Maintenant que je viens de revivre mes meilleurs souvenirs pyrénéens, dont ma découverte initiatique de la Montagne, je vais passer à une des régions de France qui symbolise sans doute le mieux notre jeunesse: les Alpes.
Pourquoi notre jeunesse? Parce que pour nos vieilles jambes, à Françoise et à moi, les itinéraires alpins imposent des pentes maintenant devenues un peu au-dessus de nos possibilités et il nous faut donc nous contenter de sorties moins athlétiques. C’est-à-dire qu’en montagne, les randonnées rudes sont du passé et que nous n’y faisons plus guère que des promenades avec un chargement léger qui exclue presque toujours le transport de matériel de couchage, donc la vraie randonnée.
La première randonnée dans les Alpes se situe en Oisans et, quoique ce soit bien sûr critiquable sur le plan de la sécurité, j’y étais seul, comme je le fus d’ailleurs souvent par la suite dans mes vadrouilles qu’elles soient montagnardes ou d’autres types.
Je me revois débarquant de l’autocar de Grenoble qui s’était arrêté à Bourg-d’Oisans, et entreprenant la montée vers le village de Villard-Notre-Dame par une route étroite qui, petit à petit, me révélait la vue sur le bas-pays. Ensuite, pour redescendre dans la vallée du Vénéon, peu familiarisé avec la randonnée montagnarde, je m’égarai plus ou moins à la recherche d’un sentier incertain…
C’est aussi au cours de cette balade que je me suis trouvé dans la situation la plus critique jamais rencontrée par moi: engagé imprudemment dans un passage de quasi-varappe et ne pouvant plus ni avancer ni reculer et chargé de mon gros sac à dos, je fus contraint de laisse tomber celui-ci volontairement pour m’alléger et pouvoir faire demi-tour. Je revois encore mon sac dégringolant la pente sur plusieurs dizaines de mètres en lâchant çà et là des éléments de mon équipement!
Ce fut réellement la randonnée des expériences car elle vit aussi ma première nuit en refuge, ma première traversée de névé, ma première descente « en ramasse » et aussi la rencontre d’une jeune personne nommée Odile, qui fut elle aussi une novation puisque, m’ayant suivi dans cette vadrouille, elle fut ensuite pendant plusieurs mois une compagnie sentimentale.
Après cette première randonnée montagnarde, bien d’autres fois, je retournai dans les Alpes qui sont, au même titre que les Pyrénées, évoquées pour moi par la poétique chanson de Charles Trenet « Mes jeunes années ».
Je revois les randonnées alpines avec les « cousins » Blier en Savoie alors que nous flirtions avec la haute-montagne mais sans jamais nous lancer réellement dans l’alpinisme véritable. Ce n’est que plus tard, une fois marié avec Françoise, que nous fîmes quelques courses, fort modestes d’ailleurs, toutefois en ce qui me concerne, car mon épouse avait, avant notre mariage, fait des courses assez sérieuses en Oisans: entre autres, elle avait gravi des Ecrins.
Mais pour moi, ce ne sont pas les grandes cimes qui parlent le plus à mon cœur, mais la moyenne montagne que d’aucuns qualifient, parfois un peu péjorativement, de « montagne à vaches ».
Mais un amoureux des Alpes, écrivain du siècle passé qui vit les débuts de l’alpinisme, a naguère énoncé cette phrase à laquelle je souscris pleinement et qui dit: « Il y a plus de grâce et de beauté dans la moyenne montagne que dans les déserts de neige et de glace des hautes cimes qui les dominent ». Je trouve cela très vrai et, à mes yeux, certains paysages de ce que l’on appelle les prés-bois sont de purs joyaux par leur paisible harmonie bucolique.
Et que dire des alpages aux mois de Juin et Juillet! Le tardif printemps montagnard y fait alors naître des myriades de fleurs variées dont les vives couleurs et les lignes pures sont un vrai régal pour l’amateur…
Dans son « Hymne au Soleil », qu’Edmond Rostand fait entonner à Chanteclair, il est dit « Tu fais bouger des ronds par terre, si beaux qu’on n’ose plus marcher… » Et bien, que de fois dans les prairies alpestres, j’ai eu scrupule à écraser les fleurs que les beaux jours avaient fait éclore! Dans ces moments de beauté féerique, on se sent comme un éléphant dans un magasin de porcelaines…
Et mon amour de la photographie, complément de mes randonnées multiples, m’a fait prendre probablement un plus grand nombre de clichés de fleurs que je n’en ferai sans doute jamais des œuvres d’art faites par les hommes.
