nous avons 10 jours pour randonner à travers tout ça. Voir les fougères, les futaies, les rochers, et surtout les ruisseaux si charmants ! Veinards que nous sommes…
Enfin, voici la Bourboule, station tant attendue ! Le train nous éjecte et, pendant qu’il stationne nous empêchant ainsi de gagner la sortie sur l’autre quai, nous piaffons d’impatience d’arpenter un sol auvergnat qui soit autre chose que celui d’une gare.
Finalement nous voici dehors après le classique « gardez tout » à la fois impérieux et protecteur dont j’accompagne presque toujours ma remise de billet au préposé et qui le laisse, le plus souvent, pantois et rêveur. Pendant que Paul se documente sur les heures des trains du retour, nous détaillons le point de vue qui s’étend à l’entour : de hautes collines verdoyantes, prairies et forêts, enserrent la ville, et, dans les lointains, les tons bleutés et rosâtres de vraies montagnes encore emmitouflées de brouillard matinal nous offre un échantillon de ce que nous allons connaître ces 10 jours.
Après un ravitaillement aisé mais très cher, nous prenons la route de la Roche Vendeix : le chemin des écoliers pour le Mont Dore que nous atteindrons ce soir.
La route qui monte en lacets est charmante et les framboisiers sauvages qui la bordent ajoutent encore à son charme.
Comme nous sommes partis de très bonne heure bientôt le petit déjeuner se fait rappeler et au bord d’un joli et glacial ruisseau nous faisons halte pour nous restaurer et nous débarbouiller ce qui n’est pas un luxe inutile après une dizaine d’heures passées dans un train dont les flammèches disaient éloquemment qu’il était à vapeur.

Puis, nous repartons et arrivons à la Roche Vendeix, imposant belvédère rocheux, bien plus vite que nous le pensions car nous nageons quelque peu dans notre carte d’état major. Un raccourci nous mène à la route du Mont-Dore mais quelle grimpette : une pente à 75% au moins où nous sommes comme des malheureux, mais quel panorama nous récompense ! La Roche Vendeix se dresse isolée avec ses cultures qui l’habille d’un costume rapiécé et son sommet rocheux veut jouer à la montagne alpine. Autour le paysage est très verdoyant et accidenté. Il est amusant de suivre des yeux la route que nous avons parcourue avec quelque peine (car Phébus tape dur) et qui semble à présent serpenter dans un pays de joujoux où toute est minuscule.
Nous randonnons maintenant sur le plateau puis décidons de couper à travers bois non sans avoir accordé un coup d’œil au Christ primitif qui sur sa croix de pierre fait face au soleil.
En forêt, comme je suis le seul à avoir une boussole accessible, je me trouve chargé de l’orientation du groupe. Ce n’est pas excessivement brillant et en fait de prendre « un raccourci » nous zigzaguons pas mal. Et pourtant le plus court chemin d’un point…
Le sous-bois est rempli de petits fruits bleu sombre que Marcelle certifie être des myrtilles : c’est agréable au goût mais le manque de renseignements précis nous en fait user avec parcimonie et je pense qu’en cas d’empoisonnement je n’ai pas de vomitifs dans ma pharmacie.
Après une halte où nous nous refaisons à l’ovomaltine nous rejoignons la route du Mont-Dore. Il fait de plus en plus chaud et Paul inaugure son système qui pour n’être pas très élégant n’en doit pas être moins agréable : il utilise comme chapeau sa cuvette de toile après l’avoir plongée dans l’eau qui ne manque pas : à tous bouts de champs on rencontre des ruisselets limpides et glacés. Quelles tentations de boire ! Prudents, nous nous contentons de nous asperger et de nous rincer la bouche avec cette eau magnifiques… mais inconnue.

