En guise de justificatif

La journée est déjà avancée en cet après-midi du mois de Mars alors que je me livre à ma vieille passion: la Randonnée.

Le soleil est encore présent dans le ciel après une fraîche mais belle journée que Françoise et moi avons passée à nous promener à vélo en vadrouillant dans la région du confluent du Loing et du Lunain qui, à moins de quatre-vingts kilomètres de Paris, offre encore des îlots de nature sauvage pour peu que l’on sache les chercher.

Mon épouse m’a quitté depuis une heure environ et je reste seul à prolonger cette randonnée que je vais poursuivre en gagnant avant la nuit un camp situé dans un endroit connu de moi.

Ce soir, en effet, ce ne sera pas un camp quelconque qui va terminer cette promenade et, en quelque sorte, on peut dire que j’effectue un pèlerinage. En effet, c’est tout près d’ici qu’il y a environ un demi-siècle (comme le temps passe!) j’ai commencé une longue et merveilleuse série de nuits à la belle étoile qui jalonnent ma vie de randonneur.

C’est à ce même emplacement que j’ai décidé de planter ma tente ce soir et de fêter ainsi, à ma manière, mon millième camp.

Je retrouve l’endroit, j’ose dire historique, où un jour de printemps 1946, deux débutants découvraient les joies du camping et de la randonnée. Car à l’époque, nous étions deux à inaugurer ce merveilleux jeu de la découverte qu’est la randonnée. Le second personnage était l’ami Jean avec qui ensuite bien des sorties eurent lieu, en duo ou avec d’autres participants.

Pour diverses raisons, depuis une vingtaine d’années, Jean ne campe plus, mais nous conservons cependant de solides liens d’amitié et, ce soir, je l’associe par la pensée à ce millième camp que je vais réaliser sans lui mais dans un endroit que nous avions découvert ensemble.

Peu après, je me mets à monter ma tente en aval de Gretz-sur-Loing à très proche distance du lieu-dit « Les Bouts du Monde », et je crois qu’il était difficile de trouver un nom qui soulignait avec autant d’à propos le désir qui était le nôtre de nous évader de la vie de tous les jours par cette modeste forme d’aventure en plantant notre guitoune dans la nature après une journée de marche.

Lors de notre camp fait en 1946, le terrain se partageait entre près et bois. Aujourd’hui le paysage s’est un peu transformé: les prés ont cédé la place à un champ de maïs dont les tiges sèches sont curieusement encore debout après l’hiver. Quant aux bois qui étaient plantés en alignements réguliers, ils ont pris une allure plus anarchique et ont, plus ou moins, envahi la prairie où nous avions installé notre camp: il ne reste plus guère qu’une espèce de clairière en forme de peau de chagrin que les rejets des arbres voisins colonisent petit à petit et où des prunelliers sauvages mettent des buissons plus ou moins épais.

Je dresse donc ma tente dans ce terrain redevenu jachère alors que le soleil me témoigne sa bienveillance en m’accordant la beauté de ses derniers rayons.

Peu après, je prépare mon repas et m’installe tranquillement devant ma guitoune pour dîner.

La nuit gagne lentement et apporte le mystère de l’ombre sur le paysage que j’admire ce soir pendant que mon imagination se reporte près de cinquante ans en arrière. Le vétéran, que je suis devenu, revoit par la pensée les débutants d’alors qui découvraient le bonheur de la randonnée.

Que de temps passé depuis, que de projets réalisés, que de paysages découverts, que de beaux et bons souvenirs thésaurisés!…

Il me revient à l’esprit cette poésie disant:

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

Alors qu’étant encore dans sa jeune saison,

Il allait sans arrois, sans soucis, sans bagages,

Découvrant chaque jour de nouveaux horizons.

Ces vers résument parfaitement pour moi l’idéal de la randonnée… Je suis seulement un peu confus de ne pas être en mesure de les attribuer avec certitude à un auteur précis; je crois seulement que c’est dans Joachim du Bellay qu’il faut en voir le créateur.

Mais à dire vrai, ce qui importe ce n’est pas tellement de savoir qui a écrit ces lignes, mais ce qu’elles disent et, pour moi, cela est fait d’une façon absolument magnifique!

Bien sûr, à soixante-huit ans, je ne suis plus dans ma « jeune saison », mais mon bonheur d’aller dans la nature est resté le même qu’à mes débuts et je remercie les dieux de profiter ce soir de mon millième camp et d’espérer que d’autres le suivront encore dans les années à venir…

Il est certain que, bientôt, les entraves apportées par la vieillesse mettront un terme à mes chères randonnées, mais je relisais, il y a peu de temps ce que j’écrivais lors de la relation de ce premier camp: voici mon texte auquel je ne change pas une virgule.

« Si c’est vers l’avenir que les jeunes tentent souvent impatiemment leurs pensées, c’est vers leur cher passé que les vétérans regardent avec une complaisance attendrie. Ce passé que leur imagination se plaît à enjoliver encore, jusqu’à ce qu’il rejoigne la légende. Connaît-on un seul vieillard pour qui les jours passés ne constituent pas « le bon temps » comme un vin vieux dont la qualité se valorise avec les années écoulées?

Près de cinquante ans plus tard, je souscris toujours, et encore plus totalement, à cette manière de voir.

Alors, tout naturellement, m’est venu l’idée de revivre les meilleurs moments de ma vie de randonneur. Les vieillards ont plaisir à radoter, c’est un fait connu! Par délicatesse, on peut appeler cela « raconter ses souvenirs » ou « écrire ses mémoires » mais ce ne sont que périphrases aimables, et cela revient à peu de choses près au même.

Aussi, moi qui ai déjà rempli pas mal de cahiers pour relater mes relations de voyages avec force photos pour les illustrer, que deviendrai-je quand mes vagabondages auront cessés et que je n’aurai plus de nouvelles balades à confier au papier pour les éterniser par l’écriture?

Prendre la plume est mon péché mignon et voici donc le justificatif de ce livre que je commence aujourd’hui.

Revivre par le souvenir les joies anciennes en les évoquant par l’esprit alors que les forces déclinantes vous empêcheront bientôt d’en allonger la liste est, à mon avis, un moyen de continuer à jouir encore, et aussi longtemps que possible, des bonheurs de la randonnée.

Voici donc ma justification à la rédaction de ce livre de mémoires et que le lecteur veuille bien m’excuser pour les radotages ou longueurs qui vont suivre…

Bernard Van Leckwyck