Vallée de l’Essonne, 27, 28 et 29 Juin 1947
Dans le train qui m’emmène vers l’Essonne, il fait chaud et lourd, aussi je bénis la Providence qui m’a procuré une place assise et qui n’a pas fait monter ensuite une femme enceinte ou un vieillard paralytique une fois tous les sièges occupés. Redoutables entrées dont je connais trop bien les fâcheuses conséquences pour mes jambes qui répugnent au garde à vous prolongé qu’implique un voyage de deux heures.
Enfin voici Boigneville où je descends.
Bientôt mon pas solitaire sonne sur la route ô merveille aucun campeur n’est descendu à la station et je me demande si je n’aurais pas découvert, le coin pittoresque, pas trop loin de Paris, où mes frères campeurs n’abondent pas. Il est vrai que nous ne sommes que vendredi soir et que le gros des départs à lieu le samedi.
C’est d’ailleurs samedi vers 15 heures que Jean, le vieux coéquipier, et Marcelle, une nouvelle du camping, doivent me rejoindre. Une nuit et une matinée à être seul et cela m’est agréable non pas que les deux qui vont arriver soient désagréables, au contraire ; mais il me plait de goûter les joies de la randonnée tout seul. Je ne déteste pas la solitude et puis, je ne sais quel campeur acteur célèbre a dit : le véritable ami de la nature doit savoir randonner seul. Ponte de snobisme, peut-être, curiosité de quelque chose de neuf, surement.
Et me voilà sur une route pittoresque qui serpente parmi une campagne variée avant d’atteindre l’Essonne. Comme il fait très lourd, je vais torse nu, aussi moustiques et taon s’en donnent à cœur joie.
Voici la rivière : un ponceau l’enjambe près d’un moulin où une petite chute d’eau réveille le canoéiste en moi. Peut-être un jour… l’Essonne avec le M.P… pourquoi pas ?
La première route à droite longe la vallée : camp à 1 ou 2 km je me suis documenté à tout hasard ! Je suis son ruban poudreux après une escalade sur un éboulis de rochers d’où la vue s’étend sur une mer de frondaisons où le soleil couchant commence à allumer des reflets magnifiques.
Une amorce de sentier se présente à droite mais j’abandonne l’idée de le suivre car il se perd dans les rives marécageuses de l’Essonne où les moustiques sont encore plus agressifs qu’ailleurs. Et pour échapper aux sacrés diptères je retrouve la tactique souvent employée : marche accélérée avec ample balancement de mes pattes de devant : je doute que cela me donne l’air très malin, mais c’est assez efficace.
La route est jalonnée à gauche et à droite par d’accueillants écriteaux où s’affirment les intentions de leurs propriétaires : camping interdit, propriété privée, défense d’entrer.

Je pense assez sérieusement au camp et une maison isolée va me permettre de me documenter car je le cherche en vain sur la droite depuis quelques temps.
Comme je pousse la porte de la cour, un chien se précipite sur moi en hurlant : l’animal paraissant animé de peut aimables sentiments à mon égard, je modifie ma position en me décrochant sur un dispositif plus facile à défendre et ma main se crispe légèrement sur la poignée de la porte. Enfin, une espèce d’homme surgit, aussi hirsute que le chien mais plus affable, et me fait comprendre dans un jargon franco-italien que le camping est interdit sur une grande étendu, qu’il n’y a pas de camp par ici et que le garde habite à proximité. Je remercie de ces précisions et, pour crâner un peu, je lui lance en partant un désinvolte « Buena noche » où j’espère mettre un impeccable accent italien. Je commence pourtant à douter de mes talents linguistiques quand l’homme me répond avec un sourire aussi étonné qu’admiratif : « oh ! se habla español ». Je bredouille quelque chose et m’enfuis de crainte de se voir prolonger une conversation où je ne serais pas tout à fait à mon aise.
C’est donc décidé, je ne passerai pas la nuit dans un camp et, en me camouflant bien, j’espère ne pas me faire remarquer par un garde inopportun.
Je marche donc encore dans la nuit qui vient et, au moins cela me débarrasse des cousins animaux paraissant se coucher de bonne heure, par ici.
Après avoir fait eau à Nanteau sur Essonne (jolie église seulement entrevue dans la demi obscurité), je continue jusqu’à Villetard qui fait face à Malesherbes sur la rive gauche.
Je prends un chemin à gauche qui s’enfonce sous bois et bientôt, à l’aveuglette, je continue en coupant à travers les arbres en m’égarant plus ou moins car si ma boussole est phosphorescente, ma carte ne l’est pas. Les vers luisants, pourtant nombreux, et le quartier de lune de ce soir se révèlent insuffisants.
