28 Juillet au 5 Août 1950 – Nancroix-Les Lanches
Ils sont quatre. Non cinq… et même cinq et demi ! Faisons le compte. D’abord le trio qui a déjà connu tant de camps communs : Marcelle, Jean et Bernard. Et puis un espoir de la tribu patagonne : la jeune Annette 19 mois. Et puis encore une nouvelle du camping : Monick. Cela fait cinq. Quant à la demi-portion qui rend le chiffre décimal on ne sait encore ce que c’est et même Marcelle, sa future mère, n’a pu fournir de précisions à son sujet. Donc voilà l’équipe.
Le lieu de ses exploits ? Depuis longtemps un calembour jugé affreux par tous mais adopté par chacun l’a désigné : entre Tarentaises. Départ de la Moyenne Tarentaises pour rejoindre la haute vallée en tournant le Mont Pourri par le sud au lieu de suivre bêtement l’Isère qui elle, trop timide pour faire autrement, continue son petit bonhomme de chemin par la vallée.
Ce vendredi soir, 28 juillet, la 4 CV gréée en voiture de haut tourisme et étrennant son toit ouvrant emporte la troupe vers les Alpes.
Malgré les dieux farceurs qui font crever un pneu à Maisons Alfort, l’équipe continue sa route qui ne peut décemment s’arrêter si près quand on a de si grands projets pleins d’espoir.
Les phares dans la nuit. Des chants pour tenir le conducteur éveillé plus que pour charmer les oreilles des passagers. Le temps coule. Les kilomètres s’avalent. Un barrage de police. Tiens ! on a oublié le permis de conduire ! Vive le gradé au grand cœur qui n’est pas inflexible et qui a compris qu’on ne doit pas plus arrêter une progression patagonne qu’un défilé de procession un jour de fête sainte.
Encore les bornes qui défilent.
Saulieu. Première étape prévue. Un camp de secours à deux pas de la 4 CV dans un coin tranquille. Bientôt le silence et le sommeil sauf pour le conducteur dont les nerfs et le cœur résistent mal au café absorbé en masse pour tenir le volant de nuit.
Samedi 29 – Après quatre ou cinq heures de sommeil seulement la troupe est sur pied. Le fait qu’Annette s’éveille à telle heure c’est déjà remarquable. Mais que Marcelle soit levée et habillée en même temps voilà qui tient du prodige et passera sans doute à la postérité au même titre que les Travaux d’Hercule et le siège de Troie.
Après un rapide déjeuné, le quintette s’entasse à nouveau dans la 4 CV. Route sans histoires jusqu’aux premiers contreforts alpins où, sur les conseils d’un indigène, la troupe s’engage dans une route plus longue mais aux rampes plus accessibles aux possibilités du moteur. Cette route ayant été choisie à la va vite inutile de dire que d’ardentes polémiques s’engagent à son sujet, discutions auprès desquelles les duels d’artillerie lourde sont d’innocents jeux de bambins. Puis comme la pente s’accentue, autre sujet remarquable : la lampe témoin de la température du moteur qui commence à manquer de discrétion et s’allume à tout bout de champ. Les derniers kilomètres sont une succession de vidanges sans fin. Heureusement que les sources sont nombreuses.
Peisey-Nancroix. Terminus auto. C’est ici que va commencer la randonnée pédestre. Le Corbillard, nom officiel dans le monde patagon de la noire 4 CV, se range près d’un buisson où il pourra refroidir tout son saoul et les tentes sont montées, quelques centaines de mètres plus loin, dans un site classique avec rochers, sapins, torrent et glaciers comme toile de fond. Première nuit en montagnes.
Dimanche 30 – Crise aigüe d’héroïsme chez Bernard qui se lève à 6 heures, va chercher du lait puis, stupéfait de son courage… s’étend à nouveau et se rendort.
Après des ablutions où les corps font ou refont connaissance avec les eaux glaciaires, c’est le départ. Bernard va monter le Corbillard chargé des sacs jusqu’au hameau des Lanches où il s’est rendu à pied ce matin, pendant que les autres déchargés, suivront en pédestres. Pur exemple de patagon intégral, Jean refuse de se séparer de sa charge et montera bâté dès le début.
La 4 CV est garée près d’un chalet aux occupants très couleur locale (coiffes et patois). Le quintette va jusqu’à un bosquet ombragé où la petite s’endort pendant que les quatre grands s’occupent du déjeuner.
