Seul ou en compagnie?

J’ai dit mon goût pour la solitude, mais je ne campe pas toujours seul, encore que le cas devienne de plus en plus fréquent et ceci pour la raison que, souvent on s’associe par tranche d’âges et qu’à soixante-dix ans on trouve de moins en moins de vieux hurluberlus contemporains disposés à randonner en couchant sous la tente.

Mes débuts, comme tout commencement dans une activité inconnue, s’appuyèrent sur des copains et surtout sur l’un d’eux, l’ami Jean et, je l’ai déjà dit, ensemble nous découvrîmes la joie de la randonnée.

Je me souviens avec un certain attendrissement de nos débuts de campeurs au cours d’une randonnée pédestre le long du Loing au départ de Nemours.

Il faut dire qu’en plus de notre barda considérable de débutants, nous transportions notre matériel de pêche à la ligne! Car à l’époque nous étions de fervents disciples de Saint-Pierre et nous aurions considéré comme une trahison de nous balader le long d’une rivière, le dernier week-end d’avant la fermeture de la pêche surtout, sans pratiquer notre sport favori. En effet, à cette époque, la pratique de la pêche était interrompue d’une façon générale au cours du printemps.

C’était un week-end allongé par le lundi de Pâques et, au bout de la troisième journée, les épaules sciées par nos sacs à dos et musettes de pêche, nous étions arrivés à Moret-sur-Loing. Nous étions fourbus mais heureux et nous venions de découvrir un jeu nouveau et merveilleux: la Randonnée!

Ensuite, nombreuses furent les escapades qui nous virent ensemble partir à la découverte des beautés de la France, et parfois de l’étranger, mais toujours de la Nature.

Si la pêche à la ligne était devenue tout à fait secondaire et presque oubliée, les joies de la balade et du camping étaient devenues essentielles sous forme de longues et belles marches et ensuite de croisières fluviales en canoës.

L’ami Jean et moi, qui dans notre enfance n’avions pas connu la vie des louveteaux ou des scouts, avions découvert tardivement le bonheur de la vie en plein air…

Ensuite, d’autres copains vinrent se joindre à nous, mais jamais très nombreux. Dans ma mémoire, me font encore signe les visages de François, Paul, Guy, Emmanuel et quelques autres. Puis parfois des filles nous accompagnèrent et, je dois l’avouer, les critères de leur recrutement n’étaient pas forcément leur aptitude à apprécier les beautés des paysages…

Enfin, le groupe des copains éclata en couples et Françoise et moi, nous formâmes l’un de ceux-ci.

Parmi ces amis, il en est quelques-uns qui ont conservé longtemps des liens avec notre couple, en particulier Jean et Marcelle que nous appelons affectueusement « les Cousins » en raison des fidèles liens d’amitié qui nous unissent. On retrouvera d’ailleurs cette appellation amicale plus d’une fois dans ce livre de mémoires car nous partageons en commun les souvenirs de plus d’une aventure patagonne…

Avec Françoise, nous avons fait bien des randonnées par monts et par vaux, à pied, en canoë ou à vélo, et une foule de souvenirs nous sont communs ce qui ne semble pas étonnant quand on a trouvé la femme de sa vie. Je suis d’ailleurs conscient de la chance qui fut la mienne d’avoir une épouse qui, loin de s’opposer à ma passion pour la randonnée, partagea mon plaisir et qui, pendant longtemps, m’accompagna dans nos équipées communes. Je connais en effet bien des copains qui, après leur mariage, se retrouvèrent bridés par leurs femmes et empêchés ainsi de pratiquer la vie de plein air à laquelle ils s’adonnaient avec plaisir auparavant.

La naissance des enfants bouleversa plus d’une fois nos projets de balades. Et il arriva aussi que nous nous retrouvâmes en randonnées avec Françoise sans trop savoir si nous étions à deux ou à trois… Je me souviens par exemple d’une descente du Tarn en canoë avec mon épouse attendant un rejeton. Cela n’eut pas pour conséquence de voir le bébé naître avec des nageoires!

Et puis le temps est passé et tout le monde a vieilli…

Il y a certains éléments des nouvelles générations qui ont été plus ou moins intéressés par l’ambiance de la randonnée: il y en a qui continuent et d’autres qui ont abandonné. Aujourd’hui, de tous ces éléments, je reste sans doute le seul « petit scout » au psychisme attardé qui, à mon âge, prenne encore du plaisir à planter sa guitoune dans un coin tranquille et beau.

