Barcelonnette – Croix Valmer | 30 Mars – 14 Avril 1951
La nuit pâlit et cet encouragement me fait coller le visage à la vitre du couloir pendant que le train, en ralentissant, annonce les premières rampes sérieuses du parcours. Bientôt je devine quelques détails du pittoresque paysage de la vallée de la Drôme, puis la première neige aperçue me rend quasiment épileptique. Il faut que je partage ma joie avec quelqu’un car il y en a trop pour moi tout seul. Mais la petite demoiselle brune avec qui je tente un essai de conversation reste d’un mutisme peu encourageant. Tant pis ! Je profiterai tout seul de mon enthousiasme.
Le train, maintenant omnibus s’arrête partout comme pour retarder à plaisir l’instant de mon arrivée. Enfin voici ma gare et je saute dehors… une station trop tôt. Bah ! Il n’y a que neuf kilomètres pour rejoindre l’autre gare où m’attend le car de correspondance et j’ai bien le temps d’y arriver.
Je démarre donc sur la goudronnée dans un paysage tout humide de rosé au-dessus duquel les montagnes neigeuses accrochent leur somptueuse toile de fond.
Après un beau parcours dans les collines puis au bord de la Durance, me voici à l’Ile-de-Rousset où je fais quelques achats, bois un verre et rédige ma première correspondance en attendant le car.
Une fois monté dans celui-ci, je suis ravagé par ma crainte habituelle des conducteurs étrangers et réellement ce chauffeur conduit très vite et je ne suis pas le seul voyageur à avoir les mains moites : certains émettent même de faibles protestations et précisent leur désir de vivre le plus longtemps possible. Contre toute attente, j’arrive à Barcelonnette en parfait état physique.
Il est midi passé et je n’ai pas de scrupule à déjeuner au restaurant avant de reprendre la route à pied. Je passe ensuite chez Mr Brun, un garde-pêche-skieur qui m’a été recommandé comme connaissant bien la montagne et à qui je voudrais demander quelques conseils pour le passage du col d’Allos auquel je voudrais m’attaquer.
Ce brave homme, ainsi que son père, me reçoivent très aimablement et me documentent utilement.
Je me mets en route par un beau soleil, mais, après le village d’Uvernet, le temps se gâte au point que la neige se met bientôt à tomber. Je suis à mi-chemin des Agueliers où je compte passer la nuit : autant continuer car demain le temps peut s’être remis et me permettre le passage. J’entends encore les conseils de la famille Brun « s’il neige ou s’il fait du brouillard, n’insistez pas : Dieu garde ! ».
La route devient maintenant de plus en plus enneigée et je mets mes raquettes. Je n’en suis pas peu fier ! Et, mon Dieu, c’est beaucoup plus facile à utiliser que je le craignais. Rien qu’aujourd’hui de mes si pénibles débuts à ski faits l’an dernier. La neige est assez molle et avec mon gros barda je dépasse largement les 100 kilos, or je n’enfonce pas trop et quelques minutes sans raquettes tout à l’heure m’ont fait ressortir leur réelle utilité.
Le sommeil peu réconfortant pris dans le train et la longueur (plus de 20 km) de l’étape d’aujourd’hui commence à faire leur effet sur le gars peu entrainé que je suis encore et c’est avec un certain soulagement que, enfin, j’arrive en vue des Agueliers car je me sens très fatigué : j’y arrive en me trainant !
Le petit village composé d’une demi-douzaine de maisons seulement est pour moi tout seul car ses habitants le désertent en hiver.
Je monte ma tente à deux pas d’un vaste chalet où je pourrais trouver refuge cette nuit en cas de besoin : l’expérience de la tente arrachée au col du Palet m’a rendu méfiant. J’élève autour de l’itisa des murets de neige pour me protéger d’un vent possible, puis je prends quelques photos sous des angles trompeurs pour dissimuler traitreusement l’habitation toute proche.
Quelques buissons dépassent de la couche de neige et je leur prends le bois pour mon feu de ce soir qui crépite bientôt en jetant des reflets fantasmagoriques sur la neige.
Le ciel est à nouveau dégagé quand je me couche.
Malgré les duvets, pull-overs, chemise, etc. Je n’ai pas eu très chaud cette nuit : un matelas pneumatique seul m’aurait, je pense, isolé de la neige.
Au petit jour, je sors dans un froid sibérien et m’empresse d’allumer du feu. Je prends aussi ce matin le départ de ma course à l’alcoolisme qui me fera une tradition, au cours des vacances, du petit coup de gnole au saut du lit pour résister aux premiers instants dans ce froid atroce.