Après une tentative vaine de ma part de trouver un raccourci, nous arrivons en vue du Mont-Dore et à l’ombre de quelques arbres nous stoppons pour déjeuner. A moitié groggy de la nuit quasi blanche du train, Marcelle et Jean préfèrent le sommeil au repas, aussi Paul et moi faisons des prodiges pour absorber toute la viande achetée pour 4 personnes. Las ! nous capitulons à la 3ème escalope…
Et puis c’est la descente sur le Mont-Dore pendant que l’orage s’amasse sur nos têtes et que nous découvrons soudain que le beurre fondu a de grandes aptitudes à se glisser hors des boites pourtant réputées hermétiques.
Nous arrivons en ville où nous nous ravitaillons, expédions du courrier et sirotons un verre dans l’attente d’un orage qui ne vient pas.
Départ pour le Sancy au pied duquel nous comptons camper.
La route monte sans cesse mais doucement et l’imposante masse du Puy de Sancy qui est au bout de nous est un encouragement permanent. Bientôt nous abandonnons la route pour suivre la Dordogne qui dévale du haut de la montagne en deux torrents jumeaux : la Dore et la Dogue = Dordogne. On en apprend de choses en voyage !
Nous camperons sur les bords de cette splendide rivière (qui n’est encore ici qu’un gros ruisseau) où nous trouverons l’eau la plus froide de notre voyage. Paul saigne du nez à s’y débarbouiller et j’ai les pieds engourdis d’y rester à peine une minute. Quel merveilleux frigidaire pour nous. Demain, fait mémorable pendant ces journées si chaudes ; nous utiliserons du beurre ferme.
Au diner une ratatouille niçoise me vaut des louanges qui chatouillent agréablement mon amour-propre.
Et puis c’est notre premier camp de vacances. Et dans quel site ! Ça a une autre allure que les plus beaux coins de la région parisienne.
2 Août – Bien qu’handicapés par un départ tardif nous décidons de déjeuner au sommet du Sancy. Jean veut tenter l’escalade avec son sac.
Nous ne sommes pas trop de trois pour le faire renoncer à cette idée que demanderait, pour son exécution, 3 ou 4 heures, car la pente paraît roide et le soleil, presque au plus haut, est caniculaire.
Marcelle prendra donc le téléphérique avec les quatre bardas et les trois garçons monteront à pied ce qui fera dire plus tard à notre amie : « Je suis la seule à avoir fait le Sancy avec les sacs ! ». Mauvaise fois typiquement féminine…
Pendant que la cabine où se trouve Marcelle seule et peu rassurée (je la comprend) s’élève, nous commençons l’escalade. Bientôt nous abandonnons le sentier zigzaguant pour couper directement vers le sommet. Nous y arrivons après 1 heure ½ de transpiration et d’efforts. Rien d’un exploit alpin, mais une très longue côte à 80% peut-être et des pierres qui cèdent et s’éboulent fort à propos.
Nous rejoignons Marcelle qui nous attend dans la gare du téléphérique en épluchant des haricots, et une ovomaltine est la bien venue. De là, un sentier assez facile mène au sommet du Puy qui est assez mathieusé malheureusement surtout qu’il est au environs de 14 heures et le service, interrompu à l’heure du déjeuner, a repris et les deux cabines versent et reprennent leurs flots de touristes.
Comme il n’y a pas de bois et assez de vent pour proscrire la méta, nous saucissonnons puis par le versant S-E (un sentier de chèvres) nous gagnons une sente assez sauvage qui serpente par les croupes des massifs avoisinants le Sancy.
Le paysage est très nu et désert et par endroits me donne des réminiscences du Désert d’Apremont, du Val des Mohicans. Naturellement c’est du Fontainebleau multiplié par 50 et la Dame Jeanne fait figure de gros cailloux à côté des Trois Sœurs que nous apercevons là-bas au sud.
Après quelques bifurcations nous sommes assez bien désorientés mais nous arrivons pourtant, comme prévu, à N-D de Vassivières. Après avoir fait eau, nous rejoignons la route goudronnée qui mène à Besse où nous devons passer demain.