Ces dernières calories emmagasinées, le Commando Patagon s’ébranle pour le début de l’Aventure. Ordre de marche dispersé et fantaisiste au départ mais, dès que l’on aborde les sentiers où la file indienne s’impose, une disposition qui se révélera quasi immuable se dessine.
En tête, Jean avec sa progéniture sur les épaules. Monick en numéro 2 : la place du novice dans une cordée. Numéro 3 : Bernard, enchanté de répéter qu’il tient la place du chef, du cerveau. Enchanté aussi d’être derrière Monick. Quant à Marcelle, fidèle aux traditions, elle ferme la marche.
Le sentier suit une pente aisée, mais la jeune Annette sur les épaules de son père constitue un handicap sérieux et bientôt Jean doit faire une pause torturé par ce qu’il définit comme « une barre à l’estomac ». Plus tard, avec une froide lucidité de martyr, il rectifiera son diagnostic en précisant qu’il s’agit d’une barre au foie. Estomac ou foie, le malheureux n’en mène pas large. Bernard tente de le remplacer dans son rôle de monture, mais la cavalière, par des pleurs éloquents, montre son désaccord. La preuve est faite que Bernard est un bon animal de bât mais pas une bête de selle.
Coupée de nombreuses pauses, la montée reprend. Le sentier traverse maintenant une zone de buissons qui ombragent charitablement l’itinéraire par endroits.
Les rares bidons non vidés ne contiennent plus qu’une eau tiède et écœurante, aussi Bernard se détache en éclaireur pour trouver de quoi boire.
Toujours pas de sources malgré les dires des indigènes qui affirmaient que « çà coulait partout ». Ça coule en effet, mais sur le versant opposé, la belle cascade de la Jura notamment qui les marque depuis un moment, çà coule aussi au fond du ravin, mais partout inaccessible.
Comme il y a un endroit de camp fort bien, sécheresse mise à part, tout le monde tombe d’accord pour s’arrêter là ce soir pendant qu’un commando se détachera pour trouver une source. Cinquante mètres de dénivelé plus haut : enfin de l’eau. Provision. Descente. Glou. Glou. Glou…
Les deux itisas sont bientôt dressées parmi les rochers sur ce merveilleux matelas d’herbe élastique où il fait bon s’étendre. Courte mais sympathique veillée devant le feu qui rougeoie.
Lundi 31 – D’assez bon matin Bernard est redescendu à Nancroix pour rassembler le dernier ravitaillement car maintenant c’est l’assaut vers le col du Palet qui va commencer et va falloir tenir plusieurs jours sur les vivres de réserve. Quand il remonte, outre la nourriture, il ramène un pull-over trouvé en chemin confirmant ainsi sa réputation de découvreur à la renommée déjà solide. Après un tardif breakfast c’est le départ, mais la route parcourue n’est pas longue car Nanou s’endort sur les épaules de son père-martyr aussi la troupe doit elle s’arrêter à l’ombre d’un refuge de berger où elle déjeune.
Monick, confiante dans sa carnation de brune, se livre à une héliothérapie sans retenue qui portera bientôt ses fruits : de brun soutenu elle passe à brique foncée.
Un groupe de randonneurs arrive et casse la croûte non loin de la phalange patagonne qui s’en donne immédiatement à cœur joie dans la critique, voir la diffamation.
Marcelle estime leur vêture ridicule, Monick se moque de leur attitude. Jean et Bernard, en techniciens avertis, jugent sévèrement tout ce qu’il leur est donné d’apercevoir du matériel. Seuls les piolets trouvent grâce aux yeux des Patagons dont seule l’évidente infériorité numérique les empêche de trucider des dits piolets.
Puis départ. Le sentier qui s’élève depuis un moment au-dessus des derniers arbres serpente maintenant dans la rocaille. Décidément il y a autant de monde que sur les Champs Elysées un dimanche après-midi : voici un couple rencontré la veille. « Montez là-haut, c’est plein d’edelweiss ! » Remerciant du conseil les deux hommes montent la pente pour galamment fleurir ces dames.
La célèbre petite fleur des neiges est en effet très abondante et quel plaisir de la cueillir pour la première fois !
Plus loin, le sentier s’amuse en modestes montagnes russes surplombant les méandres du Nant Porturin qui paresse ici dans le Plan de la Plagne.
Une passerelle dépose la troupe sur l’autre rive et, après quelques cabanes, une dernière barre rocheuse est franchie. Voici le lac qui tardait tout à se montrer. Il faut maintenant trouver un coin abrité pour camper car le vent souffle fort.
