13 au 16 Juillet 1950 – Pont d’Ouilly – Le Bô
Nous roulons vers la Suisse Normande. C’est l’appellation traditionnelle de cette partie de la vallée de l’Orne et de la région qui l’entoure. Mais pour un extrémiste comme moi ceci n’est pas encore assez pompeux et j’ai trouvé, après coup d’ailleurs, ce terme encore plus prestigieux d’Everest, échelle 1/100,
Il est très tard dans la nuit et même maintenant, très tôt dans le matin. Mais, grâce au café absorbé ; je tiens à peu près le coup au volant du Corbillard. Et je cherche à ne pas songer à la réaction désagréable que ce dopping me produit habituellement le lendemain.
La 4CV fonce sans encombre dans la nuit et l’itinéraire ne présente guère de difficultés. Ce n’est qu’à Pont Erambourg, sur le Noireau, que les Blier et moi, réunis pour les trois jours de congé du 17 Juillet, commençons à vasouiller à la perfection. Finalement je me réoriente et reprend la route en dépit des protestations de Jean qui s’arrache les cheveux, persuadé que je me trompe encore. Il se trouve que j’ai raison et je triomphe encore avec plus ou moins de discrétion.
Voici Pont d’Ouilly et la route qui nous permettra de longer l’Orne auprès de laquelle nous voulons camper.
Un chemin assez raide descend vers la rivière et la petite Renauld s’y engage avec prudence. Comme ce n’est pas ce qu’il nous faut, nous repartons en marche arrière. Ou plus exactement nous essayons de repartir, car avec un merveilleux à propos, c’est le moment choisit par le moteur pour nous informer qu’il n’en veut plus.
Comme je suis le seul à prétendre m’y connaître un peu en mécanique je dois soutenir cette réputation : lourde responsabilité. Je tripote un peu différents organes sans autre résultat que de me salir atrocement les doigts. Des déductions, que j’espère faire passer pour savantes, m’ont fait penser que nos ennuis venaient de la pompe à essence. Je me mets donc en devoir de démonter. Icelle sous la pluie qui tombe depuis peu, d’une part, et, d’autre part, sous l’œil de Jean où le scepticisme le dispute à l’angoisse. Quant à Marcelle, avec un sang-froid digne d’éloges, elle dort, répandue sur la banquette arrière et je l’envie bougrement.
Dieu qu’il y a des vis dans cette mécanique. Je souffle dans différentes tubulures pour éventuellement les déboucher. C’est un exercice que j’affectionne tout particulièrement pour les délicieux rots à l’essence qu’il détermine par la suite.
Après un bout de temps, le moteur est toujours silencieux et moi j’ai envie de l’être moins. Aussi devons-nous capituler sur le terrain mécanique. La Renault descend en roue libre le raidillon pour aboutir au bord de l’Orne. Brusquement une lueur, sans doute de génie, traverse mon cerveau : l’essence n’arriverait-elle pas en raison de la trop forte pente ? Un coup de démarreur et, le ronronnement que j’ai parfois qualifié d’odieux charme mes oreilles. Il a bonne mine le mécano !
Un demi tour où les roues avant plongent dans les ronces pendant que celle d’arrière baignent presque dans la rivière, et hop ! nous voilà repartis… Presque de suite nous trouvons un endroit pas mal du tout à quelques mètres du bord de l’Orne au bout d’un chemin pierreux où cahotte notre Corbillard.
Bientôt les deux itisas sont dressées dans un pré fauché.
Sous mon home de toile, je fais l’expérience que le mélange café-fort-essence est peu propice au sommeil et je passe un reste de nuit un peu agité.
Ce matin le ciel paraît avoir usé toute son eau pendant la nuit, car le soleil brille sur l’agréable paysage qui nous entoure.
Je vais chercher du lait à une ferme proche, puis, pendant que Jean s’occupe du reste, je pars garer la voiture à Pont d’Ouilly. Là, je complète notre ravitaillement, et rentre à pied au camp qui n’est qu’à un ou deux kilomètres de la localité.
Nous démarrons alors tous les trois vers l’amont où nous avons rendez-vous avec les fameuses gorges de Saint Aubert.
Ici, une parenthèse s’impose pour préciser notre situation vis-à-vis de ces lieux.