Et voici le Lac Pavin qui rend lyrique : on voudrait parler de pierre précieuse dans son écrin de verdures de bijou enchâssé dans la forêt, etc. Mais on voudrait aussi trouver pour camper une place à quelques mètres carrés qui ne soit ni boisée, ni rocheuse, ni trop en pente ; et ce n’est pas facile !
Nous suivons en vain le chemin circulaire qui ceinture le lac et comme Marcelle en a assez, Jean continue avec deux sacs. Mais il n’en mène pas large et bientôt il se déclare prêt à camper à flanc de coteau. C’est faisable à condition de se ligoter à un arbre pour prévenir la dégringolade nocturne dans le lac et comme j’ai peu de goût pour ce genre de travail je propose (je n’ai que mon sac, moi !) de pousser un peu plus loin où j’ai cru entrevoir tout à l’heure, de plus loin, une place qui peut-être…
Béni soit Dieu une place épatante se révèle : vue en surplomb sur le lac, au milieu de sapins, terrain assez plat et pas trop dur. Une merveille !
Bientôt, après un diner qu’on voudrait plus rapide, c’est le sommeil et nous en avons besoin.
3 Août – C’est ce matin au petit déjeuner que Paul, qui ne fait jamais de cuisine, nous révélera pourtant sa spécialité : il sera le maitre es délayage du groupe. Jusqu’ici nous ingurgitions généralement des mixtures-petit-déjeuneresques où il y avait autant à boire qu’à manger, mais ce matin le toubib nous apprend ce qu’est un phoseao onctueux et sans grumeaux.
Comme d’habitude nous trainons le matin : photos, raccommodages, corvées d’eau (lointaine, l’eau).
Nous n’arrivons à Besse que vers 12h ½ et nous nous ravitaillons facilement et à des prix moins exorbitants que dans les villes d’eau.
Quel bourg pittoresque avec ses maisons en lave noire. Nous ne nous y attardons pas assez. Suffisamment pourtant pour que le pernod exerce sur moi ses perfides ravages ; heureusement, une fontaine est là toute proche qui me remettra les yeux en face des trous.
Nous avons décidé de déjeuner au lac de Bourdouze, aussi partons-nous assez rapidement vers lui. Malgré les pauses, la fin du trajet est assez pénible car l’ombre a disparu et la route monte, aussi nous nous essaimons au long du parcours quand un coup de sifflet retentit. Paul et moi qui sommes en tête, nous nous retournons : Marcelle n’en peut plus et fait une pause. Une pause, sous ce soleil d’uranium fondu ? (Il est aux environs de 14 heures). J’aime mieux forcer jusqu’au lac où la carte d’E.M. indique quelques ombrages.
Avec Paul, en fourriers, nous y arrivons en eau. Hélas ! ce n’est qu’une étendu d’eau plus ou moins marécageuse sur un plateau assez nu : juste quelques sapins là-bas à droite. Il faut les joindre à tout prix sinon l’insolation nous guette. Nous essayons de couper à travers un marécage plus ou moins asséché, mais comme ça enfonce d’une manière peu encourageante, Paul et moi faisons demi-tour et invitons par gestes à en faire autant les deux autres qui apparaissent sur la crête derrière nous.
Enfin une espèce de ponceau nous permet d’atteindre la terre promise des sapins. Il est tard. Si tard qu’après le déjeuner et un bienfaisant repos, notre montre marquera 18 heures. Nous avons intelligemment choisi pour marcher les heures les plus chaudes de la journée. Or demain devrait être une journée de repos suivant notre itinéraire, et nous sommes encore à 9 km environ du Lac Chauvet auprès duquel nous devions camper ! Suffisamment retapés maintenant, nous décidons une marche de nuit pour l’atteindre. Nous aurons le temps de nous reposer demain et ceci dans un paysage qui n’aura pas de mal à être mieux que celui-ci. Nous repartons donc, et, malgré les fantaisies de notre carte d’EM nous trouvons le Lac de Montcineyre où Jean se baigne pendant que les trois autres se lavent plus sommairement.
