Dreliiiiing…
Mon réveil sonne…
D’une main encore endormie je lui impose silence et me lève courageusement de suite (ce qui ne m’arrive pas toujours !) car j’ai rendez vous avec Jean Blier à la Gare de l’Est à 6 heures ¾, et si j’ai la faiblesse de rester encore 15 secondes dans la douce tiédeur de mon lit maintenant que le réveil ne me vrille plus les oreilles je sais que je me rendormirais.
Il fait encore nuit noir car il est 5 heures du matin. Je me débarbouille et m’habille en faisant chauffer l’eau de mon thé.
Enfin, après mon petit déjeuner, un rapide « retapage » de mon lit et avoir mis un peu d’ordre dans l’appartement silencieux et désert (je suis seul à Paris), j’enfile mon imperméable et, arrachant mon sac à dos, prenant mes cannes et mon panier (mon fameux panier type « pêcheur de crevettes ») je pars vers la gare.
Je suis à pied, car, en métro, pour 5 ou 6 stations, j’aurais un changement et à cette heure matinale (6h) les rames sont rares et si j’en rate une, je serais obligé de poiroter sur le quai. Comme j’ai le temps je me paye une balade dans Paris la nuit ce que j’aime assez.
Il fait toujours noir mais maintenant que la D.P ne musèle plus les lumières, certains coins me paraissent suffisamment clairs pour tenter une photo en pose, dans l’espoir de faire une sorte de reportage illustré de ma sortie à la Ferté-sous-Jouarre où je vais passer quelques jours.
Je prends donc 2 photos rue Saint-Eleuthère et les quelques rares passant qui peuvent me voir accroupi derrière une borne, où ils ne perçoivent peut-être pas mon appareil photographique, se demandent sans doute ce que je fais… Encore un cliché de la perspective en dégringolade de la rue Foyatier et ce sera tout pour ma documentation de Paris la nuit.
Maintenant il fait un peu près clair et quand, Gare de l’Est, j’arrive à la Locomotive Antique devant laquelle Jean m’a donné rendez-vous, le jour est complètement levé.
Je patiente un quart d’heure ou vingt minutes en ruminant mon plaisir de revoir la Ferté, ce coin que j’aime bien, quand Jean surgit devant moi :
« Tu rêvassais en m’attendant ? »
Poignée de main. Nous nous dirigeons vers le quai où nous attends notre train. Nous sommes là plus d’une demi-heure avant le départ et les wagons sont pleins ! Enfin, comme nous sommes presque en tête du convoi, un monsieur obligeant (ou craignant la compagnie de notre volumineux bagage) nous indique qu’il y a des places libres à l’avant. Je le remercie mais fais remarquer à Jean d’une manière aussi peu discrète qu’incivile, il est vrai, qu’il est peut-être payé pour nous faire évacuer. Le monsieur obligeant devient alors, écœuré de votre ingratitude, un monsieur hérissé et furieux.
Nous nous dirigeons donc vers les wagons de tête autant pour trouver une place assise que pour couper court à ce commencement de dispute.
Nous découvrons un compartiment vide et nous casons aux deux places d’angles des portières. Petit à petit le compartiment s’emplit et, quelques minutes avant le départ, alors que je me prenais à espérer faire un voyage assis, ce que je craignais se produit : arrive une dame à cheveux blancs à qui je cède ma place le plus galamment du monde. Mais sous mon aimable sourire je l’envoie mentalement au diable. Remerciements.
Le train s’ébranle… Au bout de quelques temps après avoir tenté de photographier une vue très « départ en vacances » (toujours mon reportage par l’image) que je dois d’ailleurs recommencer car je l’ai intelligemment superposée sur ma photo précédente ; Jean me cède sa place assise. Nous l’occuperons tour à tour jusqu’à l’arrivée.
Le soleil a presque vaincu les nuages quand nous entrons en gare de la Ferté.