Manœuvre de traversée de torrent avec la corde comme rambarde. Les « fragiles », (Marcelle, Nanou, Foca et Lynx) une fois passés, le reste est jeu d’enfants. D’enfants avancés pour leur âge cependant, car les pierres sont très branlantes et l’eau diablement froide.
Les Patagons longent la rive ouest et finissent par trouver un endroit « comme ça » parmi les derniers blocs d’un éboulis. Quel camp, mes amis ! Evidemment avec vue imprenable sur le lac de la Plagne.
Après un rapide casse-croûte, Jean monte sa tente pendant que Bernard fait un raid vers la bergerie qu’on aperçoit là-bas dans l’espoir de ramener un peu de bois. Il annonce qu’il faudra y retourner à la nuit tombante car ce sera du vol caractérisé. Voilà où on en est quand on a dépassé la zone des arbres et que l’on n’a qu’une provision de méta ridiculement modeste.
En attendant, il grimpe rejoindre Monick qui fait le chamois là-haut dans les éboulis. Plus tard, quand ils redescendront, ils feront un crochet et reviendront avec deux bouts de bois anonymes. Discrets, ils oublieront de préciser qu’ils sont plus ou moins iconoclastes et que ce qu’ils rapportent sont les restes d’une croix à moitié ruinée qu’ils ont achevé de détruire. Bien que sec et débité en menus morceaux à coups de pierres coupantes faisant très outils paléolithique, ce sacré bois (pardon, ce bois consacré !) brûle en faisant mille manières, beaucoup de fumée et peu de chaleur malgré les efforts de Jean pourtant maîtres-ès-feu-de-bois.
Aussi ce soir faudrait-il un esprit critique particulièrement observateur pour différencier les nouilles d’une colle de pâte de troisième catégorie.
Ces dames, aux goûts encore nuancés de mathieusage, les refuse avec obstination. Bernard les mange avec moultes récriminations encore qu’il en ait modifié le goût avec force Viandox. Seuls, Jean et sa fille, purs entre les purs, les absorbent sans sourciller en traitant les autres de Patagons à la mie de pain et en leur reprochant de « trahir la cause ». Les mauvais esprits, Marcelle en tête, prétendront ensuite que la malheureuse Nanou, victime des immondes nouilles paternelles, en a rendu une partie, seule sa fringale traditionnelle l’ayant poussé à avaler cette horreur.
Puis la nuit met son apaisement sur ces questions culinaires.
Mardi 1er – Six heures du matin. Fidèle à ses habitudes matinales, Bernard part, vers les vaches qui, là-haut, secouent leurs clarines.
Après une sérieuse grimpette, il rencontre le berger et, ensemble, découvrent une des deux seules vaches du troupeau le restant n’étant que génisses, taureaux et autres animaux sans intérêt pour les lactivores.
De retour au camp, il se débarbouille dans le lac puis, histoire de dire qu’il s’est baigné vers 2 200 mètres, il saute à l’eau pour deux bains extra-rapides qu’il effectue encordé par un pied « pour qu’on puisse récupérer son corps en cas de congestion ». Cette baignade déclenche celle de Monick puis celle de Jean qui est le seul à rester dans l’eau plus de trois minutes consécutives. Ensuite la foule des baigneurs et non baigneurs fait honneur au petit déjeuner.
Le camp est levé relativement de bonne heure mais bientôt Nanou réalise le prodige d’être à la fois sur les épaules de son père et dans les bras de Morphée. Arrêt donc sur un versant où le soleil ruisselle de partout sauf pour la gosse qui dort abritée à l’ombre des cas. Photos. Discutions d’itinéraire. Puis farniente intégral.
Alerte ! Debout ! Sacs au dos ! Nanou vient de se réveiller… La troupe gagne le Plan de Grasse et projette de déjeuner près du lac du même nom. Mais point de lac. Bernard imprudemment catégorique affirme qu’il ne peut être que derrière cette crête. On n’y découvre qu’un trou avec un peu de neige et d’eau.
A la rigueur on s’en contenterait, mais voici, parmi d’autres, le berger contacté par Bernard ce matin et qui avait affirmé s’être baigné dans le lac.
« Où est-il le lac du Plan de Grasse ? »
« A sec, cette année… »
« Mais vous disiez que… »
« Ah ! oui… Je parlais du lac de Gratteleux à un quart d’heure de marche »
Une équipe se détache pendant que l’autre prépare le déjeuner. A son retour, Nanou dort encore pendant que Jean gaspille des prodiges de persuasion pour faire flamber le fameux bois de la Plagne qui est surement à base d’amiante. Malgré tout, il a préparé une plâtrée réconfortante à base d’un tas de choses plus nourrissantes les unes que les autres. C’est déclaré bon par les plus difficiles.
On dresse une tente pour s’abriter du grain qui menaçait depuis un moment et qui tombe maintenant chassant vers la plaine quelques promeneurs que le commando patagon qualifie sans hésitations de défaitistes écœurants.
Le temps reste couvert, mais le berger, toujours lui, pronostique une éclaircie. Trop heureux de le croire sur parole (encore que ce matin il prédisait le beau temps). La troupe repart vers le col du Palet peu éloigné maintenant. Le lac de Gratteleux est atteint dans son cadre grandiose d’altitude alors que lui-même est sans grande beauté, et c’est la montée vers le col tout proche.
On arrive près du poste militaire abandonné qui précède le Palet et le commando décide de monter les tentes sur le terrain l’avoisinant.
Recherche d’un emplacement remplissant les conditions suivantes : être hors de vue du refuge, avoir vue sur le lac, être à peu près plat, ne pas être juste dans un courant d’air trop violent, offrir un sol où il est possible de planter des piquets. Malgré ces désidératas compliqués un coin presque parfait est trouvé.
Les tentes montées Jean-le-Dévoué s’occupe du feu pour lequel Bernard a réduit en allumettes les restants du bois de la croix. Les parties ruinées du refuge ont fourni le reste du combustible.
Un peu de promenade-varappe pour l’équipe Monick Bernard leur permet de jeter un coup d’œil sur la vallée avoisinante : celle du Doron de Champagny que dominent des sommets que le temps de plus en plus nuageux rend davantage grandioses. La Grande Motte, la Pointe de la Grande Casse et toute la barre rocheuse qui les réunit forment un ensemble magnifique et terrible où la neige s’accroche encore un peu partout. Les deux redescendent à la nuit tombante.
Un diner plus réussi que celui de la veille, dont le spectre des nouilles frémit encore dans leurs entrailles, clôture cette journée.
Mercredi 2 – Il y a un clair de lune merveilleux cette nuit. « Viens donc voir, Monick » fait Bernard. Mais Monick aime trop la chaleur de son duvet pour en sortir maintenant.
C’était pourtant le moment d’admirer un ciel pur car bientôt le temps se couvre et…
Voix de Jean dans la nuit où gronde le tonnerre :
« Vous dormez, là-bas ? »
« Non ! »
« L’orage monte… il est sur le lac et bientôt sur nous… Je décroche vers le chalet. Ma tente ne tiendrait pas avec son double toit trop mûr. »
« O.K. »
Temps de la réflexion, puis, d’une voix sans conviction : « Veux-tu un coup de main ? »
« Non ça va… Mais vous allez vous faire reléguer en restant là… »
Court conseil de guerre dans l’itisa restante
« On s’en va ou on tient le coup ? »
« On tient. »
« On verra bien. »
Pris de remords, Bernard s’habille pour prêter la main à l’autre équipe mais celle-ci s’est déjà repliée.
Courte somnolence, puis, pluie et vent.
Ensuite orage et trombe d’eau. Inondation.
Plan de détresse.
Ouragan et grêle. La tente n’est plus qu’une voile.
Monick décroche et Bernard la suit de peu au refuge à demi étouffé par la grêle, le vent et le double poids de son sac et de la tente trempée.
L’équipe Marcelle-Jean les voit arriver du fond de leurs duvets bien sec d’un œil un rien ironique.
Dans le refuge que le vent rageur secoue avec frénésie, l’équipe sinistrée s’agglomère en un tas humide sentant le chien mouillé et qui cherche la tiédeur.
Au matin, le brouillard voile tout le paysage pendant qu’on organise le vie dans le refuge. Chacun s’improvise : charpentier, balayeur, raccommodeur, cuisinier. Il y a des vivres pour trois jours. Une source est à trente mètres. Quant aux boiseries à moitié ruinées du chalet, elles montrent assez où le bois se prend habituellement.
Dans l’abondance des tâches à remplir, la première journée de claustration passe assez vite surtout pour l’équipe Monick Bernard qui se paye encore une promenade sur l’autre versant du col à l’occasion d’une éclaircie ensoleillée.
Le soir il commence à faire très froid aussi les tentes séchées sont-elles montées dans le refuge – même pour mieux conserver la chaleur animale.
Diner pendant lequel on pense à chaque bouchée : encore çà de moins dans les réserves !