Brun, mon cordial conseilleur d’hier, m’a dit que, s’il le pouvait, il monterait me rejoindre à ski vers 7 heures pour passer le col avec moi. Mais ne voyant personne arriver je pars seul vers la crête à gauche de la Tôte de Vescal plus haute mais plus praticable et moins avalancheuse que le col d’Allos lui-même. La neige bien gelée porte agréablement et je m’élève sans trop de peine en abandonnant la route pour gravir la croupe des Mauvais Pâturages. La pente s’adoucit un moment et j’en profite pour souffler un peu en admirant le merveilleux panorama qui commence à sortir des vallons que je domine.
Je repars et attaque maintenant une pente plus raide où mon bâton se révèle indispensable pour assurer mon équilibre car à ma gauche le ravin du Riou de Vescal se creuse de plus en plus impressionnant.
Le poids de mon sac joint au soleil qui maintenant tape comme un sourd me fait transpirer abondamment. J’ai le souffle de plus en plus court mais je m’encourage en me voyant dépasser le dernier arbre : me voici dans la zone des alpages. La neige me fait des blagues : tantôt j’y enfonce brusquement, tantôt je dois la frapper de toutes mes forces pour y faire mordre mes chaussures dans des marches à peine suffisantes.
Je pense être à mi-pente et mon extrême fatigue me force à une halte très rapide mais où je me restaure un peu. Après quoi je suis plus solide et c’est heureux car j’arrive à un endroit très difficile : la pente vers 40° et la surface profondément gelées empêche absolument la progression.
Il me faudrait des crampons pour franchir çà ou un piolet pour entamer cette croûte dure sur laquelle mon bâton est impuissant. Je tâtonne à gauche et à droite avec prudence car ici une chute ne pourrait se freiner que plusieurs centaines de mètres plus bas sur les arbres. Mais voici un passage moins dur qui me permet d’atteindre une selle où la marche facile me met en bonnes conditions au pied de la pente terminale. J’aperçois maintenant la corniche de neige qui souligne la ligne de crête et il me reste dans les trois cents mètres de dénivelé à franchir.
La victoire est possible maintenant. Bientôt je dois déchanter car je tombe sur de la neige poudreuse qui glisse brusquement par plaques en découvrant la vieille neige gelées qui ni mes pieds ni mon bâton n’arrivent à entamer. En tentant des reconnaissances pour tourner cette défense je me trouve plusieurs fois en difficultés. La retraite semble inévitable alors que je suis à 2 200 environ.
Mes traces de montée me servent grandement pour la descente car je suis très fatigué. Je tombe plusieurs fois tant j’ai les jambes molles. J’arrive aux Agueliers vers 11 heures. Je déroule un duvet sur les marches ensoleillées d’un chalet et, à moitié groggy, je sombre dans le sommeil.
Une heure après je me réveille un peu retapé et me force à préparer un déjeuner que je mange sans grand appétit.
Voici mon plan : je vais passer l’après-midi dans le farniente intégral, puis après la nuit pendant laquelle je coucherais dans le chalet plus au chaud que sous ma tente, je tâcherai de franchir le col en suivant les traces de la route en démarrant de suffisamment bonne heure pour précéder les avalanches dont on m’a parlé.
Le lendemain me trouve prêt bien avant le lever du jour et il est moins de 6 heures ½ quand j’attaque les premiers lacets de la route pas toujours facile à deviner d’ailleurs sous l’épaisseur de neige qui la recouvre.
J’arrive dans la zone avalancheuse du Bois de Gache et le terrain, très bouleversé, me dit que « c’est déjà descendu ici ». Quel impressionnant spectacle : des arbres d’un demi-mètre de diamètre sont renversés et brisés sur la parcours de la coulée qui a laissé un large sillon de neige et de glace. Des débris jonchent le terrain depuis le léger rameau de mélèze jusqu’à la massive rambarde de fer arrachée plus haut à la route. Les cantonniers auront du travail aux beaux jours !
Le terrain traversé est très difficile et je bagarre avec des blocs de glace et des arbres renversés le tout recouvert de neige. Je suis vite en sueur malgré le froid que le soleil à peine levé n’a encore dissipé. Finalement, après plusieurs passages épuisants je capitule encore car les risques de se tordre ou casser une patte sont trop grands surtout avec ma lourde charge qui me rend maladroit. Et je n’aimerais pas attendre du secours ici : Brun ne m’a-t-il pas dit que personne encore n’était monté au Bois de Gache cette année ?
Je fais donc demi-tour plein de regrets d’être repoussé par le Col d’Allos. Mais l’itinéraire de secours prévu pour cette éventualité m’attends. En route vers la vallée.