Dans la fièvre du débarquement je jette son sac à Jean déjà sur le quai et, avec mon adresse dont la louange n’est plus à faire, je le lui lance sur la tête. Ce qui lui vaudra une ecchymose sur la joue qu’il aura encore à mon départ trois jours après.
Enfin, ça y est, tout est sorti et nous nous acheminons vers la sortie quand je m’entends héler :
« Il y a donc du poisson, ici ? » s’écrit un voyageur apercevant mon inénarrable panier à crevettes.
« Il n’y en aura plus quand non aurons passé ! » lui dis-je d’un ton péremptoire.
Nous descendons la Grande Rue de la Ferté (je la baptise Gde-Rue mais n’en sais rien, c’est peut-être une quelconque Rue Nationale ou Rue de la République) et Jean entre chez le marchand d’articles de pêche Roche où il prend un permis à la « Perche Fertoise », puis achète un dégorgeoir sans que je puisse discerner exactement si c’est l’utilité de cet instrument ou l’agrément de la conversation de la jeune vendeuse qui le fait agir.
Après l’achat de quelques cartes postales et un rapide coup d’œil à la Marne, nous nous dirigeons vers le hameau de Saint-Martin, tout proche de la Ferté où se trouve la maison de la grand-mère de Jean qui m’invite à passer 3 jours ici.
En longeant le quai des Anglais nous voyons un pêcheur à la traine en barque qui mouline « mayonnaise ». Entre nous, nous le mettons copieusement en boite quand tout à coup à notre grand étonnement nous le voyons épuiser un brochet d’environ 3 livres ! Je pense à l’expression de Maurice Génevoix : « c’est une injustice ! C’est un crime !… ». Qu’est-ce qu’il doit y avoir comme Esox pour que l’on en pêche en s’y prenant ainsi ! Nous sommes vivement impressionnés.
Nous arrivons chez Madame Leduc, et, c’est le même accueil qu’il y a deux ans (je venais alors pour la première fois) sans chichis, aimable sous son air bourru et d’une simplicité qui met à l’aise.
Je m’installe dans ma chambre et comme nous avons deux heures de libre avant le déjeuner nous nous proposons d’aller jeter un coup de ligne dans le Petit-Morin dont la vallée, ou plutôt le vallon est à cinq cent mètres.
Je retrouve, une fois encore, mon Petit Morin qui me plait tant avec son cours capricieux et son site si pittoresque où l’eau court, se repose ou dort. Et si j’aime ce court d’eau c’est vraiment pour sa beauté car les pêches que j’y ai faites furent presque toujours médiocres.
Après le glacis, au confluent des deux bras qui enserrent l’Ile, je prends deux vairons pour m’assurer contre la bredouille, puis je prospecte les environs presque jusqu’aux Grands Calmes. Je vois des chevesnes impressionnants, des gardons respectables et crois même apercevoir la lèvre goulue d’une carpe, mais je ne prendrais rien que 3 vairons et un gardon trop petit pour être gardable.
Quant à Jean il a prit 6 vairons et un gardon d’une douzaine de centimètres qu’il garde car il ne s’impose qu’une taille légale d’environ 10 cm, au sujet de laquelle nous n’avons pas fini de discuter. De toute façon il me bat ainsi qu’à l’ordinaire à la Ferté, car sur « terrain » mixte, nous nous valons à peu près.
L’après-midi, à l’asticot, nous tâtons des poissons du Vieux Pont sans résultats pour moi. Jean prend une ablette qui lui échappe des mains au moment où il la saisit. Elle retombe sur une poubelle du pont d’où nous la délogeons de la pointe de mon scion et elle va plonger dans la Marne où elle s’assomme. Cela nous fait penser qu’il est fort discutable de rejeter du haut de ce pont les poissons trop petits qui se tueront presque à coup sûr.
Nous prenons alors notre lancer et Jean fait suivre une perche assez belle, paraît-il.
Ensuite nous lançons de la rive droite entre les 2 ponts. Jean harponne un alevin d’ablette puis fait suivre des perches sous les pontons de location sans réussir à les faire mordre. Moi non plus.
