3 Avril 1950
Le car puant le gazole roule et tangue dans les rues de Nice, bientôt, il s’élance le long du Var sur la nationale toute droite qui mène vers le but qui s’étale, prometteur, sur le fond rouge de sa carrosserie : Vallée de la Tuée.
Mon sac sur les genoux, je suis aux anges et, ne pouvant contenir ma joie, je l’extériorise par des chansons. La vie est belle : quinze jours de liberté en montagne… Et des projets plein la tête et le cœur. Dans l’ensemble, voici mon plan : profiter de la neige encore abondante pour m’initier au ski et, quand je pourrais me débrouiller, en route pour une petite randonnée vraiment alpine dans la neige.
A côté de moi, des campeurs skieurs me donnent quelques renseignements utiles. Ils descendent au Pont de Paule et vont passer la nuit avec des scouts qui ont établit ici un énorme camp à deux pas… d’une usine hydro-électrique ! Sans commentaires.
Le crépuscule tombe maintenant et les premiers versants nord sérieusement enneigés paraissent. Quelle féérie qu’une nuit en montagne ! Malgré le ferraillement du car je me sens déjà dans la vraie nature. Après trois heures et demie en tout d’un trajet qui m’a paru bref par sa beauté, voici le Terminus, Saint-Etienne-de-Tinée où je descends dans une nuit de paix. On m’indique la route et la grimpette commence. Je n’ai qu’une huitaine de km à faire avant Auron près duquel je compte camper ce soir et, de plus, la route est goudronnée qui ne justifie guère le propos qu’on m’a tenu tout à l’heure : « Tenez bien votre droite, à gauche c’est le vide ! ». Sacré méridionaux…
Par moments la lune se débusque de derrière les nuages et je devine des points de vue merveilleux. Voici les premières plaques de neige conservées dans les creux, quelle joie en moi ! Je monte dans une forme éblouissante qui vient encore relevé si possible le paysage que le ciel maintenant clair me permet d’observer. On voit des sommets neigeux un peu partout et c’est merveilleux de grandeur.
Sur la route un groupe de gars arrive à ma rencontre : ils descendent d’Auron à la rencontre d’un de leur ami pour qui ils me prennent d’abord dans l’obscurité.

En cinq minutes, méridionaux bavards, ils m’ont appris où et comment ils ont connu cet ami, qu’il doit passer quelques jours avec eux, que s’il n’est pas là maintenant c’est qu’il a manqué son car, qu’ils retournent à Auron, qu’il y a une séance de cinéma ce soir, qu’ils ne veulent pas la manquer. Quel débit de paroles, et ce n’est pas fini… Et moi, qu’est-ce que je compte faire ? Du ski ! L’un d’eux a justement une paire de « lattes » à vendre. Comment, vous voulez camper sur la neige demain ? Folie ! Congélation garantie… et randonner seul en montagne ! Suicide inévitable… Que de fois ai-je entendu cet air depuis que je me suis ouvert à quelques uns de mes projets. Ce ne sont pas ces pies bavardes qui me feront changer d’avis. Je les quitte pour aller piquer ma tente au dessus d’Auron dont les toits luisent doucement sous la lune parmi les montagnes toutes blanches maintenant.
Quel camp ! Je revois les pauvres scouts près de leur usine hydro-électrique…
Si le vent se lève ce serait ici, dans une zone très soufflée, aussi, le ciel se couvrant à nouveau, j’adopte pour ce soir la position de combat pour l’itisa en supprimant les murs et je consolide les piquets par des pierres.
Il est 23 heures. Bonsoir.
4 Avril – Ce matin ciel pur et soleil : que diable, je suis en Provence et les menaces des nuages d’hier soir n’étaient que galéjades. Je cuis mon déjeuner et après les rituelles photos du premier camp, je plie et descends vers le village.
Un village mort ! Pas un chat ! Tout le monde y dort et il est 8 heures passé. Pas courageux le monde par ici !
Au refuge fédéral, chalet d’autant plus sympathique que l’ensemble de l’agglomération fait assez mathieux, je trouve pourtant quelqu’un de levé. En attendant un professeur de ski avec qui je voudrais prendre contact, je déjeune une deuxième fois en expédiant des cartes postales, histoire de passer le temps. Puis je loue une paire de skis à un certain Erik, gars sympathique à l’accent nordique ou germanique qui me donne des conseils intelligents pour camper sur la neige au lieu des traditionnelles et idiotes prédictions défaitistes habituelles.