Et dans la nuit qui vient, nous piquons plein Ouest…

Après une période d’obscurité complète qui rend impressionnante la moindre colline à gravir et d’aspect redoutable le plus petit ruisseau à sauter, voici enfin la Lune qui se lève et nous éclaire mieux que la lampe électrique que nous devons ménager.
Nous randonnons dans des prés très vastes qui, sous la clarté lunaire, semblent immenses et seulement limités par les collines que nous voyons là-bas.
C’est féérique et donne une impression d’un autre monde. Un silence magnifique règne seulement troublé, par moments, par le vent et de lointaines sonnailles de troupeaux.
Le terrain, assez aisé jusqu’à présent nous donne maintenant du fil à retordre : voici un rideau d’arbres qui se transforme bientôt en maquis. Jean et moi, vieux durs-à-cuire, ça va, mais des fléchissements se produisent chez les autres deux.
Marcelle n’est pas loin de déclarer forfait et est fort « impressionnée » par l’obscurité, surtout en sous-bois. Quant à Paul il ne se plaint guère mais sa vaillance est mise à rude épreuve car le malheureux est brûlé de coups de soleil et les branches plus ou moins épineuses ne l’épargnent pas. Réminiscence d’un cas semblable, pour moi, dans le Jura, l’année dernière.
Une halte-ovomaltine est décidée pour remonter le moral des troupes après laquelle les deux plus valides partent en exploration et sont assez heureux pour découvrir un sentier malgré tout plus adéquat à la progression que le maquis au milieu duquel nous nous débattions.
Après être sortis du bois, nous passons un dernier ruisseau et abordons à nouveau les pacages dont la traversée est saluée par les abois des chiens d’une ferme voisine qui longtemps donnent de la voix. Il est à craindre que cela n’influence défavorablement le sommeil, et, par là, les bonnes dispositions des paysans à notre égard. Enfin une route goudronnée nous permet de nous réorienter car nous « nagions » depuis quelques temps. Nous franchissons une rivière (sur un pont cette fois) et après une grimpette terriblement dure, pour moi, du moins, nous ne voyons toujours pas le Lac Chauvet qui doit être tout proche pourtant. Nous nous égaillons en tirailleurs : tout d’un coup je l’aperçois : des coups de sifflets triomphaux en avertissent mes amis qui se rabattent sur moi.
Après quelques recherches pour trouver un coin idoine, nous montons nos tentes et dinons avant de sombrer dans un sommeil réparateur.
Il est aux environs de 3 heures du matin.
4 Août – Aujourd’hui, jour de repos. Après un lever tardif amplement justifié par la journée, plus spécialement la nuit, d’hier, nous petit-déjeunons. Puis, Jean et moi, allons au ravitaillement dans la ferme qui se dresse de l’autre côté du lac. Fromage. Pommes de terre. Pain. Eau fraîche. Mais que la promenade autour du lac est donc jolie !
Nous passons la journée en lessive, raccommodage, baignade, cuisine fignolée, etc. et dolce farniente.
Un splendide coucher de soleil magnifie le lac, puis une veillé à l’harmonica autour du foyer qui meurt finit la journée.
5 Août – Ce matin après l’orage de cette nuit le temps est maussade et le soleil boudeur ne se montre que de courts moments pour se faire mieux regretter. Bon temps pour la marche aussi les bornes défilent. Nous nous ravitaillons en route aux fermes, puis à Picherande (où un cordonnier au grand cœur et ennemi du marché noir regrette de n’avoir pas de chaussures à ma taille : 700 francs, sans bon !)
Il commence à bruiner mais un toit de verdure nous met à l’abri et nous permet même d’allumer un feu et de manger chaud.
Ensuite le temps paraît s’éclaircir et nous continuons sur La tour d’Auvergne sous des nuages bas qui se déchirent aux collines en guenilles grises ou blanches.