Nous arrivons au Pont des Anglais où nous changeons de rive et nous descendons la Marne jusqu’au Pont de Fer du Morin où il conflue avec la Marne.
Il s’est mis à pleuvoir mais sans nous décourager nous lançons du haut du pont et entendons parler d’un brochet énorme parait-il, qui hante ces parages et cela me fait lancer avec une nouvelle application malgré les menaces d’un pêcheur au vif que nos lancers importunent. Pourtant avec nos cuillers plombées à 3 et 5 grammes et à la distance où nous sommes…
Sans m’occuper du grincheux je m’applique à mes lancers, quand Jean s’écrie :
« Je tiens une !… »
J’arrive en vitesse et le vois en discussion avec une perche assez belle qui, après avoir engamé la cuiller, se décroche puis se repique par le ventre : ce qui sous entend une défense assez énergique (cet incident lui était déjà arrivé peu de temps auparavant, m’a-t-il raconté, avec un gardon de 27 cm qu’il a pris à la sauterelle noyée)
J’empoigne l’épuisette de Jean pour aller cueillir sa prise qu’il ne peut remonter par le fil craignant, avec juste raison de la voir se décrocher.
Je fais un détour d’une cinquantaine de mètres pour trouver le sentier menant au bas de la pile du pont, mais, connaissant mal le coin, je me trompe et m’engage dans une sente à peine tracée, où je me frotte avec joie ( ?) aux buissons trempés et épineux.
Enfin me voici sur la berge du Morin et j’ouvre d’avance la télescopique pour qu’elle ne me fasse pas faux bon au moment critique. Je m’avance vers le lieu de la bagarre et m’aperçois que, contrairement à ce que je pensais, aucun chemin digne de ce nom ne mène au pied de la pile ! C’est seulement une berge presque à pic et rendue glissante par la pluie. De plus elle est agréablement fournie en orties, ronces, et, d’une manière générale de toutes espèces de végétation piquantes (« poiguassante » diraient mes amis tourangeaux).
Assurant mon épuisette dans la main gauche, et m’accrochant de la droite aux maigres branches (trop maigres à mon gré !) des arbustes, je trouve encore le moyen de prendre mon courage à deux mains…
Je progresse vers le lieu où j’aperçois se débattre la perche que Jean est en train de maitriser du haut du pont.
Enfin, après avoir eu deux ou trois fois l’impression affreusement nette que je vais me ficher à l’eau, je suis à portée d’épuisage.
« Ça aurait été plus facile sur l’autre rive » fait le pêcheur au vif grognon de tout à l’heure. Merci ! J’y suis, j’y reste !
Il faut croire que j’ai encore été trop rapide car la perche continue, surtout à ma vue, à contester sa défaite sous forme de soubresauts assez violents.
J’enfonce l’épuisette dans l’eau… Jean, huit mètres au dessus de moi, manœuvre pour placer sa « prise » (pas encore !) au dessus du filet : elle vient en rechignant un peu… Attention ! Hop !! Elle est entre mes mains…
Une jolie perche qui fera 25 cm à la maison, centimètre en main et 200 grammes.
Elle se décroche à ce moment, mais il est trop tard pour elle et l’enferme dans mon panier, pendant que Jean remonte l’épuisette au moyen de sa ligne dont un des triples s’est accroché au filet et refuse obstinément de le relâcher.
Je reprends le même chemin qu’à l’allée avec encore plus d’émotion car maintenant j’ai charge d’âme si j’ose dire, car si je tombais à l’eau en plus du bain peu agréable je perdrais sans doute un poisson dont je suis dépositaire ! Grave…
Enfin me voici sur le pont où je félicite Jean pour ce poisson très honorable ; puis nous repartons, sous la pluie, prospecter le Petit Morin, jusqu’à Pont National.
