Repas de plein-air

Je l’ai déjà avoué plus haut: depuis que mon âge me rappelle de plus en plus impérativement que je n’ai plus ni mes muscles ni mes articulations de vingt ans, j’ai de temps à autre recours aux facilités d’un repas pris dans un restaurant.

Pourtant j’ai conservé dans ma tête et dans mon cœur une bien jolie série de repas pris en plein-air.

Et c’est bien vrai que ces haltes constituent une suite de moments mémorables où le plaisir de reprendre des forces se marie avec celui de la découverte d’images de paysages que bien peu de restaurants pourraient offrir en comparaison…

Je ne vais pas me priver du plaisir d’évoquer quelques souvenirs de ces agapes champêtres.

Si j’ai parlé de la beauté des sites qui, le plus souvent, ont servi de cadre à ces repas, je ne choisirai cependant pas d’évoquer uniquement ces arrêts sur le plan de l’esthétique de leurs toiles de fond. Leurs ambiances générales, gastronomiques ou autres, peuvent en effet mériter d’être évoquées.

Je l’ai dit déjà, dans nos repas de plein-air les plus anciens, il était de règle de se nourrir sans avoir recours à des conserves ou des charcuteries hâtivement sorties des sacs.

Il faut dire que nous sortions de la période des restrictions imposées par la seconde guerre mondiale et qu’un certain épicurisme régnait alors après les années noires vécues et au cours desquelles, pour la majorité des gens, la nourriture avait été plus spartiate que délectable. Il n’est que de constater qu’un demi-siècle plus tard les topinambours ont conservé une réputation douteuse du fait que, dans l’inconscient gastronomique des Français, ils sont restés assimilés aux rutabagas, pâtisseries aux carottes et autres ersatz de sinistre mémoire…

C’est dire, qu’après la disette de ces tristes temps, les produits de réputation honorable, et redevenus un peu plus accessibles, faisaient grande envie et étaient hautement appréciés. Je me souviens des premières bananes offertes dans le commerce après la guerre: c’était à Dole en Jura et ce furent des retrouvailles fabuleuses! Donc à l’époque, pour nous, c’était foin des casse-croûte approximatifs et vivent les petits plats mijotés avec amour sur un classique feu de bois…

Il se trouve que mes amis d’abord et mon épouse ensuite n’eurent que rarement d’affinités irrépressibles pour la cuisine en général et pour celle qui est à bricoler en plein-air en particulier. Ceci explique que j’en arrivai ainsi à être considéré comme le cuisinier attitré. Il ne faut d’ailleurs pas entendre cette qualification comme dotée d’un quelconque caractère élogieux, mais comme une simple désignation de « celui qui est chargé de préparer à manger ».

Mes débuts dans cet art furent d’ailleurs parfois marqués d’anecdotes pittoresques, comme la fois où, au bord du Loing avec l’ami Jean, je mis dans l’eau dans laquelle bouillaient des nouilles notre provision de beurre. Action d’autant plus discutable qu’à l’époque dont je parle le beurre était une matière encore assez rare et auréolée par sa longue absence consécutive aux pénuries du temps de guerre…

Je citerai aussi l’histoire d’une cuisson de pommes de terres qualifiées, assez audacieusement, du nom de « sautées » et qui évoluèrent curieusement en une sorte de préparation assez compacte et intermédiaire entre la purée ratée et le ciment à prise rapide. Je me rappelle cet épisode peu glorieux chaque fois que je repasse à proximité de l’Abbaye de la Pierre Qui Vire dans le Morvan où ce haut fait culinaire avait eu lieu.

Puis ma technique s’affina et j’en arrivai même à offrir, à ceux qui continuaient à faire confiance à mon art, des préparations gastronomiques reconnaissables et parfois même agréables à ingurgiter autrement que poussés par une faim délirante…

J’ai cité, plus loin dans ce livre, l’épisode du civet de chat que je présentais hardiment comme du lapin premier choix et qui remporta un franc succès tout au moins tant que sa vraie nature n’eût pas été pas été révélée aux gustateurs. Comme quoi bien des gens restent les esclaves de leurs préjugés…

Alors que bien des produits étaient encore contingentés, la farine de châtaignes était en vente libre et elle fut un bon moment notre nourriture bénie et solide bien propre à « caler » des estomacs de jeunes gens doués d’un solide appétit.