Et je me félicite d’avoir toujours aimé la solitude, car pour moi, randonner seul ne pose pas de problèmes bien que beaucoup s’en étonnent. Que de fois ai-je entendu des remarques charitables dans le style « Tout seul!… Et vous ne vous ennuyez pas? » Et bien non! Je ne me lasse pas de me promener par monts et par vaux et d’admirer la Doulce France…

Et voila le mot lâché : la France!

Pour moi d’origines plus ou moins étrangères sinon étranges puisqu’en remontant parmi mes antécédents, on trouve des sangs latins ou germaniques provenant de l’extérieur de l’Hexagone, c’est mon pays d’adoption, la France, qui a ma prédilection.

Dieu sait pourtant qu’étant enfant, j’avais le mal du pays et que je regrettais la petite Belgique où je suis né! Mais, petit à petit, je me suis senti intégré au nouveau pays qui était devenu le mien. Aujourd’hui, si je ne suis pas devenu Français à cent pour cent, cela vient du fait qu’en réalité je n’adhère jamais complètement à une manière de voir les choses, quelle que soit la philosophie qui m’est offerte.

Est-ce une certaine objectivité ou un manque de passion pour les grands principes? Appelons cela comme on voudra, mais le fond de ma nature est de ne pas m’engager à fond et de conserver plus ou moins une place de spectateur. Même pour certaines options auxquelles je crois beaucoup, je ne suis jamais convaincu en totalité que tout est noir ou tout est blanc.

Cet état d’esprit m’a toujours préservé du militantisme quelqu’il soit. Par exemple, si je crois à l’utilité de l’écologie pour préserver les diverses beautés de la nature, mon engagement reste malgré tout assez marginal. Même pour cette idée, qui me semble certainement très importante, je ne puis m’empêcher de penser que l’excès en tout est un défaut.

Et puis, je n’ai jamais pu écouter un militant, de quelque bord qu’il soit, sans le trouver le plus souvent maladroit dans sa véhémence et, surtout, très vite ennuyeux…

Parmi les compagnons de route qui furent les miens, il y a aussi quelques enfants ou adolescents de l’entourage familial. J’ai essayé, avec des succès limités, de jouer pour eux le rôle du révélateur d’une source de plaisirs à laquelle j’ai bu moi-même avec tant de bonheur depuis près d’un demi-siècle.

Je ne parlerai que pour mémoire du premier camp de notre fille Claude: elle avait trois ans et c’était au bord de la Loire.

Après une randonnée toute symbolique de quatre ou cinq kilomètres dont la moitié fut effectuée avec notre fille sur les épaules, nous avions installé notre tente en amont de Châteauneuf-sur-Loire près du village du Mesnil. La nuit fut éprouvante pour tout le monde car une fillette de trois ans qui ne dort pas et pleure n’est pas la condition idéale pour profiter pleinement d’une nuit de plein air…

D’autres expériences suivirent avec des résultats plus encourageants: nous eûmes ainsi quelques camps avec Claude de même qu’avec sa sœur Martine et son frère Pierre. Mais il faut dire en toute franchise que le camping avec des enfants jeunes relève plus de la gageure que du plaisir réel.

À partir de huit ou dix ans, les enfants peuvent ne plus constituer une charge écrasante pour la randonnée, pour peu cependant que l’on sache choisir des itinéraires adaptés à leurs possibilités: petites distances, haltes nombreuses, sujets d’intérêts à la fois variés et nombreux.

J’ai ainsi de bons souvenirs de balades, modestes mais agréables, avec nos trois enfants, ensemble, séparés ou avec certains de leurs cousins.

Ce furent presque toujours des balades assez courtes, mais qui restent dans ma mémoire: je me revois avec notre cher petit Pierre à vélo sur les rives de la Seine près de Fontainebleau ou sur la crête des Vosges. Ou bien avec sa sœur Claude dans le Vexin, au bord de l’Epte, ou encore avec un de leurs cousins sur les contreforts de la Marne Champenoise ou dans les valleuses du Pays de Caux.

Randonnée alpine aussi avec Claude, devenue jeune fille aux bords de la Loire vers Chaumont, sur les crêtes du Jura ou de la Savoie ou encore avec Martine, la cadette, à vélo dans le Cotentin.

Ce sont de bien chers souvenirs…

Autre degré de la randonnée avec des enfants: celui du grand-père avec ses petits-fils.