Il y a un an, jour pour jour, deux canoéistes-martyrs trainaient leur embarcation au fond du lit d’une Orne à moitié sec. Leur canoë, leurs pieds et leur orgueil souffraient de ce manque d’eau à un point que l’on imaginera sans peine. Or, à l’entrée des Gorges de Saint Aubert, les difficultés rencontrées jusque là s’étaient révélées des hors d’œuvre et de véritables enfantillages à côté de ce qui les attendait. Ils avaient dû, la mort dans l’âme, la rage au cœur et le canoë sur le chariot, abandonner la partie nautique pour une randonnée pédestre sans gloire à côté du sport exaltant auquel ils s’attendaient dans les gorges.
Ces deux vaincus, c’étaient Jean et moi. La reconnaissance à pied, mal dirigée, sans carte ou presque, avait sombré dans le ridicule car nous n’avions même pas vu ces fameuses gorges. Défaite sur toute la ligne.
Quelques mois plus tard, je prenais ma revanche parcourant à pied, dans les deux sens. Mais Jean, absent ce jour là, était resté sur sa faim et conservait le goût amer de la défaite.
C’est pourquoi aujourd‘hui, les Patagons, au complet, revenaient pour effacer tout souvenir non glorieux, et pour fouler le sol de cette terre promise qui avait jusqu’ici résisté à la valeur de certains d’entre eux.
Nous voici donc tous les trois, longeant la rivière qui décrit ici de vastes méandres pour se faufiler parmi les croupes qui l’enserrent. Nous nous élevons aux flancs de collines à allures de montagnettes qui la bordent et d’où la vue est très belle sur les rochers qui, un peu partout, montrent leur couleur rouge sombre.
Le ciel est devenu menaçant depuis un moment et un grain s’annonce. Nous le voyons tomber suffisamment de loin pour avoir le temps de chercher un abri. Quelques buissons au bord de cette route nous en fournissent un pendant que Zeus ouvre ses vannes. Une fois assis, la trop courte nuit se rappelle à nous par une lassitude insinuante qui rend la tête lourde. Mais le soleil reparait et force nous est de chasser ces velléités de sommeil.
Nous quittons la route pour un chemin de terre, puis c’est un parcours tout terrain et il devient délicat de s’orienter exactement.
Voici une habitation où une dame nous donne très aimablement de l’eau… et quelque indications pour nos repérer. Non loin de l’Orne nous nous arrêtons pour déjeuner pendant que le Bon Dieu, se croyant sans doute encore au mois de Mars, liquide son stock de giboulées.
Nous comptions suivre les berges de la rivière, mais les prés non encore fauchés la cernent de partout. Soucieux de gâcher le foin, nous nous demandons par où passer. Le repas terminé, une reconnaissance faite nous indiquera qu’en longeant les rives de très près il n’y aura pas trop de mal pour le fourrage. Il n’en est pas de même pour nos jambes, par exemple. Les orties, par endroits d’une généreuse abondance, ne manquent pas de nous saluer d’une manière un peu trop familière.
La rive droite, que nous suivons, devient bientôt un maquis horriblement « poignaçant » et nous décidons un passage à gué pour gagner l’autre rive qui parait plus hospitalière.
Pieds nus sur les cailloux raboteux ce n’est pas toute douceur, mais l’eau froide est un soulagement sur les piqures d’orties. L’arrivée sur l’autre rive est rendue sportive par quelques ronces artificielles qui trainent négligemment dans les parages.
Après ceci, un léger détour nous est recommandé par un pêcheur aimable (ou farceur ?) qui nous parle d’un taureau qui occupe un pré voisin. Comme nos conceptions du camping ne cadrent pas du tout avec celles des courses de taureaux, nous nous éloignons avec fermeté et discrétion de l’endroit signalé.
Et voici, dans son très joli cadre de verdure le Pont de la Forêt. C’est ici, aux portes des gorges de Saint Aubert que nous avons prévu le camp de ce soir. Anicroche imprévue : les foins ne sont pas encore coupés. Nous cherchons donc aux environs et l’île auprès du pont est bien tentante mais… il y a les occupants. Séparées seulement par un étroit bras de la rivière, des vaches sont juste à côté. Et les traces laissées disent assez qu’elles franchissent souvent ce fossé.