Mais bientôt d’autres plats plus classiques ne devinrent pas rares lors de nos repas à l’extérieur et pas seulement des préparations rapides. Il n’était pas si rare de nous voir nous régaler de ragoûts, de pots au feu, de poissons grillés, de légumes achetés dans des fermes. À cette époque, les paysans consentaient souvent à vendre leurs produits à des promeneurs citadins pour peu que ceux-ci ne se conduisent pas comme en pays conquis et sachent présenter poliment leurs demandes. Que de fois avec du lait et des œufs achetés sur place n’avons-nous pas, avec un peu de farine, confectionné des crêpes qui firent notre régal…

Et tout ça préparé sur un petit feu de bois qui brûlait gaiement sous notre poêle ou notre casserole d’aluminium… Quand il ne s’agissait pas de viandes cuites sur des pierrades improvisées que nous appelions (avec un goût assez discutable, il faut le reconnaître!) des grillades Buchenwald…

Pendant très longtemps nous sommes restés fidèles à ce genre de repas en plein air et ce n’était que bien rarement que nous nous nourrissions de sandwiches ou de conserves: les repas cuisinés par nos propres moyens étaient la règle.

Quant aux haltes dans les restaurants, elles étaient rarissimes. Ceci autant pour des raisons pécuniaires que parce qu’elles représentaient à nos yeux une attitude indigne de l’esprit patagon!

Dans quelle catégorie faut-il classer ce déjeuner pris en montagne, alors que nous étions largement au-dessus de la limite des arbres et donc sans bois pour faire cuire nos nouilles, et que nous avons été obligés de manger celles-ci crues? Ce fut d’ailleurs une expérience unique et qu’aucun des dégustateurs n’eut jamais envie de refaire…

Et puis, nous sommes devenus plus paresseux. Les uns après les autres nous en sommes venus aux nourritures faciles et toute prêtes ou tout au moins faciles à utiliser sans faire de cuisine.

Ainsi a débuté la période des sandwiches, charcutailles ou fromages dont certains éléments n’en étaient pas moins des délices d’autant plus quand ils étaient marqués d’un caractère régional. Ce furent des rillettes du Mans, des rillons de Touraine, du jambon fumé des montagnes, des fromages cendrés d’Olivet, ou des lingots blancs et gris des fromagers de Sainte-Maur, des chabichous, des Murols ou Cantal de l’Auvergne, et bien d’autres…

Maintenant que je randonne, seul presque toujours, et que les ans rendent chaque jour un peu plus déraisonnable ma vieille passion, j’en suis réduit à aller de plus en plus souvent au restaurant… Il faut dire que s’asseoir devant une table constitue à mon âge une période de repos plus efficace que de casse-croûter assis au hasard d’un coin sauvage même si celui-ci est tentant et offre un site harmonieux. Il faut bien que j’admette que je deviens un vieux de la vieille…

Alors, pour retrouver l’ambiance de la vigueur de ma jeunesse, je vais noter en cette fin de ce chapitre quelques beaux souvenirs de repas du temps où les vieux compagnons d’antan partageaient et ma force et mes goûts pour les joies simples des repas de plein-air.

Parmi les images les plus anciennes est celle d’un camp en bordure de la Loue où une crue d’une rare violence avait interrompu une croisière en canoë faite avec Jean. Au bord de la rivière, qui charriait une eau couleur de chocolat, devant votre tente cuisait un lapin acheté dans une ferme voisine. C’était la promesse d’un repas d’autant plus délicieux que le ravitaillement était encore difficile à cette époque…

Lié à cette époque de pénurie, je me souviens de cette purée préparée avec de la farine de châtaignes lors d’une randonnée faite en solo dans le Morvan. Outre le fait que je suis spontanément d’un naturel économe (ceux qui se disent mes amis emploient même un adjectif différent!), à l’époque, la nourriture n’était pas abondante. Aussi quand, à la suite d’une maladresse, je renversai la totalité de ma farine dans ma gamelle pleine d’eau, je me trouvai en face d’un volume de purée assez impressionnant pour un homme seul. Comme il n’était pas question de jeter le surplus de nourriture, je mangeai le tout! À remarquer que ma digestion dans l’après-midi fut curieusement un peu difficile…

