La Randonnée… Pourquoi ?

J’ai découvert les joies de la randonnée, il y a environ un demi-siècle, notion de temps qui donne un peu le vertige quand on regarde derrière soi!

Cette première balade date donc d’avant mon service militaire que j’ai effectué tardivement du fait de ma naturalisation quand je suis devenu français après avoir été belge pendant une vingtaine d’années. Cette modification de nationalité a d’ailleurs failli me faire effectuer mon temps de militaire en double: une fois dans chacun des deux pays, ce qui me semblait un peu trop, à dire vrai…

Je me souviens de la remarque, souvent entendue par moi dans ce temps lointain, qui pronostiquait qu’après mon passage dans l’armée, avec tout ce que cela sous-entend de marches en campagne et de nuits de plein air, je me trouverais définitivement « guéri » de ma passion pour la randonnée. Il n’en fut rien et, pendant mon temps de régiment et après, je n’ai jamais cessé de considérer la randonnée comme un de mes plus grands bonheurs dans ma vie.

Je crois aussi qu’il est un peu simpliste d’assimiler la vie du soldat à celle du randonneur sous prétexte que l’un et l’autre vivent un peu spartiatement et qu’ils couchent à la belle étoile.

Il y a en effet entre le campeur et le militaire une différence de taille: le choix est volontaire pour le premier et, pour le second, c’est au contraire le fait de se plier à une obligation qui lui est imposée. Ceci sans parler de la nécessité de combattre, voire de tuer, qui est inhérente à la condition du soldat, ce qui est globalement très loin de la philosophie que je me suis faite de l’exercice de la randonnée et de la vie en général.

Comme pour beaucoup de choses, il est évident que pour apprécier les joies de la randonnée et du camping, il faut que cette activité soit le résultat d’un choix librement effectué et confirmé par le plaisir que l’on éprouve à l’exercer.

Il ne faut pas se cacher qu’il arrive qu’il y ait parfois dans la pratique de ce sport des moments un peu durs: mauvais temps persistant, fatigue physique exagérée, difficultés imprévues trop importantes. Ceci nous fait alors dire en souriant entre copains: « Tu vois… On me paierait pour faire ça, et bien, je refuserais! »

Je crois que cette réaction résume tout à fait l’état d’esprit du vrai campeur randonneur qui obéit à un choix propre à lui-même et non à une loi imposée par autrui.

C’est tout au moins mon optique personnelle de la philosophie que je me suis faite de cette activité, mais il peut y avoir des motifs différents selon les individus et les tempéraments.

Quant à moi, et pour des coéquipiers très proches par l’esprit, le randonneur est surtout attiré par les éléments suivants: d’abord un contact très étroit avec la nature, ensuite une certaine autonomie concernant les moyens employés et enfin, les joies liées à ces facteurs.

Ce randonneur idéal, cette image vers laquelle nous cherchons à nous identifier a d’ailleurs reçu un nom utilisé entre compagnons initiés: c’est le Patagon. À l’origine de ce vocable se trouve la lecture très ancienne d’un texte documentaire sur les indiens de Patagonie qui vantait leur caractère aventureux. L’antithèse du Patagon est appelée, toujours pour notre groupe de copains et sans que l’on sache exactement pourquoi: le Mathieu.

D’un côté la Vertu, telle qu’elle apparaît à nos yeux, de l’autre, la Paresse et la Veulerie que nous voulons stigmatiser. Tout cela a sans doute un parfum de « mentalité de petits scouts », mais c’est la vérité sur un état d’esprit qui nous est commun.

Cela dit, comment tenter d’expliquer objectivement les joies procurées par la randonnée et la passion qu’elle peut inspirer?

C’est bien difficile car je ne crois pas qu’une passion, quelle qu’elle soit, puisse faire l’objet d’une explication convaincante auprès de ceux qui ne la partagent pas.

Un tiers a-t-il jamais compris réellement les motifs de la folle passion d’un amoureux pour sa belle, ou bien les mobiles précis qui sont ceux d’un collectionneur à la recherche d’un objet pour lui seul précieux, ou encore ce qui pousse un musicien à faire des gammes pendant des heures innombrables pour se perfectionner?

À dire vrai, le passionné est le seul à comprendre pleinement la passion qui l’anime et tenter de l’expliquer à autrui est sans doute un exercice difficile…

Pour moi, si je devais expliquer le bonheur que je ressens dans la randonnée, j’avancerais peut-être le besoin de retrouver, très timidement d’ailleurs, l’impression d’aventure (encore le petit scout !) qui me semble exister au fond de la nature humaine et que la vie moderne oblitère de plus en plus. Qui sait si mon plaisir n’est pas une lointaine résurgence, venue du fond de mes gènes ancestraux, de celui de l’homme des cavernes éprouvant la griserie de réussir à vaincre donc à survivre?

La joie de randonner et de camper, de nos jours, c’est peut-être un compromis entre la vie aléatoire des temps très anciens et la vie surprotégée qui est le lot, et d’ailleurs le but, de notre société moderne pour laquelle sécurité est synonyme de réussite. C’est sans doute un sentiment de ce genre qui pousse certains à pratiquer des sports extrêmes: sauts à l’élastique du haut d’un pont, descentes à ski de couloirs enneigés aux pentes fantastiques, et autres activités flirtant avec le danger ou le masochisme.