A mi-chemin d’Uvernet je rencontre Brun père avec qui je bavarde un moment puis son fils. Touchant exemple de la sollicitude montagnarde, empêché la veille, il montait aujourd’hui voir ce que j’étais devenu. Après un peu de bavardage nous nous quittons sur un éventuel rendez-vous à Colmar, sur l’autre versant, pour vendredi prochain.
Je débouche dans la vallée de l’Ubaye large et plate par ici et la descends vers le Martinet où je compte coucher ce soir. La goudronnée me promène dans d’agréables sites campagnards mais un versant nord me réservé encore des surprises neigeuses de blancheur molle où je patauge à cœur-joie.
Aux Thuiles, je me ravitaille et rédige du courrier devant un verre de vin rouge, première étape d’une habitude qui deviendra traditionnellement quotidienne.
Un ruisseau parmi les buissons me verra déjeuner pendant que le temps se couvre dangereusement.
Puis à nouveau la goudronnée où je rencontre les premiers gendarmes qui me demandent mes papiers : encore un fait que ces vacances vont rendre de tradition. Jouissance d’être en règle avec la Loi et de traiter ces représentants de l’ordre avec désinvolture.
Il commence à bruiner ferme quand j’arrive à Méolans, aussi je me repose un peu dans un café avant de reprendre la route qui me dépose au Martinet où un camp merveilleux m’attend au bord de l’Ubaye.
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Le lendemain au petit jour tout est blanc sous dix centimètres de neige. Voici qui renforce les dires du chasseur de chamois rencontré hier qui me déconseillait le col du Bernardez que je comptais franchir et où lui-même n’osait se risquer seul. Ce sera encore une reculade puisque je décide de passer par le col Saint-Jean une dizaine de kilomètres plus à l’ouest et qui est bien plus bas.
J’attaque donc la nationale qui me supplicie les pieds pleins d’ampoules ce matin. Aussi la halte au Lauzet est-elle la bienvenue. Courrier. Vin rouge. Lecture d’itinéraire.
Je démarre ensuite vers le col Saint-Jean que franchit une goudronnée de tout repos, mieux en accord avec mes faibles facultés que les cols précédents. Seuls mes pieds déliquescents rendent la grimpette pénible et ce n’est pas sans mérite que je refuse l’aide spontanée d’automobilistes charitables.
A midi je déjeune sur la route en allumant péniblement du bois mal sec pendant que ma tente dégèle puis sèche au soleil. Sur ce versant tout est encore enneigé et les lunettes sombres sont une nécessité.
Ensuite ma montée ne sera coupée que d’un débarbouillage héroïque à la neige.
Quelques maisons occupent le col et de l’autre côté la nature est tout autre : je quitte l’hiver du versant nord pour plonger dans le printemps du côté sud. La végétation commence à être méridionale.
Après un court maquis, j’atteins le chemin qui mène à Seyne-les-Alpes, près de laquelle je pense passer la nuit. Le gentil village de Montelar est encore tout boueux de la fonte des neiges.
Au fur et à mesure que j’approche de Seyne, les coins campables disparaissent : je suis donc forcé de dépasser cette ville après un rapide ravitaillement. Encore 3 ou 4 km de route avant de trouver, dans un maquis près du torrent, un camp d’une extrême discrétion parmi les plaques de neige attardées : je m’y écroule les pieds en marmelade. Honte à mes pattes de derrière qui se révèlent tristement philistines !
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Lendemain : beau temps. J’allume un feu prudent car les risques d’incendie sont réels. C’est encore la goudronnée qui va me mener au col de la Maure d’où je dis adieu au vallon de la Blanche et à ses sommets neigeux. D’ici j’aperçois le col de Bernardez : pauvre de moi si j’avais tenté ça !
A midi je fais un rapide déjeuner où j’enfile mon short pour la première fois de l’année : brève et symbolique opération car malgré le soleil il fait très frais. Puis je reprends ma belle goudronnée.
Une coulée d’avalanche très impressionnante coupe le versant opposé : quelle impression de force irrésistible elle donne !
M’emmathieusant je continuerais la R.N jusqu’à Digne, mais quelle R.N ! Jusqu’à Verdaches elle se contente d’être jolie, mais, à partir de là, elle offre du magnifique à tour de bras à chaque moment car elle parcourt des clues d’une rare beauté. Puis voici Barles où mes raquettes font sensation : c’est déjà le Midi qu’on en juge par le dialogue suivant au sujet de ces instruments :
« C’est pourquoi faire ? »
« Ça sert à marcher sur la neige … »
« Ah ! » un temps, puis … « Nous, quand il y a de la neige, on ne sort pas… ! »
C’est très bizarre comme le pays a changé depuis quinze kilomètres environ : me voici au Pays du Soleil.