Je découvre une clairière sympathique où monter ma tente. Après un rapide repas froid (il est 23 heures et allumer un feu !) qui complète celui pris dans le train, je goûte ma première nuit seul dans la nature.
Samedi – Je m’éveille de bonne heure, de trop bonne heure : il est 5h ½, aussi, malgré le jour, je me rendors. Une heure plus tard c’est le réveil définitif. Craignant d’allumer un feu en pleine forêt, je lève le camp et marche vers l’Est où je ne tarde pas à couper une grand’route qui me permet de m’orienter. Après un quart d’heure de marche, je fais halte sur un sentier qui longue la forêt et tout en préparant mon breakfast je remarque, comme tout seul, je suis moins hardi : je n’ai pas osé faire de feu en pleine forêt alors qu’avec un coéquipier je ne m’en serais certainement pas privé. Curieux ce complexe de timidité craintive vis-à-vis de la Loi, quand je suis seul. Curieux et illogique car un garde se laissera probablement plus facilement fléchir par un campeur solitaire pris en flagrant délit que par un groupe. Je suppose pourtant qu’avec un peu d’habitude de campeur seul j’arriverais à refreiner cet état d’esprit.
Par contre, un des avantages de la randonnée solitaire, entre autres, est d’être silencieux et par là d’approcher plus facilement à vue les bêtes qu’on dit sauvages : je lève trois lièvres, deux lapins et une quantité d’oiseaux, dont certains à très courtes distances.
Mon plan, pour jusqu’à 15 heures où je dois rejoindre Jean et Marcelle à la gare de Malesherbes, est d’atteindre Boissy-aux-Cailles en prenant à travers la campagne parallèlement à la N51, puis, de descendre vers le SO pour atteindre l’Essonne vers Boulancourt et la descendre jusqu’à Malesherbes.
Après un parcours assez varié, en plateau, où je traverse des bois (dont un maquis d’une densité peu ordinaire) et des champs harmonieusement sertis dans les bosquets où l’on retrouve la fraîcheur avec plaisir, j’arrive à Boissy qui est blotti au fond d’une cuvette.
Je me débarbouille et refais ma provision d’eau à une pompe où je commets deux actes discutables : je bois sans modération et m’inonde les pieds où naissant des ampoules car mes chaussures sont trop grandes sans semelles intérieures introuvables ici et dont j’improvise, trop tard, une paire dans un journal.
Départ par la GC16 qui bien qu’indiquée comme pittoresque m’est assez pénible car il ne s’y trouve aucun ombrage et maintenant le soleil tape ferme.
Je commence à peiner car mes ampoules progressent avec une remarquable rapidité et, de plus, malgré mon béret, le soleil m’assomme.

Après une petite halte à l’ombre de noyers bienvenus, je repars sur la N51. Après quelques centaines de mètres, c’est, de nouveau, la route nue, sans arbres. Ce qui me fait confirmer mentalement la décision prise tout à l’heure sous les noyers : je file directement sur Malesherbes sans faire le crochet par la vallée plus au sud.
En fait, j’aurais déjà du mal à arriver car maintenant, ahuri par le soleil écrasant je ne me gouverne plus et bois sans restriction !
Je vais encore 1 ou 2 km et atteins, enfin, l’ombrage d’un bouquet de pins où je fais halte pour déjeuner. Après quoi je m’allonge et, déchaussé, je dois réaliser, avec assez de vérité, la caricature du randonneur exténué.
Affalé sous les pins je réfléchis : je n’ai plus que 2 ou 3 km pour Malesherbes : j’ai bien le temps de les faire avant l’arrivée du train mais une fois arrivé et les copains rejoints, quelle sera la situation ? Mes panards seront en bouillie, j’aurais 15km dans les jambes et eux, tout frais, débarqueront du train, plein d’ardeur et de force. Si à ce moment je me déclare forfait il est à craindre que, par solidarité, ils me proposent en commun le camp fixe que je souhaite et, dans le cas contraire, marcher encore…
A la fraicheur relative des pins, la lassitude m’envahit : je ne serais donc pas au rendez-vous auquel nous avons d’ailleurs précisé qu’on ne s’attendrait pas : tout remords est écarté.
Cependant ma provision d’eau étant tarie ce n’est pas ici que je m’arrêterais, je vais pousser jusqu’à Villetard où je ferais le plein et établirai un camp de repos.
Sur la nationale (qui à l’humanité de ne plus s’allonger droite et désespérante) je vais en boitant lamentablement, ne trouvant le courage de marcher normalement que lorsque quelqu’un est en vue.
