23 au 25 Juin 1950 – Courteron à l’Allemagne (Haute Seine)
Il y avait longtemps que nous n’avions pas fait de croisière canoë Jean et moi, et la Haute Seine dont nous avions entendu dire pas mal de choses tentantes nous attendait.
Voilà pourquoi ce vendredi soir, la 4 CV avec la Bergeronnette sur le toit roule vers l’est.
Jean conduit tant que la visibilité reste bonne puis voici la nuit qui demande des reflexes plus prompts que ceux d’un chauffeur aussi peu confirmé et je reprends le volant.
Du café noir absorbé en doses massives me préserve du sommeil mon grand ennemi pour la conduite nocturne. A tel point qu’une fois à destination et l’itisa montée à deux pas de la voiture j’aurais bien du mal à m’endormir.
Au matin, ciel non découvert mais pourtant en progrès sur la pluie d’hier soir. Nous mettons le canoë à l’eau où il gonflera ses clins pendant que Jean commence le chargement. Quant à moi je pilote la Renault une trentaine de kilomètres en aval où nous devons la retrouver demain soir.
L’aller est sans histoires. Je gare dans la cour d’un café restaurant puis repars sur l’interminablement rectiligne route nationale espérant en le « stop » pour me ramener à Courteron où j’ai laissé Jean. Trains et autocars ont des heures défavorables pour moi.
Un ou deux kilomètres de footing avec essais infructueux puis une voiture s’arrête : c’est celle de mon garagiste. Il me véhicule encore quatre ou cinq bornes mais ne va pas plus loin : c’est toujours ça de pris. De nouveau la route à pied et les automobilistes qui me dépassent ont des cœurs de pierre ou sont complets. Tout d’un coup une somptueuse Chevrolet américaine s’arrête et un sympathique jeune couple me convie à poser mes hémisphères sur les luxueux coussins de cuir.
Pendant que l’aiguille du compteur oscille entre 100 et 120 je tiens le crachoir suivant les principes du parfait stoppeur-pique-assiette classique. Louanges discrètes et de bon ton sur la voiture, paroles à base de miel et sourires aimables. Coup d’œil à la plaque de propriétaire : Manon de Montbrison à Neuilly. Juste ciel ! Je suis tombé sur du sang bleu. Manon elle-même m’offre des cigarettes blondes (sur lesquelles j’avais distraitement posé mon céans tout à l’heure). Voici des hôtes agréables et charmants.
Mais à la vitesse où nous allons, voici déjà le coin où j’ai laissé Jean. Ce dernier parait légèrement suffoqué de me voir descendre de ce somptueux équipage. Remerciements. Ronds de jambes. Tape amicale au gigantesque boxer. Très régence…
Et maintenant à nous les pelles ! Nous embarquons et de suite un petit rapide timide cherche à nous rappeler que la Haute Seine se classe dans les rivières sportives.
Courant agréablement vif. Paysage fort joli. Mais… la Bergeronnette présente une fâcheuse analogie avec une baignoire aussi cherchons nous un endroit de débarquement. Les rives, peu propices, retardent cette manœuvre aussi pendant que Jean poids plume à l’avant s’étonne de mes plaintes, à l’arrière j’ai plus de 10 cm d’eau.
Finalement nous abordons et vidons la Bergeronnette non sans peines. Nous calfatons avec des moyens de fortune puis repartons.
Nous traversons Gyé-sur-Seine par un petit bras pittoresque où la limpidité de l’eau est presque regrettable car dans les traversées de localités les rivières sont toujours plus ou moins converties en dépotoir. Ici aussi cette règle est vraie et on voit le fond où pas mal de débris inesthétiques accusent les riverains.
Arrivant à Neuville, après un débarquement-reconnaissance sur la passerelle basse précédant le barrage, je ne puis croire que tout le monde saute ça. C’est la propre phrase des lavandières du coin. La dénivellation est assez forte et il est difficile, de plus, de prendre de l’élan vu la forme à angle droit du barrage. Et en aval il y a de ces remous… Jean, très gonflé, me menace de passer seul ! Plutôt qu’un tel déshonneur, je supporterais tout, même le dessalage qui me parait quasi inévitable et la noyade probable.
Un discret rappel de ma part à la mort du président du K.C.F sur un barrage insignifiant d’aspect ne pourra même pas faire réfléchir mon coéquipier.
Nous sauterons donc !