Puis coucher.
Jeudi 3 – Quel temps ce matin ? Ah ! pauvres gens ! Il y a de la neige…
Devant ce spectacle, Bernard fait rapidement le tour du refuge histoire de voir ce que le brouillard laisse apercevoir du paysage puis, n’écoutant que son courage… réintègre son duvet.
8 heures. 8 heures ½. 9 heures. 9 heures passées. La tente de l’équipe Blier reste silencieuse forçant tout le monde à l’imiter car le sommeil de Nanou est considéré comme une chose sacrée. Enfin, la gosse se réveille permettant aux Quatre Grands de laisser éclater leur soif de bruit et de mouvements.
Trois alpinistes arrivent au refuge et confirment ce dont on se doutait : de la neige et du blizzard jusqu’assez bas. Ils viennent de Tignes et cassent la croûte au sec avant de repartir sur l’autre versant.
Pendant que le petit déjeuner cuit, conseil de guerre à la lueur de ces dernières informations.
« Il faut descendre chercher des vivres pour ceux qui doivent rester ici, prétend Bernard. »
« Nous descendrons tous ensemble, soutient Jean. »
Ce n’est pas la première fois que ces deux entêtés s’affrontent, mais comme d’habitude c’est une discussion et non une dispute. Chacun cherche des alliés pour soutenir sa cause.
« N’est-ce pas Monick ? »
« Marcelle est de mon avis. »
« C’est de la folie !… »
« On ne va pas moisir ici : la môme y gèle… »
« Elle gèlera bien plus à descendre par ce temps. »
Ce n’est qu’après le repas que la chose est réellement déterminée. Monick et Bernard trustant presque tous les vêtements imperméables descendront vers l’auto, achèteront des vivres et, tournant le massif en voiture par la route, remonteront par l’autre versant le reconnaissant ainsi car la voie parait plus courte par Tignes que par Nancroix.
Deux silhouettes emmitouflées disparaissent donc dans la brume que rayent les chutes de quelques grêlons.
Au refuge les trois autres commencent à attendre et à regretter la chaleur animale sinon la présence de l’autre équipe. Jean apporte encore quelques perfectionnements aux réparations déjà effectuées. Puis il guette le berger qui monte de temps à autre jusque là pour redescendre avec quelques fragments de bois qui sont sa seule source d’approvisionnement en bois. Bernard avait confié deux bidons à ce bonhomme qui les avait ramenés plein de lait. Mais maintenant plus de berger. Le ravitaillement devient la question n°1. Les malheureux tirent la langue devant des provisions qu’ils n’osent entamer craignant des circonstances pires.
Le froid est très vif d’autant plus que l’activité que l’on se donne n’est guère réchauffante sauf le feu pour la cuisine. Jean a les doigts si bien engourdis qu’il ne s’aperçoit même pas tout de suite qu’il se les brûle en tenant une queue de poêle trop chaude !
Quant à Nanou elle commence à avoir une pauvre figure crevassée et gerçurée. Sa mère lui improvise une paire de moufles encore que tenir l’aiguille par ce temps là…
Pourtant le moral reste bon et le soir, mangeant ses nouilles à l’eau, Jean se met à rire tout seul tant il surprend chez eux des attitudes de naufragés de la Méduse.
Réellement ces épreuves avivent la foi patagonne au lieu de l’éteindre. Voilà une aventure qui vaut la peine d’être vécue et qui sort du traintrain quotidien.
Pendant ce temps les deux autres refont rapidement le chemin parcouru les jours précédents. Au début, la grêle, portée par un vent debout inexorable, les fouette ferme surtout sur leurs jambes généreusement dénudées par les shorts. Puis la pluie remplace la grêle.
« Ça y est j’ai les pieds à la sauce fait Bernard. Et toi, ça tient tes chaussures ? »
« Pour le moment ça va… »
Pauvre Monick à cause de cela, elle cherche à éviter les trop grandes flaques d’eau et aux ruisseaux à franchir à gué, il se pose pour elle de pénibles problèmes de siccité. Pour Bernard, la chose est infiniment plus simple : au point où il en est, la seule différence est qu’il patauge dans une eau plus ou moins froide. Moralité : la chaussure non étanche, avant d’enrhumer le cerveau, le dégage fort agréablement de certaines contingences mesquines.
Par moments la pluie est si drue que les deux Patagons ont peine à regarder vers l’avant. Enfin voici la barre rocheuse qui est le dernier obstacle avant les chalets du Plan de la Plagne. Ils la franchissent et voici un abri au sec où le vent ne souffle pas ! Merveille.