Mais je sais très bien que je joue à ce jeu avec des dés pipés, et que mes modestes aventures de randonneur ne sont pas réellement détachées de la vie bourgeoise qui est la mienne.

En effet, en cas de tempête arrachant ma tente, je ne suis jamais bien loin d’une maison secourable. Si je chavire en canoë, presque toujours, je pourrais me retrouver au sec le lendemain.  Dans nos pays il y a bien peu d’endroits où l’on puisse mourir de soif. Quant à se perdre sans recours en forêt, cela suppose une malchance bien peu commune ou une maladresse incurable…

En France, seules la mer et la montagne sont les derniers endroits de la sauvagerie dangereuse où l’Aventure (avec un grand « A »!) est encore possible et ceci en dépit de l’existence des liaisons radios et des secours par hélicoptères.

Je ne connais rien aux voyages aventureux en mer et mes contacts avec l’immensité marine se résument par les nombreux itinéraires littoraux que j’ai suivis et qui m’ont d’ailleurs laissé de bien beaux souvenirs. Mais ce genre d’activité n’a que peu de points communs avec ce que doivent ressentir ceux qui courent les océans en bateaux!

Par contre, la montagne est un monde que je connais bien et c’est pour moi un lieu merveilleux où j’ai certainement rencontré mes plus grandes joies de randonneur.

Je ne parle pas des aventures extrêmes qui sont l’apanage des alpinistes et des varappeurs fréquentant les hautes altitudes: là encore il s’agit d’un mode de vie que je n’ai pratiquement jamais pratiqué. Plus encore que le vertige ou la peur physique, ce qui m’a tenu à l’écart de ce genre de pratique montagnarde, c’est le besoin qui est le mien de jouir paisiblement de la nature. À mon avis, les acrobates de la montagne, que sont les grands alpinistes, font trop passer l’exploit sportif avant l’amour de la nature.

Au contraire, les randonneurs, qui mènent leurs pas, le plus souvent, sur les éminences moyennes dites « montagnes à vaches » ont plus le loisir d’admirer ce qu’ils rencontrent. Mais, s’ils ne sont guère confrontés aux difficultés extrêmes des glaciers ou des à pics, il n’en reste pas moins vrai que, surtout s’ils sont solitaires, ils restent en montagne à la merci d’une simple entorse ou, à plus forte raison, d’une fracture accidentelle. Ce genre d’accident, dans les deux cas, peut les laisser en fâcheuse posture.

Bien sûr, il ne faut jamais partir seul en montagne et il est impératif, au moins, prévenir quelqu’un de l’itinéraire prévu. Mais entre la théorie et la pratique, il y a bien des impondérables… Personnellement je dois avouer que bien souvent j’ai accompli seul des balades où il eut été préférable d’être en groupe: j’y aurais gagné en sécurité. La chance, et un choix malgré tout modeste dans les difficultés affrontées, ont fait que je m’en suis toujours bien tiré.

Il n’empêche que ce n’est pas un exemple à suivre et j’en suis conscient…

Mais la randonnée, s’il faut l’expliquer, n’est pas que la recherche d’une aventure flirtant avec le risque d’une façon plus ou moins limitée, c’est bien sûr aussi la joie de la découverte des beautés de la nature. Et cela que ce soit en montagne ou dans bien d’autres endroits où le paysage n’est pas endommagé par une trop grande fréquentation humaine.

Je citerai ici au passage ce souvenir remontant à notre première randonnée alors qu’avec l’ami Jean nous suivions un itinéraire longeant le cours du Loing.

En arrivant dans le petit village d’Episy où nous comptions acheter du pain pour compléter notre ravitaillement, nous eûmes la mauvaise surprise d’apprendre qu’il ne s’y trouvait pas de boulangerie: la plus proche était à quatre ou cinq kilomètres. Personnellement grand amateur de brignolet, je propose une marche forcée un peu rapide pour nous procurer ce viatique.

Et Jean de me répondre noblement: « L’homme ne se nourrit pas seulement de pain, mais de paysages… »

Ce jour-là, nous avons donc déjeuné sans pain plutôt que de sacrifier un bel itinéraire en le remplaçant par un raccourci froidement utilitaire.

Avec un peu de recul, et une pointe de mauvais esprit, je me demande aujourd’hui si Jean était parfaitement sincère ou si, épuisé par notre marche de la matinée, il aspirait à un repos méridien bien mérité. Mais je lui laisse le bénéfice du doute et j’opte pour croire à une déclaration sincère conforme à ce que nous appelons « l’esprit patagon ».

Bien sûr un paysage est, a priori, le même pour un randonneur pédestre que pour un Mathieu descendant de sa voiture. Et pourtant je crois que c’est Saint-Exupéry qui a dit: Un panorama est avant tout une récompense.

À mes yeux, il semble évident que le bonheur éprouvé à contempler un beau spectacle est fait de plusieurs composantes. Il y a le site bien évidemment, mais aussi l’heure, l’éclairage et les sentiments personnels de l’instant: ce sont tous ces éléments et bien d’autres encore qui valorisent une ambiance.

