22 au 25 Décembre 1950 – Barrage des Settons et retour
Une 4 CV noire roule dans la nuit froide de Décembre… Ne dirait-on pas le début d’un roman policier ? Et pourtant il s’agirait plutôt d’un roman d’aventures, car la 4 CV en question n’est autre que le Corbillard engin de transport officiel des Patagons. Ils sont trois à avoir décidé à passer les fêtes de Noël en campant dans le Morvan qu’ils appellent « Le Noir Pays ».
Un commando en avait déjà parcouru quelques chemins l’été dernier et en avait ramené beaucoup d’enthousiasme : de la sauvagerie, des forêts de sapins, des paysages de pré-alpes presque ! Bref, un paradis pas trop trop éloigné pour randonneurs parisiens. C’est ce qui explique cette expédition dont le premier but est le lac des Settons.
Quel est l’effectif des troupes ? Après de graves menaces de défections, ils ne sont plus que trois randonneurs : Monick, une ancienne de la vadrouille d’été dans cette région, Bernard, un des plus vieux soutien du clan patagon et enfin, François, un ami de régiment de Bernard et qui apporte parfois sa présence gouailleuse aux expéditions de la Tribu.
Sens. Auxerre. Joigny. Avallon. Route sans histoires où les deux pilotes prennent le volant à tour de rôle ; mais voici la neige qui fait son apparition sur la route. Jusqu’ici elle se cantonnait aux environs, mais elle s’enhardie maintenant et recouvre la chaussée elle-même. Quelques dérapages sans méchanceté incitent à la prudence et la moyenne faiblit.
A partir de Saulieu, où l’on quitte la grand’ route pour une autre plus modeste, la voiture roule sur une épaisse couche blanche et parmi un paysage de rêve où tout a été passé au sucre cristallisé.
Près du Saut de Gouloux, passage sur la Cure. Un arrêt s’impose, il est très court mais suffit à faire comprendre que les guêtres sont indispensables, car toute cette féerie blanche à un revers réaliste qui s’impose impérieusement.
Voici Montsauche et enfin le Réservoir des Settons. Le Corbillard est garé hors de la route, vidangé, déchargé, mis en tenue d’hiver. Et les trois amis l’abandonnent là pour s’enfoncer dans un décor de rêve que le clair de lune réalise sur ce paysage magnifié par la neige et la solitude.
Le silence n’est troublé que par le crissement des pas et par le craquement de la glace du lac qui se fend parfois avec de curieuses résonances. Les Trois sont sous le charme des beautés traversées. Pourtant, il est près de quatre heures du matin et la fatigue finit par avoir raison de leur émerveillement. Ils cherchent un coin où monter la tente.
A une cinquantaine de mètres du lac voici un emplacement sous les arbres où la neige, pas trop épaisse, sera déblayée sans trop de peine.
Bientôt la tente est dressée et, enfoncés sous un nombre impressionnant de duvets, les Trois s’endorment.
Il est quatre heures passé.
Le soleil joue sur la tente : il est neuf heures passé mais avec l’heure où ils se sont couchés, les Trois ont droit à un repos supplémentaire. Vers dix heures Bernard se glisse dehors. Il ne fait pas froid et c’est presque regrettable car la tiédeur a déclenché le dégel qui détache des arbres des paquets de neige qui ne ratent pas toujours l’entrebâillement du col. Brrr !
Petite concession à l’esprit mathieux, le réchaud à essence ronfle bientôt sous le petit déjeuner. Ceci laisse du temps pour admirer le paysage qui en est bien digne et l’on ne sait ce qui est le plus beau : le lac gelé où la neige chassée par le vent de cette nuit a dessiné des arabesques, les lointains de l’autre rive auxquels des sapins prêtent une allure canadienne ou le jeu des rayons du soleil dans la parure blanche des arbres.
Bientôt pourtant on s’adonne à des préoccupations d’ordre moins purement esthétique et le petit déjeuner est absorbé avec satisfaction.
Monick émerge aussi de sous la tente et dès lors il n’y a plus d’excuses pour flâner au camp, aussi les bagages sont bouclés et la colonne s’ébranle vers midi un quart. Visiblement, avec le retard pris dès ce matin, il faudrait une journée d’environ 36 heures pour retrouver le rythme normal de la vie patagonne !
Le sentier suit le lac et sans cesse des aperçus magnifiques s’y découvrent. Les randonneurs n’osent plus dire leur admiration tant ils ont épuisé du premier coup leurs réserves d’épithètes d’enthousiasme.
Après Chevigny un rapide crochet jusqu’au pont qui enjambe la Cure leur donne une idée de cette belle rivière qui, ici, n’est encore qu’un gros ruisseau dans l’enfance.