Ce soir, je camperai dans le cadre grandiose de la Clue de Barles où d’énormes murailles de rochers gris et roses tombent verticale sur le torrent qui bondit en furieux. Et dans toutes cette pierraille juste un bosquet de pins : voilà mon home.
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Ce matin, après une ovomaltine fleurant le cassoulet (souvenir du diner d’hier et comme l’eau est difficile à atteindre…) je démarre dans la forme des grands jours.
Les clues s’ouvrent et libèrent le torrent dans la vallée qui embaume maintenant le buis et la lavande. Je ne pourrais plus jamais sentir ces odeurs sans me rappeler ce paysage majestueux où le Bès élargit ses vastes méandres dans les galets, pendant qu’alentour, les collines s’abaissent de plus en plus mollement et où quelques échines rocheuses paraissent encore avec leurs formes bizarres. Ce sont tour à tour, des ruines, ou des séracs, et là on jurerait une gigantesque épine dorsale de montre préhistorique.
Dix-neuf kilomètres de route presque sans ombrage sous ce soleil ardent et j’arrive à Digne en longeant une curieuse paroi où s’incrustent des vestiges antédiluviens : des coquillages qui ont parfois plus de 40cm de diamètre.
Il est midi et j’ai près de 20 bornes dans les jambes ; le patagon s’endort, le mathieux se réveille : je déjeune au restaurant.
Puis, modifiant mes projets, je remets à demain de prendre le train pour Colmar : je démarre donc dans une chaleur pénible et aborde la longue montée de la route de Château Nédon.
La fin de l’après-midi trouve un gars les pieds en sang, le gosier et les bidons secs et les jambes en coton. Alors Sainte Bougeotte des Randonnées fait un miracle. Au bord de la nationale voici une borne-fontaine et voilà, à deux cents mètres en contrebas, un camp de repos idéal avec herbe douce et ruisseau avec juste assez d’eau pour se débarbouiller et faire la lessive : le tout dans un très joli cadre avec une vue magnifique. Merci aux dieux !
Je m’installe et récupère en vacant aux réparations du matériel qui faiblit par endroits, puis je m’endors de bon cœur.
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Encore du ciel bleu ce matin. Aussi, en essayant d’oublier mes pattes de derrière si douloureuses, je reprends la route en bonne forme. Mon intention est de gagner Colmar par stop ou chemin de fer.
Le stop ne donnant rien, je prends une micheline qui me fait l’honneur de s’arrêter spécialement pour le seul voyageur que je suis sur le quai de la halte de Chabrières.
Je descends à Thorane d’où je ne suis plus qu’à dix-huit kilomètres de Colmar où j’ai rendez-vous ce soir. Le buffet de la gare me voit prendre le rituel vin rouge, puis, la honte au cœur, je cède aux fumets venant de la cuisine et déjeune en mathieux aujourd’hui encore.
Le patron de l’établissement monte, en auto, deux voyageurs à un patelin sur ma route : pour une somme modique je serai de la voiturée. On me dépose à une huitaine de bornes de Colmar : j’ai le temps d’arriver à mon rendez-vous avec mon ami le garde-pêche. J’arpente la route qui longe le Verdon quand une moto stoppe à ma hauteur : c’est justement mon homme. Salutations, puis il repart : à bientôt.
Peu après j’atteins Colmar, ville pittoresque dans ses vieux murs fortifiés et, après quelques achats, je monte ma tente près du Verdon à proximité de la ville.
Pendant que cuit ma soupe, voici Brun qui arrive et nous bavardons en faisant des projets pour demain. Il me met du baume au cœur en admirant ma tente.
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Au matin, les nuages qui se montraient hier ont persisté dans cette fâcheuse tendance : il fait gris.
Je retrouve Brun et nous partons ensemble pour une petite balade le long du ruisseau de la Chasse où il a immergé à l’automne des casiers à alvins de truites. Mais l’hiver fut si rude et la fonte printanière si pluvieuse que les précieuses boites ont disparu, emportées par les eaux. Nous revenons vers Colmar.
Brun me déconseille formellement de tenter le col des Champs par ce temps pluvieux : le temps parfait pour les avalanches, dit-il. Ce n’est donc pas cette année que j’aurai ma revanche sur ce coin qui m’avait déjà fait capituler l’an dernier ! Une fois de plus je me dis : je reviendrai !
Et au restaurant où je déjeune pour la 3ème fois en trois jours (horreur, honte, déshonneur) pendant que la pluie ruisselle dehors, je mets au point un nouvel itinéraire. Une fois de plus.
Objectifs : la Grande Bleue et le Soleil.