Nous obliquons sur la gauche 2 km avant La tour, vers la cascade du Pont de Pierre où nous voulons camper. Malgré les renseignements qu’on nous fournit, nous avons quelques peines à la trouver et tout d’un coup nous voici devant un à-pic assez impressionnant. Un sentier (ou un lit de torrent à sec ?) nous permet de descendre dans la vallée où serpente la rivière qui forme la Cascade. Des défaillances se manifestent.
Jean nous estime perdus ou bien voit dans une cascatelle minuscule la Cascade que nous cherchons.
Quant à Marcelle suivant son habitude elle ne se plaint pas, mais son attitude est suffisamment éloquente pour que Paul l’allège de son sac et s’en charge en plus du sien.
Enfin nous trouvons cette fameuse Cascade du Pont de Pierre et malgré la pénombre elle se révèle assez jolie pour ne nous pas faire regretter la difficulté que nous avons eu à la découvrir. Quel coin de camps !
Nous montons les tentes relativement loin l’une de l’autre car les emplacements sont exigus.
6 Août – Ce matin le ciel est encore couvert aussi les photos s’en ressentiront-elles malgré la beauté des sujets.
Par des chemins de traverse pittoresques nous atteignons La Tour-d’Auvergne où je reste seul à attendre l’ouverture de la poste où j’ai à faire pendant que les trois autres vont de l’avant.
Et comme je les rejoins, je trouve, sur un sentier… un louis d’or ! Voilà qui amortira mes frais de vacances. Sacrés Auvergnats faut-il qu’ils travaillent de la lessiveuse pour semer ainsi l’or sur les chemins !
Je retrouve ensuite mes trois amis qui, en bordure d’un ruisseau, non loin de la route, préparent le déjeuner. Déjeuner au cours duquel Marcelle nous démontre l’art de faire sauter les pommes de terre, chose qu’aucun gars ne savaient faire correctement. Paul, Jean ou moi commencions d’abord des patates sautées, puis se rabattaient sur des pommes de terre en ragoût quand ça commençait à attacher, et souvent, on finissait par manger de la purée en bénissant le ciel quand elle n’était pas brûlée.
Nous arrivons aux Granges, deux kilomètres après Tauves où le pain manque depuis 4 jours (merci, Monsieur le Ministre de Ravitaillement). Nous nous éparpillons à la recherche de ravitaillement. Quand je retrouve les autres ils me disent avoir 6 œufs. « Du courage ! Soyez forts ! Leurs dis, j’en ramène 17 ! Et 1 litre ½ de lait ! » C’est la surproduction dans toute son horreur.
Quoi d’étonnant que nous mangions une omelette ce soir-là ?
7 Août – Le temps paraît s’être définitivement remit au beau, ce matin. Pendant que nous prenons le petit déjeuner je reprise mes chaussettes à la grande surprise d’une bergère qui nous observe et qui ne nous cache pas son admiration étonnée pour les gars de la ville aux habitudes peut-être curieuses mais bien utiles.
ce matin, en route, nous faisons quelques rencontres…. émotionnantes : d’abord celle d’une troupe de bovins parmi lesquels un taureau à l’air pas calme pour deux sous et qui, en nous voyant meugle en baissant la tête pour nous montrer les cornes d’une manière que je juge inamicale. Deuxième rencontre : une vipère lovée sur le talus de la route et qui s’empresse de mettre de l’espace entre elle et nous. Ça vaut mieux.
Et voici Avèze à l’entrée des gorges qui portent son nom et où nous sommes impatients de retrouver la Dordogne non revue depuis le Sancy. Nous faisons des vivres dans ce pays qui n’a pas vu de pain de Ravitaillement depuis 15 jours set où le seul brignolet à trouver est au noir.
Un estropié nous indique aimablement le sentier qui nous descendra au fond des Gorges. Parcours splendide qui rappelle les Ardennes en plus d’un endroit. La sente, à flanc de coteau zigzag parmi les sapins dont certains de tailles respectables. D’autres arbres, abattus par le vent, paraissent en travers du chemin.
Au fond des gorges quel enchantement ! La Dordogne, qui a grossi depuis notre première rencontre, est maintenant une belle rivière tumultueuse qui coule dans une vallée étroite où de petits pré prennent le peu de place libre entre les versants rocheux ou boisés mais toujours abruptes. Un gentil pont rustique enjambe l’eau.
Nous décidons de descendre les gorges, d’abord par la route, à flanc de coteau, puis, si possible, par le fond même où il n’y a plus ni route ni sentier.
Après un bon déjeuner auprès de la belle Dordogne nous partons vers l’aval.
Une heure après environ Marcelle a une défaillance. C’est mon tour de porter son sac. Mais sur un terrain aussi à pic que celui où nous descendons à présent ce n’est pas toujours sans difficultés.
De nouveau en arrivant en bas nous replongeons en pleine féérie. Nous progressons dans un paysage magnifique et la fraîcheur de la Dordogne, que nous devons traverser à gué plus d’une fois, nous fait mieux apprécier le bon soleil qui va nous quitter pour se coucher derrière les hautes collines qui nous enserrent.
Parfois nous traversons la rivière sur des passerelles faites d’une poutre à peine équarrie avec pour main courante un simple filin qui se balance presque dangereusement pour notre équilibre. La dernière passerelle rencontrée c’est encore mieux : une simple planche. Mais une planche de 10 ou 12 mètres de long au-dessus d’eau qui justement gronde en écumant à cet endroit
Nous nous désaltérons dans une auberge d’un hameau isolé puis repartons à la recherche d’un campement car il commence à se faire tard.
Nos tentes se dresseront en bordure de la rivière, dans un pré qu’enserrent collines et forêts.
Le plus beau camp des vacances, à mon goût.
8 Août – Ce matin, levé de bonne heure, je suis retournée à l’auberge d’hier. Je reviens avec lait, pain et œufs : je suis du dernier bien avec la patronne. Après un copieux petit déjeuner nous levons le camp.
Quelle étape ! Une rive puis l’autre du cours d’eau devenant impraticable, nous passons à gué plus de dix fois car il n’est même plus question de passerelle ici : la vrai nature.
Nous déjeunons dans un ilot sableux qu’entoure un paysage merveilleux de calme et de sauvagerie, puis nous continuons à chercher un sentier qui devrait se trouver à droite.
Finalement nous disons adieu à la Dordogne et remontons par la vallée d’un de ses affluents jusqu’au plateau d’où la vue s’étend très loin. Nous voyons tout le massif du Sancy où nous avons randonné il y a quelques jours seulement.
Enfin un pays où nous allons faire le point car nous sommes un peu égarés. Ce doit être Planchadelle.
« Pardon, Madame, comment s’appelle le pays ? » demande Jean à une vieille indigène.
Pas un mot de réponse !
Je m’enhardis à poser la même question à une autre :
« Y’en a pas ! » me répond-elle d’un ton péremptoire…
Bizarre n’entendrait-on point le français, ici ?
Tout s’explique avec d’autres personnes pour qui notre langage parait intelligible. Nous sommes à Pradelles et il apert que nous avons descendu les gorges d’Avèze bien plus loin que prévu, presque jusqu’au confluent du Chavannon, rivière que nous allons remonter maintenant vers Eygurande, le terminus.
A Savennes, après un ravitaillement laborieux mais finalement substantiel, nous buvons un coup malgré l’indignation de Jean qui proteste son attachement au régime sec, pour ce soir, car il set déjà tard. Pouvions-nous agir autrement après avoir fait le plein d’eau et demandé la monnaie de mille francs au seul café du pays ? Quoiqu’il en soit Jean est vexé que nous ayons passé outre à ses conseils et il fera la tête pendant près d’une heure ! Ce qui est bien rare chez lui.