Là encore, pour ces premières fois, il s’agissait de courtes escapades, mais nous eûmes la chance de les réaliser dans le cadre prestigieux de la moyenne montagne, en Savoie près du Col des Saisies: ce sont réellement de très bons souvenirs pour moi. Pour les jeunes participants aussi peut-être, encore qu’à leur âge, les jumeaux Philippe et Loïc ont tout un monde de souvenirs en construction et que leurs sorties avec le grand-père ont bien des chances de se fondre dans les brumes de l’oubli. Les conditions météorologiques de ce premier camp n’avaient pourtant pas été excellentes mais, en dépit d’un gros orage, mes jeunes campeurs avaient bien tenu le coup. D’autres fois, nous avons récidivé en montagne: en Savoie encore, aux Gets, ou dans le Vercors près de Corrençon. Cela représente des images qui tiennent une grande place dans mes souvenirs heureux.

N’ai-je pas su bien présenter les choses à ces jeunes recrues ou bien étaient-elles peu disposées à suivre un chemin parfois physiquement un peu dur? Allez savoir… Il est un fait certain, c’est que je n’ai pas suscité de vocations nouvelles durables.

Je ne voudrais pas terminer ce chapitre des compagnons de route sans évoquer un ami d’un caractère un peu particulier: je veux parler de notre chien Dagobert. Pendant une dizaine d’années, il fut assez souvent notre compagnon en promenades et même en randonnées.

Françoise et moi ne sommes pas près d’oublier notre ami à quatre pattes avec lequel nous avons randonné des dizaines de fois, non sans aventures parfois, entre autres lorsqu’une piste de gibier se révélait trop tentante et que notre Dagobert ne pouvait imposer silence à son instinct de chasseur… Je me souviens aussi de passages un peu acrobatiques, escalades ou passages d’échelles par exemple, où notre chien devenait un colis difficile à transporter étant donné son poids et son volume.

Dagobert, plus couramment appelé Dag, est maintenant au paradis des animaux, mais ce fut un ami irremplaçable et d’ailleurs resté irremplacé…

Mais il y a aussi des compagnons invisibles qu’il conviendrait d’évoquer et qui me font penser à une chanson de Jean Ferrat intitulée « Vous, mes amis que je ne connais pas … »

Il m’est arrivé plus d’une fois, surtout en balade solitaire alors que l’esprit et l’imagination sont plus libres, d’imaginer que je randonne avec des sortes de fantômes. Non pas des spectres dans l’acception menaçante du terme, mais bien des ombres de caractère nettement amical.

Parfois ce sont des disparus. Tel ce grand-père par alliance, jamais rencontré pourtant mais si proche de moi pour son amour de la randonnée, et qui profitait de ses activité de militaire pour parcourir la France et l’Europe à pied, en périssoire, à vélo ou à cheval. C’est aussi parfois un être cher qui est mort mais que l’on n’oublie pas. Ce peut être l’ombre de Maurice Genevoix ou d’un autre écrivain de mon panthéon à moi et dont les récits sont comme des versets de ma Bible sentimentale et personnelle.

Il y a aussi les présences, bien sûr invisibles mais pourtant vivantes, de ces passants qui ont utilisé avant moi le sentier sur lequel je marche à ce moment. Je me sens tout près de ces êtres qui sont des inconnus et qui le resteront toujours pour moi: des chasseurs, des braconniers, des bergers, des randonneurs et autres coureurs de chemins qui ont tous en commun d’avoir en leur temps chaussé des semelles de vent…

Tout ce peuple invisible et inconnu fait aussi partie de mes amis, du fait que nous mêlons nos traces sur les mêmes parcours, même si ceci à lieu à des années d’intervalles.

Qu’ai-je de commun avec eux ? L’amour de la nature, le plaisir de contempler un paysage, la joie de me complaire dans une passion forte ou le bonheur d’être libre.

Est-il besoin de rencontrer physiquement ces amis invisibles pour me sentir proche d’eux? Certainement pas…

En vérité d’ailleurs est-ce mieux ainsi, car ne pas les approcher c’est les idéaliser mieux et ignorer les défauts que, peut-être, ils peuvent ou pouvaient avoir…

Cela me rappelle la boutade (ou la pensée profonde, allez donc savoir?) d’un philosophe disant « J’avoue que ce qui me rebute dans l’humanité, ce sont les hommes ».

Moi je préfère ne pas vous rencontrer, ombres multiples des sentiers, et ne pas connaître vos défauts éventuels pour vous trouver parfaits et vous garder ainsi dans mon cœur.

Vous mes amis que je ne connais pas….