Merci à vous les edelweiss symboliques des hauteurs, vous les gentianes de toutes nuances et toutes tailles, vous les lys martagons aux formes étranges, vous les joubarbes se cachant derrière vos voilettes, vous les rhododendrons colonisant des versants entiers, vous les linaigrettes aux allures d’estampes japonaises, et vous les chardons bleus plus modestes, comme tant d’autres seigneurs de moindre importance…
Que de beaux souvenirs de cet éden alpin d’où je ressors mille images et parmi elles en voici quelques-unes…
Je retrouve notre émerveillement (le mot n’est pas trop fort) à parcourir le Balcon de la Flégère face à la Grande Chaîne qui domine Chamonix. Ce fut aussi notre tentative vers le sommet du Buet où la neige et notre inexpérience nous arrêtèrent et nous poussèrent au demi-tour, ainsi que notre découverte du Lac Blanc qui, sous la glace, jouait au paysage arctique malgré le soleil estival. N’oublions pas notre camp en belvédère à l’Aiguillette d’Argentière où le vertige mit fin à mes rêves de varappeur débutant alors que nous nous essayâmes à l’escalade sur ce monolithe pourtant modeste…
Plus tard, avec les « cousins » et l’ami François nous franchîmes la frontière pour découvrir, hors de France, les paysages d’Helvétie: l’Oberland et ses grands seigneurs lointains: Jungfrau, Mönsch, Eiger qui nous écrasaient par leur masse autant que par leur réputation. Nous les découvrions après la douceur des lacs du bas-pays qui ont noms Brienzersee et Thünersee.
Mais, bien que cela soit peu raisonnable au point de vue strict de la sécurité, c’est surtout seul que j’ai découvert les Alpes.
Je me revois montant au Col de la Croix du Bonhomme et faisant une sieste, tout nu, près du petit lac de son versant nord avant de redescendre vers les Chapieux pour continuer vers Bourg-Saint-Maurice.
Je me remémore un camp merveilleux, en territoire suisse tout proche de la Savoie, alors que je venais de franchir le Col de Chésery après celui de Bassachaux et que j’avais encore dans les yeux le panorama découvert sur le lac de Montriond situé plusieurs centaines de mètres plus bas.
Ce sont d’ailleurs des endroits si beaux que j’ai voulu les revoir ensuite avec Françoise et nous y avons superposé ainsi d’autres très bons souvenirs sur ceux de naguère.
Quelles belles images aussi de ce Tour du Mont-Blanc en suivant le G.R. avec mon épouse! Il nous laisse des souvenirs qui ne sont pas près de s’effacer.
Je revois notre camp près des chalets de Miage dans le glorieux soleil du matin, celui de la Ville des Glaciers et son clair de lune féerique, celui proche de la Cantine de la Visaille dans le Val Veni de Courmayeur (ville où nous découvrîmes ce qui, à l’époque, était une nouveauté: la première rue piétonne). Sur l’autre versant, ce fut dans le haut du Val Ferret Suisse, notre tente tapie dans un petit bois, puis notre camp près de Champex, où la nuit fut rendue difficile par la laborieuse digestion d’une raclette gargantuesque consommée dans une auberge proche. Et que d’autres chères réminiscences encore se pressent dans mon esprit!…
C’est aussi avec Françoise que nous avons effectué le parcours du G.R. de la rive sud du lac Léman sans presque perdre de vue le jet d’eau de la ville de Genève pendant trois ou quatre jours: une promenade en banlieue en quelque sorte! Notre ami le chien Dag était aussi avec nous cette fois-là.
Puis-je évoquer les Alpes sans parler de mon premier camp sur la neige à ski ?
C’était dans les Alpes du Sud, sur la Baisse de Blénon, col proche d’Auron. Skieur strictement débutant, c’est-à-dire très présomptueux, je comptais faire une randonnée à ski dans les environs alors que je n’avais que quelques heures de pratique de ce sport nouveau pour moi!…
Favorisé par une température peu froide et réchauffé par une série de bons coups de soleil je passai une nuit confortable dans un site assez merveilleux. Seule difficulté au matin: extraire mes bâtons de ski enfoncés la veille au soir en guise de piquets de tente. En effet, le gel nocturne les avait scellés dans la neige transformée en glace…
Au matin, comprenant enfin que le ski demande un minimum d’apprentissage, je retournais à Auron pour y rendre mes skis de location et continuais à pied dans les Alpes-Maritimes.
Détail amusant: repassant à Auron presque une quinzaine d’années plus tard avec Françoise alors que nous étions en voyage de noce, les indigènes se souvenaient encore de ma tentative audacieuse et, dans la tradition locale j’étais devenu « le Fada »… On a la célébrité que l’on peut!
Autre camp à ski, mieux préparé celui-là: c’était au-dessus de Courchevel, sur un lac gelé dominant la station, lors d’une escapade d’une nuit lors d’un séjour familial dans ce village. En dépit de mon matériel généralement efficace, la nuit ne fut pas très chaude et au milieu de celle-ci je dus me réchauffer en allumant mon réchaud à gaz et en buvant un coup au « petit bidon » ultime ressource en cas de défaillance.