Je repense aussi parfois à ce curieux souvenir d’un plat de nouilles cuisinées par moi lors d’un dîner solitaire dans le refuge de la Muzelle, en Oisans. Me méfiant de la qualité de l’eau, j’y avais mis un désinfectant à base d’iode. Résultat: au contact de ce corps chimique, l’amidon des nouilles me procura une casserole d’une étrange couleur violette. Comme quoi on peut faire des expériences de chimie simple de façon totalement involontaire!

Autre image, au pied du Mont des Avaloirs, dans le Maine, celle de bananes cuites à la poêle mais que je fus seul à apprécier mes compagnons étant rebutés par le fait que faute de beurre, je les avais préparées au saindoux! Peut-être avais-je aux yeux de Françoise, qui était présente ce jour-la, d’autres qualités que celle de cuisinier car, bien que négligeant ce jour-la ma préparation, elle ne m’en épousa pas moins peu de temps après.

Souvenir aussi d’une soupe de jeunes pousses d’orties préparée en Oisans près du Col d’Arsine. Bien que s’agissant d’une recette peu habituelle, ce dîner fut cependant apprécié des convives malgré une certaine appréhension au départ concernant des risques urticants du fait de la matière première utilisée.

Je citerai trois repas à base de poissons parmi bien d’autres.

Le premier est historique car il fut le premier de tous les repas cuisinés en plein-air. Avec l’ami Jean, nous descendions le Loing à pied tout en pêchant à la ligne. La pêche ne nous avait rapporté que quelques poissons de tailles modestes, mais nous voulions manger nos prises. Cuites de façon peu adroite, elles avaient l’aspect d’un magmas assez curieux au moment où nous les absorbâmes avec plus de courage que de réelle satisfaction gastronomique…

Deuxième souvenir de déjeuner ichtyophage, c’est au bord de la Loire, au lieu-dit La Ronce. C’était naguère un endroit magnifique dans un méandre du grand fleuve royal… Hélas, de nos jours, la centrale électrique atomique de Dampierre-en-Burly a dressé ses tours gigantesques sur la rive opposée: c’est dire que l’ambiance à bien changé! Mais, à l’époque, je me souviens d’une délicieuse matelote cuisinée sur place avec du vin de pays et les poissons-chats que m’avait donnés un pêcheur n’appréciant que peu ces prises de médiocre qualité.

Troisième souvenir de repas de poissons, celui fait avec ma Françoise en Corse.  Elle n’a, pas plus que moi, oublié le cadeau qui nous avait été fait par un pêcheur corse au grand cœur qui nous avait auparavant transportés en mer dans sa barcasse pour une petite promenade. Ce présent était un congre énorme que nous avions cuisiné en partie sur la plage de Facajola face au merveilleux paysage de la baie de Porto. Ce poisson était si volumineux que nous n’en serions jamais venus à bout tout seuls et le soir nous en avons encore partagé les restes avec d’autres campeurs!

Bien plus tard, je me revois campant dans les Alpes près des Gets, avec Loïc et Philippe mes petits-fils, et préparant pour le repas du soir des saucisses qui grillaient devant notre tente en dégageant une odeur bien appétissante. Dans la lumière du couchant, la fumée de notre feu montait doucement dans le ciel et les derniers rayons du soleil mettaient leur lumière dorée sur la lointaine silhouette du Mont-Blanc. Encore un moment de pur bonheur à conserver précieusement en mémoire…

Dans la catégorie des casse-croûte, il y a aussi des souvenirs bien agréables à revivre par la pensée: en voici quelques-uns.