Nous ne ferons plus rien ce jour si ce n’est un néologisme qui prit naissance ainsi, à un de nos lancers, l’un de nous pose son leurre sur la rive d’en face et Jean, pour sauver la face, cite Jean Huillet qui préconise cette sorte de lancers pour donner de la discrétion à la chute du leurre. Maintenant, chaque fois que nous accrocherons la rive d’en face (et ce n’est pas souvent volontaire !) nous annonçons « Je viens de faire un beau « Huillet » », « encore un « huillet » pour moi ! », « Me décrocherais-je de ce « huillet » ? », etc.
Le lendemain, il pleut à verse quand nous nous éveillons ou plutôt quand Jean m’éveille, et comme je n’ai pas apporté de réveil matin et que je me suis couché tard…
Cependant la pluie se calme un peu quand nous partons et grâce à ma culotte de cheval et à mes leggings que j’ai eu la précaution d’emporter, je peux braver boue et humidité de l’herbe. Quant à Jean il a mis ses bas de pantalon dans ces chaussettes ce qui lui fait une culotte de golf.
D’abord nous tentons la rode au ver, Quai des Anglais où je me contente de prendre deux chevesnes minuscules (3 à 4cm) et un gardon non gardable (13cm).
Maintenant, après éclaircies et recrudescences, la pluie ne tombe plus et, du haut du Vieux Pont, nous essayons d’attraper les beaux chevesnes que nous apercevons 15 mètres plus bas dans les « coulées » que laissent les herbes aquatiques.
Je pique un chevesne qui doit faire ses 14 cm et le remonte à la moitié de la hauteur du pont quand il se décroche et retombe à l’eau avec un « clacccck !… » qui ne doit pas être particulièrement encourageant pour les autres poissons.
Après quelques instants, Jean pique un chevesne qui me semble énorme (très gros, enfin !). Avec beaucoup de sang-froid et d’adresse il le manœuvre et le tire 2 fois des herbes où il se réfugiait.
Je remonte ma ligne pour ne pas le gêner et bientôt le chevesne faiblit et, pendant que Jean s’occupe à le noyer, nous nous demandons comment l’avoir ?
Le tirer en halant sur le fil ? Il n’y faut pas songer : ou bien, sous le poids du poisson, les chairs se relâcheraient jusqu’à se déchirer sous l’effet de l’hameçon ; ou bien, au moindre « coup de sonnette » avant d’arriver, le bas de ligne cèdera.
Que faire ?
Je dis à mon copain de patienter quelques minutes pendant que je vais chercher une barque pour cueillir son « bestiau » et je cours vers un bateau dont le propriétaire, absent, a, parait-il, laissé les rames.
Je dois faire un assez grand détour au pas de course, car la dite barque se trouve au bas de la pile du pont, mais en amont, et il me faut faire le tour d’un pâté de maison.
Après un bon sprint assaisonné d’un dérapage dans la boue je m’aperçois que la barque en question est inatteignable : la Marne étant trop haute il doit y avoir 50 cm d’eau sur la berge que je comptais emprunter.
Je fais demi-tour en me maudissant car je me suis aperçu que j’ai oublié l’épuisette, mais bah ! j’y arriverais bien sans cet instrument…
J’arrive au bateau-lavoir Printania (quel nom poétique !) où se trouve les barques de location mais j’ai peur que par cette pluie (car il re pleut !) le loueur soit absent… Je crois que je serais capable dans voler un ! Je ne suis pas, heureusement, réduit à de telles extrémités (rendues, d’ailleurs, peu réalisables par les chaines et cadenas que j’aperçois assujettissant les bateaux !) car le loueur est là !
C’est un Italien, que je reconnaitrais par la suite pour Russe ou Polonais. Bred, un étranger qui comprend assez mal mon français haché par l’essoufflement (j’ai couru !) et par la crainte que Jean, là-bas sur le pont, ne perde son poisson.