Puis la route traverse un village qui semble un décor pour cartes de Noël-Nouvel An. Une courte halte pour faire provision d’eau chez des paysans qui s’étonnent quelque peu de voir des campeurs en cette saison, et l’on reprend la route.
Pas pour longtemps car la trop courte nuit a un peu ramolli les jambes et Bernard en particulier donne des signes de défaillance : un lacet du chemin qui serpente dans les bois sera le cadre de la halte du déjeuner.
Heureusement qu’il y a le réchaud à essence, car un essai de feu de bois donne des résultats pénibles à avouer.
Le chemin escalade ensuite une côte qui raréfie la conversation car la marche dans la neige est assez fatigante et le souffle est conservé pour chasser devant soi le petit nuage de buée qui souligne la basse température.
La forêt pétrifiée sous la neige est un décor magnifique mais, chaque médaille a son revers, il est impossible de quitter la route car partout ailleurs que sur elle il y a soixante centimètres et plus de neige molle. Un très vaste point de vue s’offre sur la droite avant d’arriver à la Chaise, pittoresque petit village aux maisons saupoudrées de sucre cristallisé semble-t-il. Voici qui mériterait plus d’une photo mais le Foca est chargé en Kodachrome et comme le soleil s’est désintéressé de la situation depuis un bon moment, l’activité photographique est en veilleuse.
« La route d’Anost ? Vous la trouverez à deux cents mètres d’ici, on y marche bien : elle a été sablée » annonce une femme qui cède du lait à Bernard. Voici en effet la route en question, mais pour ce qui est du sablage il a probablement eu lieu cet été, c’est-à-dire que la neige a le dernier mot et le trio progresse sur une patinoire tassée par les voitures et regelée ensuite.
La nuit tombante ajoute la beauté de sa sérénité au décor hivernal. Après quelques prés et cultures voici les bois à nouveau et on retrouve la dentelle blanche après les arbres.
Un casse-croûte est pris assis sur les sacs, seul endroit sec, puis après cette pause voici le haut de la longue descente de 3 ou 4 kilomètres qui annonce Anost, aussi les enjambées reprennent-elles de la souplesse et de l’ardeur.
Brusquement les premières maisons de l’agglomération sortent de l’ombre. Les Patagons, fidèles aux traditions, font donc demi-tour sur quelque centaines de mètres pour trouver un coin de camp plus retiré et discret.
A flanc de coteau, dans les arbres, en voici un qui est atteint après une grimpette épique dans la neige profonde.
Pendant que François le bien-pensant va courageusement se renseigner sur les heures de messe du lendemain, les deux païens préparent le camp. Quelle épaisseur de neige à enlever ! D’agréables surprises se révèlent sous la forme de souches à l’endroit où l’on espérait étendre le tapis de sol. Enfin, après pas mal de temps et d’efforts, la tente est dressée.
François rentre les trois explorateurs du Noir Pays (osera-t-on encore l’appeler ainsi ce Morvan couvert de son manteau d’hiver ?) ont tellement envie de dormir qu’ils se contentent d’un repas froid pour ce soir.
Dans la nuit Bernard a la défaillance : frissons, insomnie, fièvre et évidemment léger délire ce qui est monnaie courant pour ce demi-somnambule.
Au matin, retour de la messe, c’est François qui devra préparer le petit déjeuner car les deux autres paressent sous la tente. Monick par penchant naturelle à ne rien faire, Bernard plus exceptionnellement car ça ne va vraiment pas fort malgré les métaspirines absorbées.
L’honneur de la Patagonie est donc sauvé par François qui prépare le chocolat sur feu de bois aux pris d’efforts qui ne font qu’ajouter à son mérite.
Il est midi cinq quand le commando au complet quittera le camp : dix minutes de gagnées sur l’horaire de la veille !
Descente jusqu’à Anost où l’on se ravitaille, puis après une halte dans un café où ils glanent quelques renseignements et ressemblent leurs énergies, les Trois reprennent la même route que la veille.
Cette décision est prise par le fait que Bernard n’est bon à rien aujourd’hui et que le sentier que l’on devait prendre est impraticable par ce temps affirment les indigènes en citant l’exemple d’un facteur du pays qui y a enduré un calvaire voulant l’emprunter comme raccourci. On se console en pensant que cette route déjà faite l’a été en partie de nuit et dans l’autre sens.
Monick et François sont en bonne forme mais Bernard se révèle bientôt un piètre randonneur : le « mal noir » ainsi qu’on a baptisé l’indisposition dont il souffre, lui ôte toute force et il avance la tête lourde et les jambes molles. Il y a deux précédents à ce cas : le même Bernard il y a quelque années était également malade pas très loin d’ici. Quant à Jean, autre Patagon agréé, il avait souffert du même mal mystérieux il y a quatre mois presque au même endroit.