Un raccourci s’offre à droite et me conduit à l’ombre jusqu’à une ferme déserte où un chien m’engueule en tirant, hystérique, sur sa chaine. Je m’efforce de ne pas penser que celle-ci pourrait céder et dans la cour noyée de soleil je vois deux pompes. Eaux potables ? Au hasard je me sers de l’une pendant que le chien fou de rage, est menacé d’apoplexie.
Une crainte est en moi : ne vais-je pas me flanquer des coliques avec cette eau inconnue ? Je m’en humecte seulement les lèvres, rappel des voyageurs sahariens perdus dans le désert, et, pour ne pas céder à la tentation, je vide mon bidon dans le sable du chemin.
Enfin, à une autre maison je trouve en quantité une eau garantie potable. Je me retire dans le bois qui habille le coteau et où l’on vient de m’apprendre qu’on a trouvé, voici quelques temps, le cadavre d’un campeur, « une vipère, peut-être » laisse négligemment tomber le narrateur.
Après une laborieuse ascension dans le sable qui s’éboule, je m’assieds et mes pauvres pieds connaissent enfin le repos. Faut-il que je sois bête de n’avoir pas mis des semelles de papier dès les premiers symptômes d’échauffement ! Mea culpa, mea culpa !
Ah ! qu’on est bien à se reposer et qu’il est agréable de boire, jusqu’à l’écœurement la noyade presque.
Soudain : pensée affolante : Il a été convenu que c’est moi qui apportais la batterie de cuisine aussi mes deux copains vont se trouver sans matériel pour faire cuire leur tambouille !
Amitié ! que de calvaires l’on gravit en ton nom ! Le mien s’étire jusqu’à Malesherbes au café dit « A la petite vertu » où, un pernod devant moi, je surveille les deux avenues venant de la gare. Les autres se font attendre, que se passe-t-il ? Il est pourtant l’heure. Un second pernod me permettra, record peu enviable, de totaliser environ 8 litres de liquides absorbé depuis ce matin. Pas mal pour un gars qui s’était promis une sobriété de chameau…
Après un poireautage de 20 minutes devant la gare où ils m’attendaient, mes coéquipiers arrivent et l’explication a lieu.
Or, justement, ce matin, Marcelle a fait une chute et s’est luxé quelque chose dans l’épaule : il n’est pas question de longues marches. Nous irons donc à trois dont deux éclopés.
En route !
Le ciel est très nuageux depuis ¾ d’heure et, après quelques temps de marche, un violent orage nous oblige à nous abriter sous un des rochers qui, par endroits, font ressembler la vallée de l’Essonne à une Forêt de Fontainebleau avec rivière. Très joli.
Nous camperons après une courte marche dans un coin assez sauvage et fort tranquille au milieu d’une grande variété d’arbres.
Dimanche le soleil est revenu nous voir et ses rayons rasants matinaux font des jeux de lumières pittoresques sur nos deux tentes blotties dans la rosée.
Nous partons tard aux environs de dix heures et demie.
Bulletin de santé de l’expédition : épaule de Marcelle, état stationnaire ; pieds de Bernard, les cloques crevées hier soir vont beaucoup mieux, vive l’acuponcture ! (ça fait savant…)
A petite allure, nous longeons la vallée où de gentils villages s’égrainent entre coteaux et rivière. Pour le déjeuner nous nous élevons dans les rochers et là, devant un très beau panorama, nous prolongeons la halte au cours de laquelle un petit lézard, probablement jaloux des succès photogéniques du lion de la Métro-Goldurind-Meyer, tient à nous prouver que la gent lézardine sait aussi se laisser photographier avec aisance et bonne volonté.

Après un peu de varappage, nous reprenons la route, et, dans des paysages qui me font regretter mon état déliquescent (bien sûr que j’ai de nouvelles ampoules !) qui force à une exploration par trop superficiel, nous terminons notre route à Maisse.
Une table de bistrot nous réunit dans la célébration des mérites de la bière, pendant qu’une troupe de porcs qu’on charge, tout à côté, hurlent sa réprobation pour ce genre d’exercice.
Puis c’est l’embarquement dans le train, où, (Dieu est bon !) il y a des places assises.
Ah ! si Marcelle n’avait pas eu une épaule amochée ! Ah ! si je n’avais pas eu les ripatons en marmelade ! On aurait pu en voir des choses !
Quelle misère de se trainer sur les routes dans des coins pareils ! Qu’importe, je reviendrais… Malheureusement, il est à noter que je dis cela à tous les chers endroits qui m’ont plu, et combien peu souvent j’ai tenu parole ?