Enfin mon bonhomme finit par comprendre et me désignant une embarcation que la pluie a un peu moins remplie que les autres :
« Prenez Basik ! »
Je monte dans « Basik » qui ressemble plus à une baignoire flottante (flottante ? je l’espère !) qu’à une barque : 10 à 15 cm d’eau au dessus du faux-plancher ! Evidemment ça ne donne par précisément de la stabilité à une embarcation, mais bah ! après tout je sais nager…
Et je pars en tanguant et roulant…
Décidément, je suis fait pour les épuisages compliqués ; c’est encore pire qu’hier : mes chaussures (pourtant montantes et avec leggings) sont pleine d’eau et j’ai les pieds aussi trempés que si j’étais pieds-nus à barboter ! Tant mieux, si je tombe à l’eau, la transition sera d’autant moins brutale !
Enfin j’arrive au-dessous du pont en haut duquel un attroupement s’est formé : bon signe, Jean doit toujours avoir le contact. En effet, je vois le chevesne. Désillusion je le croyais plus gros…
Je le dépasse pour venir le cueillir à contre courant. Maintenant, je rame doucement pour m’en approcher qui en me voyant retrouve assez de vigueur pour tenter un « canter » vite maitrisé par Jean qui le domine à 15m au-dessus.
Avec les hautes herbes, il n’est guère commode de manier les rames, mais, pourtant, j’arrive à me donner assez d’élan pour arriver sur notre victime juste à une bonne vitesse : il ne faudrait pas cogner le bas de la ligne !
M’y voici, je rentre les rames, me retourne (le bateau penche curieusement me semble-t-il) et allonge la main vers le chevesne en essayant de me remémorer les préceptes des braconniers qui attrapent le poisson à la main : doucement, sans brusquerie et ne plus relâcher le contact celui-ci établi. Hélas il n’a pas l’air d’accord ! Il se trémousse tant que je dois le relâcher et que jean donne un peu de fil.
Je recommence (ah ! si j’avais pris l’épuisette). Je le tiens ! J’assure ma prise à deux mains… Ça y est il est dans le bateau… Je sors mon couteau qui se trouve en permanence dans mon panier pour l’holocauste de mes victimes, et, suivant une coutume que l’on qualifie généralement de barbare (l’asphyxie est-elle préférable ?) je lui tranche les vertèbres cervicales. Maintenant il est calme ! Dans le panier ! Et en route, vers le ponton du loueur. En arrivant ce dernier le regarde avec dédain :
« C’est un petit » fait-il !
Moi aussi je le croyais plus gros mais de là à dire que c’est un petit… Il fait 26 cm et remonter un tel poisson d’une hauteur de 15 mètres était impossible.
Je retourne au pont avec la crainte que Jean n’en aie pris un autre. Non par jalousie, mais refaire ce business !
Nous admirons, Jean et moi, sa prise qui est plus grosse que tout ce que j’ai jamais pris comme chevesne je crois : 290 grammes, quand passe le loueur de bateaux que nous reconnaissons alors pour l’heureux pêcheur à la traine d’hier. L’explication de sa récupération « mayonnaise » est en partie trouvée, il pêche au lancer lourd avec un Nottingham ; mais malgré cela à la vitesse où il descend le courant, il me paraît aller un peu vite. Le lendemain, il nous dira avoir pris l’année dernière 175 brochets environ ! Il opère au poisson mort.
Jean prend encore un gardon de 12 cm et une brème de même taille. Evidemment : la taille légale ? Mais les rejeter de si haut ! Je me rappelle un malheureux gardon non gardable que j’avais pris, Quai des Anglais, hier, et que j’ai rejeté à l’eau. Il a disparu dans un nuage d’écailles éparpillées. Survivra-t-il ? Et il n’y avait que 5 ou 6 mètres à sauter…
L’après-midi nous faisons du lancer dans le Morin entre les deux moulins de Condezt et Comporté.
Je lance, je lance, sans résultats. Je fais des revers, des sous la main, des « huillets ». Je récupère lentement, vite, en surface, en raclant le fond. Rien.