Court repas, puis la pluie ayant cessé ils repartent en vitesse pour profiter de l’éclaircie. La fin de la route se fera dans des conditions de plus en plus favorables. Pour finir, du soleil sèchera même les équipements.
Puis voici la 4 CV qui les mènera rapidement vers Nancroix où ils achètent un tas de choses formant une coquette addition.
Ensuite c’est l’emmathieusage.
Voiture sur une route où le moteur ne chauffe même pas. Pâtisserie où ils retrouvent sans dégoût des mœurs philistines. Et pour finir, complète d’échéance de l’esprit patagon, on peut voir les deux misérables attablés à l’Hôtel Restaurant de la Chaumière devant un repas que leurs consciences élastiques ne leur empêchera même pas de digérer. Pire ! Ils rient en pensant aux trois autres du refuge… Sainte Bougeotte des Randonnées voile toi la face !…
Vendredi 4 – Au refuge Nanou a fait une nuit de onze heures. Toujours çà de pris pensent ses parents. Puis petit déjeuner de siège : une tablette de dextrosport par personne pour les adultes. Seule, Annette a droit à l’ovomaltine classique.
L’attente…
Pendant ce temps la caravane de secours, partir de bonne heure, est déjà engagée sur la route du col. Le lac de Tignes est dépassé et vers 2 200 la neige accueille l’équipe. Ce n’est encore qu’une mince couche mais suffisante pour tremper les pieds de Bernard dont les chaussures éponges sont une merveille du genre.
Monick ouvre la marche car son sac est plus léger et surtout l’autre s’est claqué quelque chose du côté des côtes flottantes en poussant tout à l’heure la 4 CV hors d’un fossé où, à la suite d’une manœuvre discutable, elle paraissait exprimer le désir de vieillir en paix.
Ce claquage l’empêche de respirer normalement aussi la montée est-elle pénible pour lui. Bientôt elle devient un calvaire et il a à peine la force de réclamer des haltes.
Une pause un peu plus longue permet un casse-croûte dans un site grandiose encore embelli par la neige qui comme à devenir épaisse. Luxe unique depuis le début des vacances ils boivent du vin…
Ils repartent. De temps à autre Monick se retourne pour voir si l’éclopé suit. Il s’y essaye en se répétant mentalement que la montagne est une école de volonté. Dans sa tête bourdonnant repassent des histoires d’agonies dans le Grand Nord… La brume se déchire un moment et ils aperçoivent les rochers reconnus l’avant-veille au cours de leur promenade : le col est tout proche.
Dans le refuge Jean suppute les chances des deux évadés : ils seront sans doute là ce soir, peut-être dans l’après-midi. Pour les vivres ça ira. Quelle aventure ! Son cœur patagon en est justement fier : bloqué par la neige dans un refuge vers 2 600 avec une femme enceinte et une gamine de deux ans été demi !
Des cris dehors ? Il sort… Mais oui ! c’est l’autre équipe… Il annonce la nouvelle et bientôt la garnison patagonne entière sort de son fortin pour se porter à la rencontre de la caravane de secours qui dégringole du col.
Poignées de mains. Congratulations réciproques. Les isolés s’occupent activement du ravitaillement pendant que Monick raconte le voyage. Pendant ce temps, Bernard, grand pantin écroulé, récupère plongé dans une jouissance sauvage de repos.
Copieux déjeuner.
Ensuite, profitant du beau temps, le commando patagon, au complet cette fois, quitte le Refuge.
Un peu au-dessous du col, une troupe de jeune menée par un curé les croise. « Il y a un vent à décorner les bœufs là-haut, lance le prêtre. ». Un peu blasés à ce sujet, nos amis qualifieraient ce soi-disant vent violent de « douce brise pour jeune mariée. ».
Puis la descente commence par des pentes où la neige achève de fondre : patauger est conjugué au plus-que-parfait.
Le soleil se met de la partie et permet quelques photos qu’on peut espérer réussies.
Au lac de Tignes, joli mais manquant de sauvagerie, halte prolongée et discution sur la conduite à tenir.
C’est la fin de la Randonnée, la voiture est proche. Les Patagons vont devenir automobilistes…
Qu’en dire maintenant ?
Et puis ce retour au bercail par la route malgré la beauté des sites traversés, ce n’est déjà plus des vacances.
Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ? Voir ! Ce qui est sûr c’est que les non glorieux n’en sont pas dignes.