Par contre la soirée devant ma guitoune, alors que la brève journée d’hiver cédait la place de bonne heure à la nuit et à l’obscurité, reste un souvenir exceptionnel et « merveilleux » dans le sens plein de cet adjectif.
Dans cette ambiance, où la nuit d’hiver montagnarde véhicule des images parfois oniriques comme venues d’un autre monde, je me sentais entouré d’ombres amicales de défunts amis ou parents. Il n’y avait d’ailleurs rien de menaçant dans ces présences immatérielles, mais plutôt une ambiance de compagnonnage tout à fait paisible et amicale.
Il m’est arrivé deux ou trois fois que la montagne évoque pour moi des idées d’un autre monde tout proche sans que cela soit le moins du monde menaçant: ces moments fugitifs et rares se situent alors que je me trouve à des altitudes assez élevées (près du ciel?) et que l’univers se réduit à un ensemble neigeux et minéral si différent de l’environnement habituel.
Ce sont sans doute les dieux de la montagne qui me frôlent à ces moments-là…
Je me souviens aussi de cette nuit solitaire au cours d’une randonnée en Haute-Provence. C’était entre les vallées de l’Asse et du Verdon. Dans cette région sauvage et délaissée par les tenaces et courageux montagnards qui l’occupaient jadis, j’avais planté ma tente à proximité immédiate d’un village abandonné répondant à un nom assez curieux: Le Poil. Avant de me coucher, j’avais déambulé dans les rues bordées de demeures menaçant ruines, regardé la source tarie au fond de son bassin de pierre et les stèles du cimetière que plus personne ne fleurissait. Certaines tombes portaient des dates de moins de dix ans d’âge: comme un village meurt vite!
Ce soir-là, par ma présence, j’ai eu l’impression de tirer un peu ces pauvres morts de l’oubli où la solitude les isolait. Je perçus, au cours de cette soirée, un sentiment apaisant en imaginant que ma présente avait une utilité pour ces défunts perdus loin de leurs descendants…
Mais je reviens à des souvenirs alpins moins bizarres se rapportant à des randonnées tout à fait terre-à-terre.
Par exemple, celle dans les Alpes du Sud, alors que, partis de Menton, Françoise et moi montions vers le Col de Turini pour rejoindre le Mont Bégo.
À l’époque, cette zone était moins fréquentée que de nos jours et nous en avons ramené des images de lumière, de vastes horizons et de sauvagerie comme celle du panorama du sommet du Bégo où le regard va jusqu’à la Méditerranée, à une quarantaine de kilomètres de là et 2.8OO mètres plus bas. Les guides touristiques disent même que, par temps favorable, on peut entrevoir la Corse. Il faut cependant tenir compte du lyrisme des auteurs de ces ouvrages et du tempérament méridional que les mauvaises langues disent poussé à l’exagération…
Un souvenir un peu triste de cette randonnée marqua notre retour: en descendant le versant nord du Col de Valmasque, ce fut la rencontre d’un chasseur portant son chien éventré par un chamois poursuivi par ce Nemrod. Il faut savoir que le gibier se venge parfois!
Avec Françoise encore, je revois notre randonnée italienne dans le Parc National du Grand-Paradis où le plaisir de découvrir une très belle partie du Val d’Aoste se doublait du bonheur d’approcher bouquetins et chamois en liberté dans cette splendide nature. À l’époque, les parcs nationaux n’étaient qu’embryonnaires en France et nous avions l’impression de nous trouver dans l’éden d’avant la Grande Malédiction, celle qui a séparé les animaux des hommes par la faute de ces derniers.
Le Tour d’Oisans par le G.R. fut une des dernières randonnées d’envergure faite avec Françoise dans les Alpes avant que le poids des ans limite notre rayon d’action.
Quels beaux souvenirs du passage du Col de l’Aup-Martin et du Col des Cavales puis, au-delà du Drac Blanc, notre splendide camp de Vallonpierre avant le sentier en forme de belvédère sous les crêtes du Sirac et des Bans pour rejoindre la Chapelle-en-Valgaudemar.
La montagne eut encore notre visite ensuite, mais pour des promenades moins athlétiques et mieux adaptées à nos possibilités physiques. Seul, j’y fis encore des randonnées à vélo en me contentant de cols pas trop durs et, le plus souvent, desservis par des routes carrossables d’où je continue à savourer le plaisir un peu nostalgique d’admirer de plus bas le haut-pays parcouru jadis.
La limite est parfois imprécise entre les Alpes et le Midi quand cette région, comme c’est le cas dans les Alpes-Maritimes, voit la montagne tomber directement dans la mer.