Soudain, j’entends Jean qui m’appelle. Je cours. Il en tient un.
C’est un brocheton que je qualifierais de « brochetonnet » et de « couteau » par dépit, mais Jean esquive la bredouille intégrale qui me menace singulièrement.
Esox lutte encore un peu puis se rend et vient à l’épuisette… Le voilà !
C’est une prise de 35cm. Juste la taille limite, sinon légale, que mon camarade s’est fixé pour les brochets. Nous discutons longuement à ce sujet sans nous convaincre ni l’un ni l’autre. Quant à moi, je soutiens que c’est trop petit.
Enfin, trop petit ou non, moi je ne prends rien : ni brocheton, ni perchette, ni même un alevin d’ablette comme Jean en harponna un hier, près de l’égout de l’école, en Marne.
Décidemment, je suis pire que médiocre à la Ferté sous Jouarre ! Je suis mauvais !
Pourtant il tombe une pluie qui brouille à souhait la surface de l’eau. Puis elle s’arrête et les résultats restent les mêmes.
Nous allons pêcher jusqu’au confluent des deux bras (le quasi-mort et l’autre) et même dans le quasi-mort qui vient du moulin de Comporté. « Huillets » innombrables, mais de poissons, point !
Alors, sur le chemin du retour, pour sauver mon honneur (ou ce qu’il en reste), je pêche au ver lancé et comme je n’ai sur moi que des lignes sensibles dont la plombée s’échelonne sur une longueur de plus d’un mètre, dont inutilisable avec ma courte canne à lancer, j’orne ( ?) ma ligne à fouette d’une plume en celluloïde, d’environ le volume d’un cigare ( !), que Jean m’a prêté et cet engin lesté de 2 olives, je lance mon ver avec cette ligne d’anarchiste.
Je pêche près des rives. Une petite touche puis plus rien… Je change de place et persévère. Une touche timide qui fait sautiller mon flotteur, mais je ne puis espérer une touche franche et voir s’enfoncer un bouchon aussi énorme. Je ferre dont !
Un tortillement minuscule… Une gouïne ? Pourvu que ce ne soit pas une espèce grandissante ! « Ça » mesure dans les 7 cm… C’est un petit poisson qui a la couleur du goujon et la forme générale et les piquants du poisson-chat et de la grémille.
Un chabot !
Sauvé ! Ce n’est pas une espèce grandissante : je le garde…
Et nous rentrons tandis que j’essaye de convaincre mon copain que si je n’ai qu’un poisson de 7 cm, il n’existe pas de taille légale pour cette espèce. Tandis que lui, avec son brocheton de 35 cm est le vaincu alors que je suis le triomphateur, car pour les brochets la taille légale est 40 cm au moins.
Nous arrivons chez la grand-mère de Jean vers 8 heures ½ passées, mais l’aimable Madame Leduc ne nous fera pas la moindre observation : on voit que son mari était un acharné pêcheur qui l’habitua à des rentrées tardives.
Le lendemain, nous tentons encore la rode, au ver, le long du Quai des Anglais.
Il faut un temps radieux avec un vent presque nul qui se lèvera un peu par la suite.
Je commence par un « chaboisseaux » de 3 ou 4 cm et je l’ai remis à l’eau depuis quelques minutes quand j’ai une belle touche au long de nénuphars prometteurs. J’arrache un chevesne de 17 cm… La bredouille est écartée.
Je m’attarde à la partie herbue du Quai des Anglais pendant que Jean pêche du haut du quai pour arriver rapidement au Vieux Pont où, encouragé par son succès d’hier, il espère faire quelques belles pièces.
Il y a, où je suis, des coins biens sympathiques, et l’on est tranquille pour pêcher adossé au Quai qui se dresse comme un rempart le long de la Marne.
Je ne prends plus rien que quelques chevesnes minuscules et un gardon non gardable. A l’eau !