Comment peut-on éprouver les mêmes réactions émotives face à un point de vue auquel on accède après des heures d’efforts personnels et où l’on arrive seul ou accompagnés de compagnons sympathiques, et le même lieu où l’on débarque d’une automobile ou que l’on découvre noyé dans la multitude de touristes béats…Ceux-la même que nous qualifions de « Mathieu » et auxquels, hélas il faut bien l’avouer, il nous arrive de nous identifier quelquefois pour des raisons de paresse, d’âge ou de facilité.

La randonnée c’est sans doute cela: vouloir se différencier des êtres veules qui ne cherchent pas à faire effort pour admirer et surtout mériter les beautés de la nature…

Dans mon optique personnelle cependant, il ne faut pas que cette volonté d’effort soit trop grande et qu’elle se développe au détriment des plaisirs esthétiques.

Je ne souscris pas aux exploits des purs sportifs qui trouvent leur plaisir en gravissant le Mont Blanc en un temps record, descendent audacieusement tel torrent réputé redoutable voire infranchissable, ou bien réalisent la jonction Dunkerque-Bayonne à vélo presque aussi vite que d’autres qui font à pied le tour de la Forêt de Fontainebleau…

Ce sont, à n’en pas douter, des succès sportifs remarquables. Mais il est évident que pour ces recordmen, la vitesse seule compte et que, selon leurs disciplines, ils ne verront et ne regarderont rien des beautés de la montagne, de la grâce de l’eau qui court ou du charme des campagnes traversées. Ce sont des gens que je peux comprendre et admirer pour leur force et leur endurance, mais que je n’ai jamais eu envie d’imiter.

La randonnée me semble devoir être un équilibre harmonieux entre le sport et la rencontre avec la nature.

C’est pour être plus près de cette dernière que la randonnée a pour complément quasi obligé le camping: coucher sous la tente le plus souvent, mais aussi parfois passer la nuit en bivouac absolu ou abrité sous un rocher. Cela est, à mes yeux, indispensable pour communier plus profondément avec les beautés qui nous sont offertes par la vie en plein air.

C’est aussi une des formes les plus évidentes de l’autonomie qui me semble la principale qualité pour le randonneur. Dépendre de soi seul au maximum, c’est là une des règles essentielles de ce jeu passionnant.

Avec mon âge qui s’avance, cette notion d’autonomie s’est parfois plus ou moins nuancée de recours à des services d’autrui, je dois l’avouer. Par exemple, si à l’origine je faisais ma cuisine moi-même pour tous mes repas et que je les fricotais traditionnellement sur un feu de bois, les choses ont évolué dans le sens de la simplification et, il faut bien le dire, de la paresse…

Je me trouve maintenant loin de l’époque où je mitonnais des pots au feu, des ragoûts, des soupes de légumes ou faisais sauter des crêpes en plein air! Me voici passé à l’heure des repas froids où saucisson, fromage et pain d’épices ont pris la plus grande place. Horresco referens!…

Depuis peu, la fatigue due à l’âge venant, il y a pire encore: je me retrouve de moins en moins rarement attablé devant les tentations gastronomiques d’un restaurant où mes vieux os se reposent mieux que lors d’une halte spartiate en plein air. Je me console et me justifie en me disant que la cuisine locale est un moyen de plus de pénétrer l’âme d’une province ! Mais ce n’est qu’un paravent pour cacher une déviance de la doctrine pure et dure: il faut bien composer avec les impératifs dus à la vieillesse!

Mais dans ma tête et dans mon cœur reste vivace la pureté de mes jeunes années…

Une autre raison pour moi d’aimer la randonnée, c’est qu’il y a dans ma nature profonde un besoin très fort de nomadisme, du besoin d’aller ailleurs, une sorte de bougeotte que mon occupation favorite satisfait pleinement. Bien sûr, je suis content de vivre la plus grande part de ma vie dans un lieu fixe et de ne pas mener une vie totalement nomade: je ne suis en somme qu’un « vagabond de luxe » de même que je joue à être un aventurier…

Mais j’ai toujours craint les attaches et à mes yeux, par exemple, les résidences secondaires sont un piège à éviter au maximum, même s’il en est parfois de bien tentantes.

Alors? Le mariage? Et bien, si sur le tard, j’ai choisi de me marier, c’est certainement parce que j’ai trouvé l’oiseau rare et il a fallu que j’aime vraiment beaucoup ma Françoise pour l’épouser… Quelle chance aussi d’être tombé sur une femme qui me comprenne aussi bien et qui n’a jamais essayé de limiter mes randonnées!… Depuis un certain temps, ma gentille épouse ne m’accompagne plus dans mes escapades, mais elle me laisse toute liberté pour vadrouiller à loisir.

Il va sans dire que cette reconnaissance de ma liberté d’aller planter ma tente par monts et par vaux a pour contrepartie de ma part une totale fidélité conjugale. Je trouverais assez abject de remercier Françoise de sa confiance en mettant à profit la liberté accordée pour courir le guilledou…