Le professeur de ski enfin levé (il est près de 9 heures) il me conseille de passer sans lui la première séance. Je prends donc la borne du téléphérique après quelques achats de ravitaillement. Là encore mon volumineux sac à dos fait sensation et quand on apprend que je compte coucher « là-haut », ce sont les mêmes condoléances attristées que partant relatives aux pneumonies, rhumatismes, membres gelés, etc. Je passe pour un fou ou un désespéré. On note la direction que je compte prendre pour m’envoyer des secours dès que nécessaire ! Ils finiraient par me faire peur si je n’étais pas entêté comme une mule. A propos de peur, je suis tout étonné de n’être pas ravagé par le vertige dans la benne qui nous véhicule au dessus de paysages aux perspectives plongeantes.
Plateau de Las Donnas. Terminus : 2 300 et quelques mètres. Je pose mon sac près de la gare du téléphérique et chausse mes skis : il y a une heure environ qu’on m’a montré comment faire. Puis je m’escrime sur mes planches et les résultats ne sont pas décourageants : j’arrive à faire une trentaine de mètres sans tomber. Mais les hics, ce sont les pentes un peu fortes. Là, je ne suis guère brillant et, par malheur pour mon entrainement le plateau offre une surface moyennement pentue très restreinte. Tout de suite ce sont des versants où ce serait actuellement un suicide pour moi de me risquer.
Il est midi et je prends mon sac pour gagner le col de Blainon où je veux monter mon itisa ce soir. Il s’y trouve un abri où je pourrais éventuellement passer la nuit si le froid est vraiment aussi terrible que tous le prétendent. Certains ne parlent ils pas de 20 à 30°C sous zéro ! Le sac sur le dos, le peu d’adresse que j’ai pu acquérir disparait totalement car je suis terriblement raidi par cette charge et par la fatigue qui commence à se faire sentir. Mais le col n’est qu’à 3 ou 4 km à 300 mètres plus bas, aussi, en route. Les premières centaines de mètres se passent sans trop de difficultés mais bientôt la pente s’accentue et alors ce n’est que chutes sur chutes. Et dans la neige maintenant très molle ce n’est pas rien de se relever avec le barda sur le dos. C’est à peine si j’y arrive. A ma droite une crête de rochers perce la neige : je m’y rends et, déchaussant je gagne vers le bas, les skis sur l’épaule. Dès que le terrain est faisable pour moi (en fait à moins de 10% ou 15% de pente) je rechausse et continue à ski.
Heureusement c’est l’heure du déjeuner et personne n’est là pour me voir me débattre. Un gars qui fait du ski ses planches sur l’épaule doit être assez comique et entendre rire de moi alors que je sue sang et eau me serait plutôt pénible.

Ici, plus de rochers et une pente trop raide pour moi. A ski, je fais deux mètres et je tombe. Héroïque ou inconscient je déchausse et continue en enfonçant dans la neige bien souvent jusqu’au ventre. Après plus d’une heure d’efforts, je suis complètement liquéfié et à peine à mi-chemin. Sous peine de tomber faible il faut manger. Je pique mes skis, je pique mes bâtons et, assurant mon sac sur eux, je m’installe en plein soleil pour casser la croûte. Quel soulagement de troquer les lunettes de glacier toute embuées pour d’honnêtes lunettes de soleil normales ! La réverbération est aveuglante et malgré toute ma bonne volonté il m’est impossible de regarder le paysage à l’œil nu plus de deux ou trois mètres. Quelle catastrophe si l’on perdait ou cassait ses verres dans de telles conditions !