Embarquement. Court recul. Fons nick ! Yop… Nous gitons assez fort… Miracle nous flottons et ce n’est pas la quille en l’air.
Cet effort moral m’a sans doute épuisé car maintenant je me ressens de la nuit sans sommeil suffisant. Et puis le café anti somnifère me laisse toujours des réactions pénibles.
Bref, j’ai le coup de pompe et la tête à la fois vide et lourde j’ai une grande mollesse dans le coup de pagaie. L’allure ne s’en ressent guère car le courant, pris de pitié, nous traine charitablement à une allure soutenue.
Nous rencontrons quelques barrages que nous franchissons tous en portant ou à la corde, soit qu’ils sont insautables, soit qu’ils m’impressionnent trop.
Car c’est moi l’empêcheur de sauter en rond ; Jean parait avoir mangé du lion et pour calmer son « ardeur saltatoires » je lui avoue : mon vieux, si je tombe à l’eau en ce moment, je suis capable de me noyer. ».
Et le pire, c’est que c’est vrai !
La rivière est amusante sans difficultés sérieuses avec petits seuils et rapides sans méchanceté de place en place. Nous vivons dans leur attente et le courant rapide ne nous laisse pas languir.
Nous commençons à avoir faim et les collègues nautonniers rencontrés maintenant sont tous occupés à déjeuner et ceci aiguise encore notre appétit.
Un minuscule ilot de cailloux et d’herbes nous offrira l’hospitalité pour le repas froid que nous prendrons les pieds dans l’eau.
Deux équipes de Kayaks, déjà rencontrés par Jean ce matin, nous dépassent en adressant quelques compliments pour notre saut du barrage de Neuville. Notre renommée est déjà extra-locale !
Et voici Bar où nous attend un portage d’une centaine de mètres avec une sortie de l’eau peu commode et une remise à l’eau pas facile. Les Barois aiment à faire travailler les canoéistes !
Mine de rien, histoire de souffler un peu au milieu de ce travail de forçait, je m’avise que nous allons manquer d’eau potable. Je laisse donc tout en plan et rempli les bidons après les avoir longuement rincés. Jean, sans pudeur ou sans imagination, se repose sans l’ombre d’un prétexte.
Aimablement les kayakistes, retrouvés ici, nous donnent la main. Gloire à eux pour ce geste samaritain. Sans aucune gratitude pour ces braves, je remarque une jolie coéquipière parmi eux et confie à Jean des propos lubriques.
Mais voici bientôt les rapides de Pont aux Dames que nous voulons avoir pour cadre de notre camp de ce soir. C’est l’une des deux suites principales de rapides dont parle le guide nautique.
Dans un site légèrement boisé, ils sont peu difficiles. Juste un passage un peu délicat au ras d’une ile et où la dénivellation est assez forte. Nous dansons un peu et nous gonflons de vanité…
Après un laborieux débarquement en slip dans des plantes à majorité urticante, nous cherchons un coin pour la nuit. Il s’en révèle un sur la rive opposée. Rembarquement. Traversée. Courte remontée du courant qui voudrait bien nous expulser vers l’aval. Débarquement sur la terre promise. L’endroit est parfait avec vue sur les derniers remous des rapides de Pont aux Dames qui chantent tout près.
Pendant que Jean s’occupe de l’installation, je vais au village de Favières assez proche et reviens avec lait et vin.
Je trouve le dîner prêt et nous ne nous attardons pas à la veillée après lui, malgré l’ambiance agréable de l’endroit, car nous avons du sommeil à rattraper.
Ce matin la grande affaire c’est le cinéma. Non que nous allions nous enfermer dans une salle obscure. Nous allons, en tant qu’acteurs, metteurs en scène, caméraman et techniciens, faire du cinéma !
En effet, j’ai apporté une caméra et quelques chargeurs. Déjà hier j’avais pris quelques images mais fort peu. Aujourd’hui nous allons profiter du temps favorables et de l’intérêt du site pour continuer quelques images sur le nautisme. Simple essai de scènes de la vie au grand air pour une fresque de plus grande envergure que nous projetons. Mais ceci est encore un avenir assez vague et lointain.
Je commence par quelques images tentantes de notre coin. La chance me sourit car voici nos kayakistes d’hier qui descendent au fil de l’eau. Saluts… et bout de film.