Pour réduire les risques (tragique réminiscence d’un camp attaqué en pleine nuit par les bovins), il est décidé qu’on ne montera qu’une tente : la mienne, qui est la plus grande et la plus solide.
Je laisse aux Bliers le soin d’établir le camp, car moi une autre mission m’attend. Je dois regagner ce soir Pont d’Ouilly pour y reprendre la 4 CV qui, conduite ici, sera ainsi à pied d’œuvre demain matin. Bien que je compte suivre les routes les plus rapides, cela représente quand même une dizaine de kilomètres. Avant de partir je m’administre un casse croute ce qui me rend les forces nécessaires. Départ. Je n’ai pas de sac et les bornes défilent avec moins de peine que je le pensais. Vers le Mesnil-Villement, une camionnette me transportera sur les quatre derniers kilomètres. Car l’auto stop n’est pas toujours méprisable et dans le cas présent en particulier.
Ma petite Renault gagne dans le soir et me voici bientôt de retour auprès de mes amis. Horreur et damnation ! Le diner n’est pas encore prêt. Les cuisiniers plaident non coupables car le bois de chauffage convenable est rare dans ce coin.
Je suis le seul à apprécier les haricots verts demi-cuits, c’est-à-dire demi-crus.
Puis nous nous couchons en adressant de ferventes prières à Sainte-Bougeotte, patronne des randonneurs, pour que les vaches nous accordent une nuit paisible.L’ennemi bovin ne s’est signalé par aucune activité offensive. De plus le ciel est bleu. Conclusion. La vie est belle.
Je vais encore abandonner mes coéquipiers pour faire la manœuvre inverse d’hier. Je conduis la voiture au Pont de Sainte-Croix à l’autre bout des gorges où nous le retrouverons ce soir. Pendant cette expédition le ciel me présente un échantillonnage assez complet de la collection d’été de la Maison Zeus, Dieu, Allah et Compagnie. J’ai tour à tour soleil, temps couvert, crachin, pluie.
Quand j’arrive au camp, c’est le soleil qui règne à nouveau et il nous permet quelques photos.
Et voici la revanche, les Patagons vont attaquer les Gorges de Saint Aubert !
L’offensive se dessine bientôt et l’assaillant enlève les premiers retranchements. La résistance est d’ailleurs mole et, seules, quelques orties esquissent une contre attaque, mais en vain. L’avance se poursuit victorieusement et de nombreux souvenirs sont faits prisonniers par les Patagons.
Des indigènes font leur soumission et, en signe de paix, offre de l’eau au commando vainqueur alors qu’il traverse une ferme.
Mais la bataille n’est pas terminée : les appareils mitraillent et l’enthousiasme des randonneurs éclate aux bons moments.
Pour regrouper les forces on décide un temps d’arrêt dans un pré au bord de l’eau où l’on s’installe pour déjeuner. Les vaillants conquérants des gorges y reprennent souffle.
Puis on repart de l’avant !
Encore un kilomètre de progression facile, puis, voici une résistance plus efficace qui se manifeste. C’est un vaste réseau de défenses à base de rochers, de ronces et d’orties. L’assaut sera-t-il repoussé ? Les renseignements recueillis au cours de la reconnaissance précédente indiquent que c’est là la dernière barrière opposée à l’avance patagonne. Aussi, en dépit de l’opposition renforcée, le commando durcit son effort et progresse dans un paysage très sauvage.
Bientôt l’issue de la lutte n’est plus douteuse car la fin des Gorges est proche et une percée victorieuse est réussie à travers une armée d’élite d’orties géantes qui est décimée après un rude combat.
Les Patagons, couverts de gloire et de sueur débouchent dans les prés qui annoncent le Pont la Sainte Croix.
Les Gorges de Saint Aubert ont trouvé leurs maitres !…
Après ce morceau de bravoure, nous dégustons dans le café où est garé la 4 CV une triste bibine qui est, paraît-il, du cidre bouché.
Puis, promenade motorisée jusqu’au Bô où nous laissons à nouveau la voiture dans un jardin de restaurant-épicerie-mercerie-café-bar-hôtel-etc ce qui, entres autres avantages, lui permettra de sécher intérieurement car Jean a eu l’adresse discutable d’y renverser en partie une boîte de lait condensé sirupeux à souhait.
Il est déjà tard et la fatigue se fait sentir pour tout le monde aussi le chemin que nous grimpons est-il parcouru assez péniblement.