Pruneaux secs, abricots secs, ovomaltine, chocolat, sucre. Ça va mieux ! Je range mes affaires avec des soins méticuleux car si quelque chose m’échappait ici quelle dégringolade. Et en route vers le col de Blainon. Encore quelques centaines de mètres de marche épuisante dans la neige de plus en plus molle en s’écartant de la corniche de droite qui parait dangereuse, puis un terrain un peu plus plat me permet de rechausser. Aussi ai-je une allure décente ou presque pour arriver au petit refuge de tôle ondulée qui domine le col. Cette construction dépare le paysage mais elle est la bienvenue aujourd’hui car elle représente quelques mètres carrés sans neige et à l’ombre. Je m’écroule dans une demi-somnolence, la tête bourdonnante et le visage en feu car malgré la graisse qui me oint Phébus ne m’a pas loupé. Réveillé après quelques temps, je me prépare un thé-aspirine sur un feu de bois allumé avec des prodiges de persévérance ou d’entêtement puisque j’ai un réchaud à essence. Mais la crainte d’épuiser trop vite mon combustible me le fait épargner farouchement. Le feu de bois qui traine ici est humide ou vert. Je casse encore une petite croute, puis des gamelles pleines de neige à fondre sur les tôles brulantes, je passe le reste de l’après-midi à récupérer et à réfléchir.
Pour arriver à des résultats potables à skis, c’est-à-dire pouvoir espérer randonner avec un sac sur le dos, il me faudra au moins une huitaine d’entrainement. Outre le danger du ski en randonnée solitaire (je ne parle pas du coup qui m’a sonné la cheville tout à l’heure : je suis débutant donc maladroit, mais combien de skieurs confirmés claudiquent avec entorses ou fractures) il y a bien plus grave. Je devrais rester sédentaire pendant plus d’une semaine. Il est vrai que le cadre est merveilleux, mais malgré tout ce sera le même cadre pendant tout le temps. Et si le temps empêche l’entrainement, retardant ainsi mon départ pour la randonnée, but suprême ? Et si je ne tiens pas le coup physiquement ? Et si, abomination de désolation, je me brise, luxe ou démets quelque chose pendant l’apprentissage ? Mais l’essentiel c’est que cela m’impose huit jours d’arrêt au moins à Auron alors que la montagne me propose mille itinéraires. Evidemment si j’habitais Nice ou une quelconque ville à proximité de la neige et si je pouvais passer un weekend à ski comme j’en passe un à Bleau cela vaudrait la peine de consacrer du temps à apprendre ce sport. Mais quand aurais-je l’occasion de revenir sur la neige ? J’ai la chance de n’avoir pas eu le coup de foudre pour le ski et d’en être lassé physiquement, profitons de ces dispositions pour abandonner nos projets primitifs et en construire d’autres.
Le ski est mort : vive la randonnée pédestre !
J’ai vite sorti mon arsenal de cartes de la région, emportées par prudence et je me mets à bâtir un itinéraire.
Mais le soleil baisse, la neige gèle : il me faut monter ma tente. Je piétine avec conscience la surface nécessaire et dans la neige pilée qui gêle vite les piquets paraissent tenir ferme. Je les renforce pourtant par mes skis, mes bâtons et des pierres trouvées dans l’abri.
Quelles joie et gloire de voir l’itisa montée sur plus d’un mètre de neige au-dessus de 2 000 ! Voici un camp assez patagon malgré la montée en télé, courte concession au mathieuïsme, d’ailleurs rachetée par la progression dans la neige. Je pense avoir mis environ trois heures pour franchir les 4 km de distance et quelques 300 m de dénivelé qui me séparent du plateau de Las Donnas. Trois heures d’efforts pas pour rire. Des images classiques de la littérature-ski sont dans ma tête : il glissait aérien, léger comme une mouette, équilibre de rêve, loi de la pesanteur vaincues, ivresse de la vitesse, griserie de la glissade… Ce n’est pas exactement ce qui caractérisait mon allure de vieille tortue rhumatisante.
Dois-je avoir honte de ma capitulation ? Je ne crois pas. J’ai donné ce que je pouvais et pour un débutant ce ne fut pas si mal. Dès les premiers pas avec mon sac j’avais réalisé les difficultés à rencontrer mais je n’ai pas fait demi-tour. Le tout est de définir la délicate limite entre l’entêtement et la persévérance.
D’ailleurs la sérénité du lieu verse la tranquillité dans ma conscience patagonne. Quel paysage ! Comment décrire ce qu’on peut ressentir seul devant sa tente parmi ces montagnes neigeuses ? Si le physique se ressent encore un peu des épreuves de la journée, le moral, lui, est au plus haut. Comment pourrait-il en être autrement quand on a la chance que j’ai ?
Peu soucieux de recommencer mes exercices pulmonaires de cet après-midi (3/4 d’heure à souffler sur un feu languissant pour obtenir un peu d’eau chaude) je vais utiliser mon réchaud à essence. Aussi le grand silence est-il bientôt troublé par son bruit de lampe à souder. L’ambiance est de plus en plus « Grand Nord » et, après un solide diner qui compense ma frugalité de midi, P.E. Victor au petit pied, je m’introduis dans mes duvets après un dernier coup d’œil au paysage nocturne.
Je voudrais remercier un Dieu du bonheur qui m’est dispensé.
J’ai passé une bonne nuit bien qu’un peu fiévreuse car mes coups de soleil me rôtissent. Les racontars quant au moment mortel qui m’attendaient étaient bien des exagérations. Je regrette maintenant la proximité du refuge, porte de secours que je m’étais ménagée en cas de congélation imminente.
Petits ennuis pour mettre mes chaussures gelées et dures comme bois : l’une d’elles est absolument impossible à enfiler. Moyen énergique de les ramollir : faire pipi dessus.
Ce matin encore ciel pur. Comme je veux évacuer la place avant que la neige ne ramollisse trop, mon réchaud ronfle bientôt pendant que je démonte la tente non sans peine les piquets étant noyés et soudés dans la glace. Quant aux bâtons de ski enfoncés hier, pour les sortir je suis obligé de creuser la neige glacée au couteau pour les extraire, le renflement de leur poignée les coinçant trop efficacement. Tout cela fait que je ne pars que vers 9 heures sur une neige déjà molle par endroits. Après un peu de parcours à plat sur les skis il me faut déchausser pour aborder les pentes plus raides. Les mêmes aventure qu’hier recommencent et de la neige jusqu’au ventre je progresse très lentement bien que m’efforçant d’aller vite pour enfoncer moins.

Un léger détour m’est imposé par des surplombs rocheux peu tentants qui me recevraient si je continuais ma route. Puis j’arrive à une zone d’ombre où la neige est encore dure. Merveille, elle me supporte ! Je déchante bientôt, car après cette région de transition, la surface devient trop dure et il me faut tailler des marches avec un de mes bâtons ce qui ralentit encore ma descente. Si je dévissais ici ce serait pour une chute de plusieurs centaines de mètres avant d’être arrêté par les mélèzes qui montrent plus bas leurs rameaux encore dénudés. Aussi j’avance avec la plus grande prudence. Enfin la pente s’adoucit et je puis descendre plus facilement. Facilité trompeuse car un dérapage me tord la jambe ce qui me met à deux doigts de la catastrophe. Si je m’esquintais au début des vacances j’aurais bonne mine ensuite à jouer les convalescents immobiles : mais ma patte tordue fonctionne presque normalement. Ouf ! Puis voici les mélèzes aux bourgeons de peluche rousse et je souffle un peu dans ce merveilleux décor féérique. Quelques minutes après voici le premier arrêt du téléphérique. Décidé à le mépriser pour la descente, je regagne Auron par un sentier dont la fin est toute boueuse de neige à moitié fondue.
A la station, Erik le loueur de skis, est devant sa porte à se rôtir au soleil, une entorse à chaque pied le forçant à la tranquillité. Il m’offre un tabouret : « Vous avez campé là-haut ? », « Oui. », « C’est bien d’avoir fait ça. ». Enfin en voilà un qui semble me comprendre et ne pas me prendre pour un cinglé. Ma vanité en est agréablement chatouillée. Nous bavardons un peu puis je prends congé.
Comme je vais quitter Auron, une des bretelles de mon sac se brise. Heureusement que cela ne s’est pas produit quand je me débattais dans la neige ! Un bourrelier du crû me la réparera pendant, qu’enchanté de cette excuse, je vais déjeuner au refuge fédéral car il est midi passé.
Vers 14 heures je dis Adieu à Auron et à mes ambitions « skiatoires ». La route blanche poudroie au soleil, mon sac réparé est léger aux épaules, moral et physique sont au maximum. La randonnée pédestre recommence…