Puis je rejoins mon ami Jean au Vieux Pont où il n’a encore pris qu’un gardon de 12cm. Il le garde car il s’est fixé 10 à 12 cm comme taille limite. « Hunter pot » vas ! Que de fois nous avons discuté ce point !
« Ta pureté confine à la bêtise » me laisse-t-il entendre.
Je pêche du pont vers l’amont, l’aval étant rendu peu praticable par le vent qui souffle et qui est assez fort maintenant.
Hier j’y ai vu de belles pièces : chevesnes énormes (60 cm et plus…) et poissons difficiles à identifier vu la hauteur où l’on se trouve : brèmes, hotus ou barbillons.
Je lance un ver.
Je vois ma plume s’enfoncer et je ferre sans une bien grande conviction car d’ici j’ai du mal à reconnaître les touches de fond des vrais.
Résistance… Je distingue un poisson qui lutte. Pas énorme, mais raisonnable surtout pour un malheureux comme moi qui depuis qu’il est ici va de bredouilles en défaites.
Le voici en surface. Je le hisse le plus vite que je peux craignant de le voir retomber comme hier. Enfin, je lève ma canne : il va passer au-dessus du parapet… Malédiction ! Il s’y heurte ! Et violemment… Heureusement il ne se décroche pas :il doit avoir l’hameçon fermement planté !
Je l’ai en main : c’est un barbillon assez petit et je ne me souviens plus si la taille légale du barbeau est fixée à 16 ou 20cm. Il doit faire plus de 20, je pense. Hélas, mesuré à la maison il accusera 1g seulement. Et Jean qui me dit que la taille légale est 24 cm !
J’en suis assez ennuyé car je suis un maniaque des tailles légales (1).
Après d’autres essais, nous ne prendrons plus rien ni au pont, ni en amont où nous essayons aussi. En route pour le déjeuner.
L’après midi nous trouve en bateau sur la Marne, en amont du Vieux Pont, Jean au lancer et à la recherche, moi à ce dernier mode seulement. Derrière nus que le paysage est donc joli !
Jean fait des lancers magnifiques sans résultat autre que de se développer les muscles et moi je prospecte des places d’apparence idéale sans succès si ce n’est un assez grand nombre de « chavassons » minuscules que je remets à l’eau, naturellement, et un gardon guère plus gros qui prend le même chemin.
Evidemment l’eau est trop claire et le « gibier » doit nous voir venir…
(1) Une fois rentré à Paris, je m’informerai et verrai
Nous remontons environ 2 à 3 km puis pêchons en nous laissant redescendre.
Jean prend un chevesne (16 cm), 2 ablettes et un goujon. Moi, une seule et unique ablette me sauve de la bredouille. Une fois de plus mon ami me domine nettement.
Et pourtant, chaque coin est si tentant : ici, un massif de roseaux, là, des nénuphars, plus loin, des branches de saules venant jusque dans l’eau. Malgré cela, notre tableau est maigre et à vrai dire, on voit très peu de poissons : sans doute n’arrivons nous pas assez discrètement. Et puis, n’en déplaise aux partisans de la mauvaise visibilité du poisson l’eau est trop claire. Si on nous entend, on nous voit aussi, j’en suis sur. Plusieurs fois pour décrocher une cuiller ou un bas de ligne je me mets à plat ventre à l’avant, et par 1m50 et plus de fond, je vois parfaitement le fond. C’est d’ailleurs féérique : dans cette eau verte bleue les moindre détails me sont visibles et ces herbes (et il y en a !) me semblent un refuge idéal pour la gent à nageoires.
Nous rentrons au bercail sans rien prendre d’autres mais en profitant d’un bien beau coucher de soleil.
Le lendemain, jour de mon départ (il a été retardé d’une demi-journée par cette excellente Madame Leduc) je suis éveillé à 5 heures du matin par des coups de balais énergiques que mon hôtesse frappe au plafond (elle couche à l’étage au dessous). Je me lève non sans efforts. Enfin, après un débarbouillage à l’eau froide qui me réveille un peu, j’éveille Jean qui avait manifesté le désir de m’accompagner à la gare et d’en profiter pour pêcher tôt.
