Premier succès
Cet après-midi, j’ai encore pêché en canoë.
C’est la troisième fois, et j’espère avoir acquis un commencement de tactique, au cours des deux sorties précédentes.
Je commence par laisser rôder ma ligne au ras des nénuphars du Golfe. Il s’y trouve des places où il doit y avoir du poisson.
Aujourd’hui il fait encore plus de vent et sous le soleil écrasant je suis idéalement seul, les hommes étant effrayés par la chaleur, et il n’est que 14 heures.
Sous la chaleur de fournaise le Golfe n’est cependant pas sans vie : des poissons sautent assez fréquemment hors de l’eau et très souvent les nymphéas frémissent, agités par des remous qui me donnent bon espoir.
Ce serait le silence n’était-ce les sauts des poissons et le froissement des ailes des libellules amoureuses qui se poursuivent infatigable et obstinées. Parfois, l’une d’elles, pleines de pensées érotiques, se méprend et se jette sur ma plume qu’elle prend pour quelqu’un de sa race…
Presque aussitôt arrivé je prends une ablette, puis un chevesne assez honorable de 18 à 20cm, puis un autre un peu plus petit.
Le départ me rend audacieux et je m’engage dans la Mer des Sargasses en miniatures que forme les eaux du Golfe aux nénuphars où malgré le vent violent je tends hardiment au milieu des plantes.
J’en serais récompensé par plusieurs accrochages… et un beau gardon de 15 à 20cm, ensuite je vais de l’autre côté de la Pointe Caillouteuse où je ne prends rien.
Je descends alors le grand bras, où, à la fouette, je sors une vingtaine d’ablettes le long des rives.
Soudain, un bruit derrière moi : une poule d’eau à 10 mètres ! Je glisse une main silencieuse vers mon kodak, je l’ouvre et faisant demi-tour au canoë… j’aperçois mon volatil qui prend le large. Vite ! une photo à la volée… que donnera-t-elle !
Eh ! eh ! mon oiseau, s’est reposé à une cinquantaine de mètres… Quelques coups de pagaie, le plus silencieusement que je peux, avec mon kodak ouvert sur les genoux et tremblant de le ficher à l’eau… Elle s’envole encore… Moi qui souhaitais une photo de près ! Je continue la poursuite, mais finalement quand je crois la tenir dans mon viseur, à moins de dix mètres, la rusée disparait… Tant pis, ce n’est pas encore cette fois que j’arriverais à photographier un animal sauvage de près (une de mes ambitions !).
En attendant, je dois me taper trois cent mètres contre le vent et courant pour rejoindre un banc de nénuphars sympathique que j’avais abandonné pour elle.
Allons-y ! ça m’apprendra à courir après les poules !
Je continue à descendre le courant, le fameux banc de nénuphars si sympathique s’étant révélé décevant : une ou deux ablettes, et, près d’une souche un chevesne que j’estime de 20 à 25 cm, gigote au bout de mon fil pendant les quelques secondes d’une lutte trop brève… et se décroche.
Comme il est déjà 18 heures, je fais demi-tour par le bras moyen et m’arrête là où, il y a cinq jours j’avais vu des carpes à fleur d’eau.
Par chance, le vent ne souffle pas dans ce coin-là aussi je peux m’avancer silencieusement, hélas un coup de pagaïe trop énergique me fait avancer trop vite et j’aperçois les remous causés par la fuite de mes prise, ô combien futures.
Je vais essayer à 2 ou 3 mètres plus à gauche où tout paraît tranquille. Je franchis ce court espace avec des ruses de sioux sur le sentier de la guerre et avec la hantise du geste brusque ou bruyant.
Mon canoë se range bien gentiment le long des nymphéas… là … J’esche d’un bouquet d’asticot… Voilà… 4 ou 5 bien frétillants… Je raccourcie un peu ma bannière… Comme ceci… à cause des arbres surplombants… Bien pratique ma petite canne à anneaux et scion en roseaux de la Ferté-sous-Jouarre !
Maintenant, il faut faire descendre ma grappe grouillante dans l’échancrure là, à 30 centimètres de la souche, entre les feuilles de nénuphars.
A proximité j’ai vu un léger remous… puis un autre vers l’endroit où mes larves ont disparu. Une carpe s’y intéresserait-elle ?
J’attends deux ou trois secondes pour lui laisser éventuellement le temps d’engamer… Bon je tire avec souplesse (heureusement je suis encore calme !) Une résistance…
Bravo ! Elle est piquée…
Je dis « elle » mais est-ce une carpe ? Ce doit en être une avec un démarrage pareil… Mon fil tendu fonce en écartant les nénuphars. Miracle ! il ne s’accroche nulle part…
Je dois coûte que coûte la brider sinon elle va m’emmener Dieu sait où (s’il s’intéresse à la pêche !) et que m’a ligne s’accroche n’importe où, et… adieu.
Je tire. Elle vient sans trop de résistance et émerge au milieu des nénuphars qu’elle éclabousse tant qu’elle peut. C’est une petite carpe (elle accusera 24cm à la maison). Heureusement, plus grosse j’aurais dû la travailler et elle m’accrochait… Maintenant, je lui maintiens la tête hors de l’eau et elle ne gigote pas de trop par bonheur, car avec mon bas de ligue 12/100…
Sans la quitter des yeux (ma parole on croirait que je veux la fasciner !) ma main va chercher mon épuisette dont le filet trop sec refuse de s’enfoncer dans l’eau, surtout avec cette végétation !
Aïe ! ma bannière est trop courte ! Et naturellement en haut du scion c’est emmêlé ! Rien à faire pour donner du fil !
Tant pis, je vais agir contre toutes les règles : ma carpe n’est presque pas noyée et ne pouvant allonger la bannière j’avance l’épuisette vers elle et elle y entre la queue la première !
Vraiment cette carpe est une bonne fille et elle y met de la bonne volonté !
Je soulève le tout : VICTOIRE ! Elle est au fond du canoë ! Comme mes mains tremblent !
J’examine comme elle est piquée : tout au fond de la gorge : je ne vois même pas l’hameçon ! Tant pis, je coupe le bas de ligne car n’ayant pas de dégorgeoir et voulant la conserver vivante je la mets dans mon sceau de toile que je craignais d’avoir apporté pour rien, les poissons non susceptibles de survie dans mon bassin à la maison, étant tué de suite (bris de la colonne vertébrale à la hauteur des vertèbres cervicales) et mis dans le panier(1). J’espère qu’elle se débarrassera d’elle-même de son hameçon. De toute façon c’est une expérience intéressante.
Naïvement je pêche encore 2 ou 3 minutes à la même place. Comme si les autres n’avaient pas compris !
Et puis il est 19 heures et je rentre en souquant ferme sur la pagaïe car je vais être en retard…
C’est ma première carpe de l’ouverture (la cinq ou sixième de ma vie) et mon premier poisson un peu gros pris en canoë.
J’ai eu beaucoup de chance, car si seulement elle avait pris peur et donné un coup de rein au moment de mon épuisage d’anarchiste…
Mon premier succès en canoë…
Une date : vendredi 13 juillet 1945…
Vendredi 13 !
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