Plutôt que d’expliquer les choses par une coïncidence, le manque de sommeil ou une digestion laborieuse, il est plus pittoresque d’invoquer la responsabilité du « mal noir » propre au Noir Pays et dont le principal symptôme est de s’attaquer aux Patagons.
Quoiqu’il en soit, le malade n’en mène pas large et il se traine lamentablement admirant à peine les beautés du paysage. De temps à autre il réclame une halte et s’effondre sur son sac en ressassant dans sa mémoire les kilomètres faits et ceux restants à faire. Il faut pourtant atteindre Gien-sur-Cure où il y a une église car c’est demain Noël et François qui s’adonne au culte catholique par priorité sur le culte patagon en a un besoin indispensable.
Le déjeuner sera rapidement expédié sur la route où le Radius vient vite à bout des beefsteaks et des petits pois. L’équipe n’a pas le temps de s’amuser à des feux de bois…
Puis on reprend la route presque en silence car le bavard Bernard n’est pas en état de parler et les autres se taisent, peu loquaces à l’ordinaire. L’équipe se traine, retardé par le malade qui est au point de déchéance de tenter un stop sur un des rares véhicules rencontrés. En vain, d’ailleurs.
Voici enfin la Chaise traversée la veille et c’est alors un chemin inédit et pittoresque vers Gien-sur-Cure.
Peu avant ce village un camp se révèle sous les arbres bordant la route : ce sera le gîte de cette nuit.
Pendant que Monick et François travaillent d’arrache pied pour déblayer la neige et monter la guitoune, Bernard, sous plusieurs duvets grelotte en cadence : sa seule victoire aujourd’hui fut de ne pas céder son sac aux autres qui voulaient l’en décharger.
La canadienne montée, François se rend à Gien tout proche pour s’y enquérir des heures de messe. Son salut éternel semble compromis car si le pays possède une église il n’a pas de curé ! Dieu a besoin des hommes… la messe la plus proche ? A huit kilomètres. Défaillance : il n’ira pas.
Pendant ce temps Monick a couché Bernard complètement groggy qui roupille comme un sonneur aussitôt étendu.
Ce soir, réveillon de Noël pour les deux autres Patagons : somptueux menu en vérité ! Du pain, un peu de fromage et une tablette de chocolat…
De très bon matin, sur la route, passe un groupe de fêtards qui rentre du réveillon. Exclamations et palabres inquiétants : « Va-t-on les déloger ? Ohé ! Sortez donc de là-dessous… Faut-il employer les grands moyens ? » Les trois campeurs ne sont guère rassurés, mais le danger passe, les presque-agresseurs ne voulant sans doute pas se risquer dans la neige qui est profonde dès qu’on quitte la route alors qu’ils sont sans doute endimanchés.
Au levé, Bernard enfin d’aplomb prépare un chocolat fumant qui fait couler le pain étonnamment rassit qui tombe en miettes. Copieux déjeuner, puis départ quelques minutes avant midi.
Il est vrai que les excuses se trouvent pour justifier ou au moins expliquer ce retard. Rien que l’enfilage des chaussures demandent des efforts inouïs de persuasion et de décongélation surtout si l’on répugne à la méthode Bernard qui, malgré les cris d’horreur de ses coéquipiers, fait pipi dessus pour les ramollir.
Le trio traverse Gien et s’engage sur la route des Settons dans des paysages de Noël dont on ne se lasse pas.
Une courte halte pour croquer une pomme à moitié gelée et on reprend la route qui zigzague pour escalader une colline dominant le lac. Malheureusement temps bouché et visibilité extrêmement réduite.
Les trois décident de sa payer un repas chaud bien que mathieux dans un restaurant dès qu’ils en auront la possibilité, c’est-à-dire quand ils auront atteint la voiture. Aussi pour parvenir à ce but, un peu avant Chevigny, un rapide et frugal casse-croûte est absorbé juste pour tenir le coup jusqu’au prochain repas qu’on espère situé à Château-Chinon, ville pittoresque par surcroit.
Traversée de Chevigny, chemin si pittoresque longeant le réservoir, lieu du camp de l’été dernier, traces de celui d’il y a deux jours, tout cela défile à toute vitesse malgré la neige qui se met à tomber pendant la fin du parcours.
Les jambes commencent à être molles mais le but est si proche ! Voici l’endroit où l’on a laissé la 4 CV et…
Las ! De généreux inconnus ont crevés deux pneus à la voiture, brisé tout son avant, phares compris, dérobé ou cassé les feux de signalisation arrière. Bref, véhicule inutilisable.
Joyeuse et bonne plaisanterie en vérité. Après bien des difficultés compensées par la chance et l’appui de braves gens (la race n’est pas complètement éteinte) le commando part pourtant avec le Corbillard en partie réparé. Mais que de temps perdu et de tracas inutiles créés par la méchanceté de quelques malfaisants !
Jour de Noël : paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté !