Janvier 1948 – Orléanais
Voilà bientôt deux mois que je suis soldat.
C’est parfois long deux mois à ne rien faire d’autre que du travail d’automate : maniement d’armes, revues diverses généralement plus inutiles les unes que les autres, corvées où chacun tire au flanc le plus possible. Combien est rare le travail constructif ou seulement intéressant ! Et puis c’est le « matthieuisme » poussé à la caricature, après les travaux ridicules le délassement est minable : bal, cinéma, café. Quant à la tenue de sortir elle paraît avoir été soigneusement étudiée pour gêner ou empêcher tout amusement tant soit peu sportif. Le manteau, ample à souhait et trop large d’épaule, vous engonce. Le calot, qu’il faut porter réglementairement à 1 cm au-dessus du sourcil droit est en équilibre généralement instable et ne protège pas plus du soleil que de la pluie. Bien entendu « streng verboten » de mettre ses mains en poche et les gants… Avec tout cela, comment s’arranger pour randonner ce qui est, pour moi, la forme la plus tentante du sport ?
J’ai pourtant résolu le problème.
Ce matin dimanche je me présente au poste avec mon treillis de travail en dessous de ma tenue de sortie réglementaire. Une musette et un sac à dos américain contiennent mon bagage de randonneur : ravitaillement entre autre car je déjeune en plein air.
« Permission de sortir, chef de poste ? »
Un œil inquisiteur me toise. Ça va.
Salut. Demi-tour à droite.
Je sors et ramasse mon bagage discrètement laissé dehors car dans tout ce que je sors c’est bien le diable s’il n’y a pas quelque chose d’interdit.
Impatients, mes pas sonnent sur le chemin de la Liberté. Et bientôt je transpire car avec mon treillis en plus de ma tenue de sortie et de mon manteau…
Le jour se lève à demie et, Dieu merci, le ciel est à moitié dégagé : c’est inespéré car ce matin il bruimait d’une façon peu encourageante.
Je passe le Pont Georges V sur la Loire et me trouve reporté trois mois en arrière alors que, civil, je partais pour une vadrouille automnale solitaire sur les bords de ce fleuve que j’aime tant.
Aujourd’hui, je gagne un petit bistrot repéré il y a quelques temps où, après une consommation (pour me concilier les bonnes grâces du patron) je laisse mes pelures inutiles : je reste avec mon treillis vêtement agréable pour la randonné d’hiver.
Je suis parti dans le matin un peu brumeux mais qui déjà promet une belle journée avec Phébus qui cherche, là-bas, à pointer derrière la levée.
Et tout de suite je retrouve la merveilleuse ambiance de la randonnée-camping.
Après une courte halte à un petit bras de Loire (futures intentions halieutiques) je continue vers l’amont où je retrouve avec joie, presque attendrissement, les coins vus il y a trois mois. Leur physionomie est transformée avec la saison, mais c’est toujours la même tranquillité, la même solitude que l’on apprécie encore mieux en sortant de la caserne où tout est bruit grossier et agitation ridicule quand ce n’est pas apathie amorphe.
Comme on comprend mieux la calme beauté d’un paysage et comme on respire mieux l’air pur de la campagne quand il y a si peu de temps encore on était assourdi par les hurlements des diesels puants et lacrymogènes des chars d’assaut. Et comme ces grosses masses de ferraille symbolisent bien la brutale emprise que l’homme cherche à imposer à la Nature.
Mais j’oublie vite ces mauvais souvenirs et suis tout au bonheur de l’heure présente et de ma chère liberté recouvrée pour 24 heures.
J’ai la chance que le soleil soit de la partie et quand il se cache, par courts moments, derrière des cumulus si photogéniques, je me morigène d’avoir oublié mon appareil photographique. Imagine-t-on semblable oubli ?
Vers 10 heures je fais une petite halte pour me restaurer et je pense à ces paroles de la Tombelle : « le casse-croute au sommet du col après l’effort, c’est la suprême récompense ». Sans avoir autant mérité mon repas que ce cycliste escaladeur de montagne, je n’en comprends pas moins, une fois de plus, la vérité de ces paroles.
Et puis, départ.
Je traverse un petit bois par un sentier qui par moments, semble se perdre tant il est étroit et tant la végétation l’absorbe et l’efface. A la fin il devient tellement symbolique que je progresse presque à quatre pattes. C’est pour déboucher sur un chemin de tout repos qui me conduit sur la levée qui maintenant longe la Loire. Je laisse à ma droite la ruine repérée et visitée lors de mon dernier passage et continue vers Sandillon dont je dois encore être à 4 ou 5 km.
Après une visite à une ferme où je fais provision d’eau, je quitte la levée qui s’éloigne du fleuve. Cheminant au bord de ce dernier je traverse un terrain coupé de petites montagnes russes puis trouve une place sympathique au pied d’un pin et m’y installe pour déjeuner.
Malgré le vent assez violent j’allume un feu de bois où, non sans difficultés, je fricotte mon repas. Quelle joie de procéder au rituel de la cuisine de camping et comme cela me reporte à d’autres camps merveilleux du passé et de l’avenir pour lequel j’ébauche des projets.
Quel plaisir aussi de manger, seul dans la Nature, une tambouille faite par soi ! Ici encore, malgré moi, j’établis un parallèle entre le réfectoire bruyant et incommode et ce coin idéalement solitaire.
Je repars après une rapide vaisselle et pousse une pointe jusqu’au lieu où j’avais déjeuné la dernière fois et où je reprends la levée que je suivrais pour rentrer à Orléans.
On m’avait toujours prédit : « quand vous serez soldat, cela vous guérira du camping ».
Ridicule ! J’aime la nature plus que jamais et la randonnée-camping devient une religion à mes yeux.
C’est dans le bruit de la caserne que j’ai pensé à la musique mélodieuse du vent ou de l’eau, c’est dans la fumée des diesels qui voilait le ciel et transformait sa clarté que j’ai mieux compris la douceur d’un air pur et d’un paysage champêtre.
Aussi c’est plein du courage puisé dans cette journée de liberté que je retrouve la ville vers 17 heures et, redéguisé en élégant ( !?) militaire, j’ai encore le temps de m’y promener un peu à la lumière du soleil qui se couche.
Voilà toujours une journée où je n’aurais pas vécu la vie stupide des autres soldats.
Voilà toujours une journée de liberté gagnée sur l’esclavage mathieux.
Voilà toujours une journée de Vie.