Il est endormi encore plus profondément que moi, et mes coups frappés trop discrètement à sa porte doivent être secondés par d’énergiques secousses que je lui imprime pour le tiré d’un sommeil quasi léthargique.
« Hein ? Quoi ? A oui ! Bon » il va se lever.
Je finis de m’apprêter et le retrouve sur le palier en train de lutter héroïquement contre les restes de son sommeil.
« Il fait bien noir ! » émet-il.
« Ecoute mon vieux, lui dis-je, inutile de t’esquinter à te lever à cette heure. Tu n’y verras pas clair de si tôt pour pêcher : profite de ton temps et vas roupiller ! »
Devant un tel raisonnement aussi « ad rem » il se laisse convaincre et, après m’avoir serré la main et souhaité au revoir, il rentre dans sa chambre.
Je descends à la cuisine où je n’ai qu’à faire chauffer une casserolée de lait pour mon déjeuner, la grand’mère de Jean m’ayant tout préparé.
Je déjeune le plus silencieusement possible car c’est déjà assez que je doive allumer la lumière et je crains de réveiller la jeune cousine de Jean qui à son lit dans la cuisine. Mais cette jeune personne a le sommeil dur, à part 2 ou 3 soubresauts, elle reste tranquillement endormie.
Je quitte alors cette maison hospitalière quand brusquement je pense que la porte du jardin doit être fermée à clef ! En effet.
Trois solutions : 1. Réveiller Jean et lui demander la clef : c’est long (je ne suis pas tellement en avance) et il va me maudire mentalement (au moins !) ; 2. Passer par la porte du fond du jardin : c’est encore plus long (quel détour !) et bruyant : la grand’mère de Jean pourrait s’inquiéter ; 3. Faire le mur.
Je me rallie à cette dernière solution et me mets en devoir de l’exécuter.
C’est un vrai sport dans l’obscurité avec mon sac à dos, mon panier et mes cannes (et puis attention à l’imperméable que j’ai déjà déchiré 2 fois !). Pourvu que l’on ne me prenne pas pour un cambrioleur ! (Les paysans ont le coup de fusil prompt !). Enfin ça y est et ce dernier obstacle franchi, je me dirige rapidement vers la gare, dans une nuit qui commence à se laisser transpercer par mes yeux.
La Ferté est déserte et silencieuse. Pas le moindre lumignon si ce n’est le beffroi de l’hôtel de ville où l’horloge lumineuse jette la seule note de clarté dans le noir.
Je longe la Marne au Quai des Anglais en songeant à mes résultats : lamentables. Et pourtant je me suis bien amusé ! Jean m’a été très nettement supérieur : je le reconnais franchement. La seule chose à ma décharge c’est qu’il connaît les eaux mieux que moi… Mais cela seulement ne suffit pas à expliquer sa supériorité : il a la « manière », c’est certain.
En réfléchissant ainsi me voici arrivé à la gare au voisinage de laquelle les passants et les lumières se font moins rares.
Jusque sur le quai, j’entends parler pêche, et dans le jour qui se lève, je vois un groupe écouter discuter un spécialiste du brochet au vif à la rode qui émet ses opinions, fier de ce cercle d’admirateurs. Il dit avoir pris une centaine de brochet l’année dernière et cite le cours du brochet car il vend ses captures.
Voici le train qui arrive et, en queue, j’ai une place assise dans un compartiment presque vide.
Et dans le train qui s’ébranle, je pense à cette Marne étrangement énigmatique qui me montre ses poissons prometteurs comme autant de promesses et qui se refuse à me laisser repartir autrement que presque bredouille.
Mais j’aurais ma revanche ! Je dois l’avoir !
J’espère en la crue qui trouble l’eau.
Je triompherai de ton entêtement et de ta résistance, Marne !
Je vous prendrais, poissons !
Et puis… le pays est si beau…