Enfin, voici le haut de la butte et nous atteignons le sentier qui borde le fait des Rochers du Vey. J’ai également parcouru cette région en solo il y a peu de temps, mais outre que je la revois avec plaisir, je suis heureux de la faire découvrir à mes amis qui l’ignoraient ainsi que le reste de la Suisse Normande.
Les Hauteurs du Vey tombent sur l’Orne très abruptement sauf dans leur partie basse encombrée d’éboulis qui rappelle, en plus modeste, la disposition géologique des reculés du Jura. La roche a une belle teinte rouge sombre où la végétation rabougrie en majorité : fougères, bruyères, ajoncs.
Ce soir le vent souffle et le ciel est menaçant aussi nous souhaiterions un abri pour installer le camp. Un petit bois nous le fournira et nous bénéficierons d’un camp « comme ça ».
Ce matin, ciel peu encourageant. Nous ne sommes pas très matinaux car la journée d’hier demandait du repos aussi nous musardons un peu. Je vais jusqu’à une ferme proche me procurer un peu de ravitaillement et j’en trouve, mais dans quelle épouvantable saleté ! Enfin ! un appétit de randonneur ne se laisse pas rebuter par de semblables détails…
Notre route est toute tracée : un sentier bien foulé suit le haut des rochers et nous n’avons qu’à nous laisser guider par lui et nous nous extasions en chœur sur le panorama découvert. Voici maintenant la pluie qui nous salue pendant notre descente sur le village du Vey : ce n’est qu’une brève averse et après avoir fait le plein d’eau à une ferme somptueuse nous repartons sous le soleil.
Toujours suivant mes anciennes traces, nous nous dirigeons vers le Pain de Sucre, une des principales collines de la région, mais alors que je l’avais joint par une progression patagonne peut-être, mais épouvantable à travers d’impitoyables ajoncs sur la crête des rochers, nous y parviendrons, cette fois, par un sentier qui s’élève paisiblement à leur flanc. Ce n’est que vers la fin de la montée que nous retrouverons les redoutables ajoncs.
Au somment du Pain de Sucre, nous nous amusons un peu à lire la carte que le paysage étend sous nos yeux, mais la pluie nous chasse et nous descendons vers l’Orne.
Un pré en bordure de la rivière sera notre lieu de déjeuner. Non sans peine nous trouvons du bois qui veuille bien brûler et profitons d’une éclaircie ensoleillé pour faire la cuisine. Il faut faire très vite car le temps s’obscurcit à nouveau. Pour finir nos beefsteaks seront transformés en ragoûts tant la pluie ajoutera de sauce dans la poêle.
Malgré ces incidents humides le moral est excellent et nous nous étranglons en mangeant tant nous rions du spectacle que nous offrons en déjeunant sous l’averse, plus ou moins protégés par nos capes imperméables, qui ruissellent dans nos assiettes qu’elles sont censé protéger.
Il est malheureusement trop tard pour que nous passions tous par Clécy, petite ville restée sympathique dans mes souvenirs. Aussi, je me dévoue une fois de plus, pour aller seul chercher la voiture, et je retrouverai les autres non loin d’ici. Puis je me ravise et rappelle mes amis : après tout autant aller ensemble un bout de chemin encore et ils m’attendront au bord de l’Orne un peu plus loin.
Nous longeons encore quelques endroits pittoresques puis je laisse mes amis et continue seul vers le Bô, Marcelle étant décidemment trop fatiguée pour aller plus loin. Il faut dire à sa décharge qu’elle attend un bébé et que cette défaillance est explicable. Ouvrons une parenthèse anticipative pour dire que trois semaines plus tard elle fera encore mieux, et nous nous retrouverons en randonnée alpestre !! Une femme de Patagon, quoi…
Sans sac à dos, je vais d’un pas rapide et un raccourci pittoresque me dépose presque au pont du Bô.
Rejoindre le café. Acheter quelques vivres. Prendre la voiture. C’est tôt fait. Je retrouve ensuite mes coéquipiers et, tous ensemble, nous roulons vers le retour en échafaudant des projets pour revenir dans cette Suisse Normande qui, relativement proche de Paris, offre de si jolis paysages au relief si accidenté qui entretiennent en nous la nostalgie de la vraie montagne.