Nous avions décidé de camper ce soir près de Chavannon, mais, nous nous égarons dans un chemin de traverse et nous aboutissons finalement dans la vallée d’un de ses affluents, qui baptisé par nos soins du nom de Vallon Perdu, servira de cadre à notre camps de ce soir. C’est gentil d’ailleurs non loin d’un ruisselet et au milieu de petits sapins.

Réellement Jean n’est pas à prendre avec des pincettes ce soir. Voilà que pour une ridicule histoire de partage d’œufs, il prend la mouche une fois encore ! Décidément il n’est pas dans son assiette…
Puisse la nuit, maintenant complètement tombée, lui calmer les nerfs.
9 Août – Ce matin marque le début de notre dernière journée à quatre. Demain Marcelle et Paul reprennent le train pour Paris. Jean et moi, plus chançards, le prenons pour Aubusson et finirons les vacances en canoë sur la Creuse.
L’étape d’aujourd’hui comprend d’abord la traversée d’une zone récemment déboisée où les arbres laissés sur place forment un enchevêtrement invraisemblable au milieu des branches duquel nous nous frayons un passage non sans peine ni microtraumatismes. A la fin nous sortons quand même de ce fouillis inextricable mais c’est pour nous enfoncer dans un maquis qui devient de plus en plus épais.
C’est au moment où nous finissons par émerger dans le fond de la vallée où se trouve un espace libre, que l’orage, qui menaçait depuis un moment, éclate.
Nous nous réfugions sous les feuilles et en profitons pour préparer notre déjeuner car il se fait déjà tard. Bientôt malgré la pluie qui tombe à verses, un feu de bois brûle.
Le déjeuner terminé la pluie est calmée et je profite de l’éclaircie pour partir en éclaireur. Je découvre le Chavannon à 500 mètres de là. Une eau pas ordinaire : si noire que par 20 cm de profondeur le fond est invisible !
Je fais demi-tour, et nous repartons à quatre. Quand nous arrivons à la rivière l’orage reprend et sous nos capes imperméables nous patientons.
Tout à coup la foudre tombe bougrement près pour notre goût, à 200 m peut-être mais dans ces gorges ça résonne fort et l’incident produit parmi nous des « mouvements divers ».
Enfin la pluie se ralentit et il bruine doucement : çà parait bien parti pour durer des heures. Or nous devons passer à gué. Que faire ? Attendre encore ? Nous avons déjà perdu assez de temps.
Jean et moi irons en fourriers : ce n’est rien : 30 ou 40 cm d’eau au plus profond, mais avec cette eau noire, sous la pluie qui tombe et avec le tonnerre qui gronde sourdement, c’est assez impressionnant.
Nous atteignons l’autre rive où nous laissons nos sacs pour avoir plus de liberté dans les mouvements pour aider les deux autres.
J’hésite à abandonner nos affaires sans protection sous la pluie, aussi j’enlève ma cape imperméable et les en recouvre. Quand à moi, plutôt que de mouilles mes effets, je « tombe » short et chemise et les mettant également à l’abri je repars avec Jean en slip linge pour chercher le reste de la troupe.
Grâce à une bosse de canoë que nous avons emportée dans l’espoir de faire du varappage nous nous encordons et assurons ainsi le passage de Marcelle et Paul, assez émotionnant pour deux non nageurs avec ces pierres qui glissent tant et plus.
En slip linge sous la flotte et les autres en capes imperméables, je dois avoir l’air original, pour le moins.
Je me sèche, me rhabille et longeant la voie de chemin de fer, nous allons vers Eygurandes sous une bruine qui tombera encore pendant près d’une heure.

A deux kilomètres avant Merlines, là, au fond des Gorges quel coin splendide pour camper. Et combien impressionnantes sont les gorges sous ce ciel si bas que les nuages s’effilochent aux rochers. Pendant que Marcelle et Paul poussent jusqu’au pays, because ravitaillement, les deux autres, avec les 4 sacs (deux sacs par personne doivent être un maximum, à mon avis) descendons vers le camp futur.