Ensuite nous vidons le canoë et remontons courageusement les rapides pour… les redescendre alternativement Jean et moi. A tour de rôle nous prenons des prises de vue de nos évolutions. Puis retour au camp pendant que les derniers mètres de pellicule enregistrent encore les charmes de la rivière.
Tout ceci a demandé pas mal de temps car nous avons multiplié les précautions et les manœuvres pour éviter de mouiller la caméra. Et ce n’était pas toujours facile d’opérer dans ce rapide courant avec de l’eau jusqu’au ventre et les pieds crispés sur les rochers. Bref il est près de midi quand nous reprenons la croisière proprement dite.
Encore quelques seuils et rapides. L’un d’eux est assez mauvais : un arbre mort couché tend des moignons menaçant vers l’amont. Il ne faudrait pas s’empaler là-dessus. Un passage visiblement artificiel se creuse dans la riche friable à gauche pour éviter ce rubicon. Il n’y a guère qu’à se laisser sucer par le courant de cette large rigole qui rappelle la « rivière magique » du jardin d’Acclimatation.
Je passe sur les briefs tranquilles rencontrés et d’ailleurs souvent très beaux, pour ne parler que des passages un peu sportifs. L’un d’eux est un peu angoissant : une énorme veine d’eau gicle dans une brèche de barrage. Ce serait enfantin sans des branches d’arbres surplombantes qui menacent nos yeux, nos visages, nos troncs, soit tout ce qui dépasse des plats-bords. Nous nous lançons… houp… Vite, couchés… C’est passé !
Au barrage de Villemoyenne (limite Bourgogne-Champagne) nous retrouvons nos kayakistes qui déchargent leurs embarcations pour un portage obligatoire. Ce déménagement est paraît-il, très recommandé à qui veut ménager l’armature de son kayak au moment des portages. Nous sommes heureux de les aider pour les remercier de leur coup de main de Bar. Petite déception quand nous voyons la petite kayakiste repérée hier : ce supplément d’enquête ne lui est pas favorable !
Nous démarrons les premiers et d’un accord tacite nous pellons en style et à une cadence rapide pour épater (ou essayer d’épater) la galerie. Pendant quelques kilomètres nous soutenons cette allure forcenée pour faire figure honorable vis-à-vis des rapides pagaies doubles qui nous talonnent. Puis, aussi crevés de l’effort de nos bras que de celui de nos rates qui ne peuvent rester insensibles à notre ridicule, nous reprenons une cadence normale.
Fidèle à mes habitudes de découvreurs de trésors (?!) je repère un bidon flottant au long de la berge. Prise de guerre patagonne !
Non loin de Courcelles, un îlot précédant un barrage nous servira à la halte du déjeuner. Nous stoppons et reconnaissons le saut possible malgré les gros remous au pied de la chute. Surviennent les Kayaks. Nous les forçons moralement au passage.
A la vue de leurs étraves disparaissant profondément à l’arrivée notre opinion sur le problème évolue dans de notables proportions. Je ne risque pas ça ! Jean n’est plus très chaud non plus. Conclusion : vive le passage à la corde !
Auparavant baignade et repas nous occupent un moment.
Nous embarquons ensuite et le courant nous drosse vers des basses branches sous lesquelles nous manquons chavirer. Et l’eau qui nous paraissait si froide tout à l’heure lors du bain ! Non sans peine, nous nous dégageons et prenons un petit bras pittoresque.
Nous atteignons Clerey notre terminus fort en avant sur l’horaire prévu, aussi, malgré le ciel devenu soudain très menaçant, nous décidons de pousser jusqu’au prochain pont ce qui nous permettra de parcourir la Noue d’Enfer, parcours au nom prometteur. En fait, ce n’est qu’une partie d’une belle sauvagerie où le courant rapide nous promène entre des rives boisées. Une courte pluie nous salut au passage.
Franchissement du barrage de Terrière aux abords remplis de baigneurs et la fin de la croisière est toute proche.
Nous abordons sur une belle plage près du pont, où Jean est chargé de ranger le matériel pendant que je vais chercher la voiture, à quelques kilomètres de là.
Route sans intérêt pour la majorité du trajet d’ailleurs fort abrégé par un auto-stop réussi encore une fois.
Je retrouve ensuite Jean ; le Bergeronnette est de nouveau perchée sur le toit, et voilà : nous avons parcouru la Haute Seine.
Deux belles journées de récolte de souvenirs.