Déjeuner tout simple à base d’une boîte de maquereaux au vin blanc. Mais il y avait un détail qui changeait tout! En effet, ce frustre repas était pris face à la mer, assis au bout de la jetée de Port en Bessin, dans une ambiance résolument marine où les vagues me charmaient de leur bruit de ressac et pendant que des mouettes virevoltaient au-dessus de ma tête. Tout cela donnait en quelque sorte un goût particulier, et pour tout dire une authentification, à ma modeste boite de conserve de poissons…

Autre souvenir d’agapes maritimes: une halte dans les dunes non loin de l’embouchure de l’Orne. Je venais d’acheter dans une poissonnerie proche une belle araignée de mer et je m’apprêtais à la déguster avec d’autant plus de plaisir que les lieux étaient tout à fait évocateurs pour ce repas à base de crustacé. Donc, de la pointe de mon couteau, j’attaque mon futur repas. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de constater que l’objet de ma convoitise remuait… Je me rendis alors à l’évidence: la bête était vivante! Je n’avais pas prêté attention que morte ou vivante les araignées de mer ont une teinte rougeâtre assez uniforme…

Comme on le voit par ces deux exemples, pour moi, l’ambiance créée par le site où l’on se trouve a une importance non négligeable sur la composition du menu.

Soulignant ce sentiment, je citerai cette halte casse-croûte magnifiée par le fait qu’elle se situait face à un panorama splendide sur un versant du Drac dominant la retenue du barrage de Monteynard. Et ceci à quelques dizaines de kilomètres seulement du bourg de Saint-Marcellin dont je dégustais au même moment un excellent fromage du même nom.

Un autre exemple de paysage prestigieux pour un pique-nique de choix est celui que ma Françoise et moi avons fait dans la vallée de la Dordogne à la hauteur du « cingle » de Tremolat. Nous y admirions le site grandiose de ce méandre de rivière bordé de falaises calcaires au sommet desquelles nous étions installés. Cette fois-la figurait au menu: foie gras local arrosé d’un vin de qualité… Même si l’ensemble eut gagné à être consommé plus frais, ce fut un repas de roi, je puis vous l’assurer…

Mais bien souvent aussi, les paysages servant de décors à nos repas de plein-air sont si beaux que ce que l’on mange devient secondaire.

Par exemple ce peut être une simple boîte de petits pois froids mangés face au Point Sublime à la sortie du Canon du Verdon et seulement assaisonnés d’un peu de farigoule cueillie sur place.

Ou encore ce repas constitué d’un casse-croûte, de composition oubliée, mais pris avec ma Françoise face au panorama immense et sauvage découvert depuis le Pas de la Cavale dans l’Oisans.

Ou encore ce dîner pris devant la tente qui était installée sur le revers d’une des digues bordant la baie du Mont Saint-Michel. Et ce soir-la, mes seigneurs, quelle vue inoubliable sur le prestigieux îlot qui petit à petit se fondait dans la nuit!

En chroniqueur consciencieux, je dois aussi citer des repas parfois imposés par les circonstances et se déroulant dans des lieux inattendus ou peu touristiques.

Deux souvenirs cocasses de ce genre me viennent à l’esprit. Dans les deux cas, il faisait un temps de chien et, randonnant dans des régions sans possibilité de haltes à une table de bistrot hospitalier, je recherchais un endroit où manger à l’abri de la pluie.

Dans un cas, c’était dans les Pyrénées Ariégeoises au flanc de la Montagne du Plantaurel, où je m’abritai dans un porche d’église isolée et déjeunai à côté d’une petite charrette-corbillard.

Mais le second cas est plus inhabituel encore. C’était aux environs de Provins et le seul abri que je trouvai ce jour-la pour me préserver de la pluie fut une baraque dans un cimetière. Les lieux étaient si exigus que je n’avais guère le choix et m’installai directement sur la sorte de tréteau servant au transport des cercueils… Par soucis de couleur locale, je regrettai de boire du vin car une « bière » eut été plus indiquée…

Bien d’autres images de repas pris au cours de randonnées sont encore dans ma tête et, plus d’une fois, j’y repense avec attendrissement. Ne serait-ce qu’attablé dans un restaurant où me retrouve parfois installé pour ménager mes vieux os, maintenant que je suis âgé…

Mais aussi bonne que soit la cuisine que je puisse y trouver, je sais bien que jamais je n’y récolterai autant de beaux souvenirs que lors de mes agapes champêtres d’antan!