En route on nous déconseille l’endroit, le propriétaire étant, parait-il, une espèce de sauvage qui reçoit les campeurs à coups de bâton et les raccompagne à coups de pierres.
Diplomates, nous nous dirigeons directement chez le terrible terrien à qui je dispense tant de coups de chapeau et de bonnes paroles qu’il devient très accueillant et pousse l’amabilité (ou la méfiance) à nous guider et à nous accompagner jusqu’au coin que nous avons choisi et où le reste du groupe nous rejoint bientôt.

Pour ce dernier camp à quatre, nous sommes dans un endroit grandiose et fantastique dont l’eau noire, les rochers sombres, et la brume épaisse, qui glisse par nuages dans les gorges, ne font qu’accentuer le caractère lugubre. Pour souligner l’ambiance il faut se souvenir que le propriétaire nous a prévenus que c’était pourri de vipères « rouges et noires » et que l’eau était mortelle. C’est tout.
10 Août – Ce dernier matin, fait assez extraordinaire, Paul s’est levé de bonne heure car il doit tailler sa barbe (qu’il s’est laissé pousser comme moi) et, de plus, aller à la messe avant de prendre son train auquel je l’accompagne quelques heures après.
Nous nous quittons après un Pernod d’adieu et je vois encore sa tête nouvellement barbue monter dans le wagon.
Quant à Marcelle il a été décidé qu’elle passera encore cette journée avec nous et ne prendre le train que de nuit.
J’ai rendez-vous avec les deux autres (qui ne sont pas venus jusqu’à la gare) devant l’église de Merlines. C’est une de ces gentilles églises de campagne qui me font parfois regretter de n’être pas croyant
Je suis assis sous son porche depuis 10 minutes à peine que Marcelle et Jean m’y rejoignent : nous partons pour Merlines – gare où se trouvent le bourg et les commerçants. Il est bien tard et tout est fermé mais, heureusement, une brave mercière me cède légumes et graissage dont nous avons bien besoin.
Nous partons vers Eygurande et faisons halte pour déjeuner près d’un ruisseau. Une pluie torrentielle nous oblige à nous abriter sous nos capes, puis sous la tente montée en hâte.
Nos haricots verts ne sont même pas à moitié cuits mais l’eau a déjà bon goût et additionnée de Viandox ça donne une soupe épatante. Quant aux haricots eux-mêmes je suis le seul à les apprécier vraiment.
La pluie se calmant, je pousse seul jusqu’à Eygurande pour passer à la poste et compléter le ravitaillement. Dans les fermes du coin, rien à faire, c’est le classique « Ah ! pauv’on a rien ! ». Une fermière a même dit hier à Paul « Ah ! pauv’on est plus malheureux que ceux qu’en ont pas ! » alors qu’il demandait du lait.
Dans la soirée nous rentrons à Merlines et, comme le temps est maussade et que cette demie journée d’inaction forcée nous a rendu paresseux, nous décidons, une fois n’est pas coutume, de diner au restaurant.
De là nous retournons au café où nos sacs sont en consigne et nous commandons des consommations pour tuer le temps : deux heures avant nos trains.
Marcelle dort, Jean somnole, j’écris du courrier et petit à petit le temps s’écoule.
Nous sortions dans la nuit brumeuse et brusquement froide et nous n’avons guère chaud sur le quai de la gare.
Baisers. Poignée de main. Le train est parti…
Le nôtre est là qui nous attend. Nous trouvons un compartiment vide où allonger nos anatomies et où nous entretenons le vide par des toux bruyantes, catarrheuses et peu encourageantes pour les malheureux qui s’y hasardent puis, vite, abandonnent le coin aux deux simili-tubars.
Les vacances pédestres sont finies : place au canoë !