20 – 22 avril 1946
Samedi. Le train nous décharge à Nemours, et, au milieu de la foule qui en débarque et de celle qui stationne nous nous frayons un chemin vers la Grand’Rue. Gagnons le large ! Symbole…
Le ciel est bleu, le soleil brille. Nous avons le Lac aux épaules : nous sommes heureux… l’avenir (3 jours) est à nous.
Nous sommes des débutants en camping, moi surtout, car Jean, depuis sa déportation S.T.O. a malgré tout une certaine expérience des bivouacs et popotes en plein air.
Nous sommes pleins d’espoirs. Parce que nous sommes des débutants, peut-être ? Et bien, non ! Nous retrouverons toujours, je crois, cet enthousiasme des départs, le même qui m’étreint régulièrement quand je vais à la pêche (et je pêche depuis plus de dix ans). Et cette fois-ci nos 3 jours de vacances de Pâques au plein air se doublent de 3 jours de pêche à peine nuancés du regret de la fermeture prochaine qui est pour après-demain.
Plein-air. Pêche. Camping. Quel programme !
Quelle devise !
Maintenant après ces élans enthousiastes et quasi-poétiques, soyons terre-à-terre : une boulangerie puis les tréteaux d’un marché nous complètent notre ravitaillement. En route vers le Loing ! Poissons en garde !
Cependant, avant la pêche tentons une photo de ce petit bras de rivière où les maisons de Nemours se déguisent en palais vénitiens.
Mais voici le Loing : à droite, l’amont où à 1 ou 2 kilomètres se profilent des îles boisées bien sympathiques. Nous nous dirigeons cependant vers l’aval moins tentant car nous avons décidé de reprendre le train à Morêt lundi soir et nous avons une trentaine de kilomètres à couvrir : ce n’est pas énorme mais nous ne sommes pas des randonneurs ordinaires qui ne font que marcher. Nous flânons, gaules à la main, partageant notre temps à chercher des coins de pêche intéressants et à prendre des photos en admirant le paysage. Comme la dit, ou à peu près, le docteur Faubert dans son charmant « un canoë passe… », « notre unité est la photo et non le kilomètre. ».
Après une courte halte où nous nous mettons en tenue plus légère, nous repartons lignes montées.
Deux pêcheurs, deux méthodes.
Jean est un fervent du lancer et moi j’ai un faible pour la pêche à l’esche naturelle, aussi ma longue gaule est-elle peut-être moins élégante que le court refendu de mon camarade, mais chacun ses goûts.

Nous changeons de rive mais les résultats sont nuls : ils seraient même décevant sans notre foi farouche : rien que de rares touches d’alvins et rien au lancer.
Pour le moment, le Loing n’est guère pittoresque car il porte tristement les stigmates que lui à laissé le « parasite humain ». Canalisé, portant des péniches qui se chargent à des sortes d’élévateurs qui en déshonorent les rives, qu’il est différent du Loing sauvage et charmant que je connus il y a deux ans en amont de Morêt !
Mais, bientôt la rigidité utilitaire du Canal se sépare de la délicieuse musardise de la Rivière, et dès la maison de l’éclusier-garde-barrage qui délimite ce divorce, le paysage devient joli. Jean me laisse d’ailleurs le loisir de le détailler une de ses cuillers s’étant pris soudain d’un amour subit et indéracinable pour une tige de nénuphar.
C’est d’ailleurs l’heure de préparer le déjeuner : néophytes du camping nous sommes timides et un feu si près des habitations nous effraie si on allait se faire dresser procès verbal ? Je me rabats donc sur le méta, mais il souffle un vent suffisamment fort pour rendre notre tâche quasi impossible.
Ce n’est qu’après 2 ou 3 pastilles que le beurre commence à fondre ; encore 3 ou 4 morceaux et le beefsteak se résout à grésiller faiblement. Nous sommes quoiqu’il en soit fiers de ce résultat et attaquons farouchement notre viande pendant, qu’abrité derrière de savants pare-vents, (couvercles, assiettes, sacs, etc.) la flamme du méta vacillante et faible comme celle d’un cierge devant l’icone, s’efforce courageusement de réchauffer une grande casserolée de patates.
Vite une rapide vaisselle et en route vers l’aval.
Je prends de-ci-delà une ablette et 2 ou 3 gardonneaux non gardables.
Quant à Jean, avec une patience inlassable il continue à promener ses leurres les plus attrayants devant des poissons dont le moins que l’on puisse dire d’eux c’est qu’ils sont horriblement indifférents.
J’ai maintenant une dizaine de prises, et pour éviter la bredouille qui le guette, Jean monte un Buldo. Il sort rapidement quelques ablettes.
De places en places, une barrière renversée nous indique une propriété privée. Nous remarquons (impressions qui ne feront que se confirmer les jours suivants) que dans le Gâtinais, les propriétés privées n’inspirent aux indigènes qu’un respect très limité. Si c’est fâcheux pour les propriétaires, quelle bénédiction pour les pêcheurs vadrouilleurs…
Nous nous sommes si bien assimilés cet état d’esprit, que bientôt nous nous trouvons, de clôtures renversées en barrières méprisées dans l’intérieur de l’enceinte d’un moulin.
Un homme s’approche de nous pour nous faire poliment remarquer que non seulement nous sommes en propriété privée, mais qu’encore, ici la pêche est réservée. Naturellement je parais positivement frappé d’étonnement et de confusion et fait l’idiot (exercice où j’excelle naturellement) avec une telle sincérité que notre interlocuteur définitivement désarmé, s’offre à nous reconduire jusqu’à la porte et nous indique aimablement le chemin de Grez où nous arrivons vers 17 heures et où nous recherchons un coin pour camper. Après quelques tâtonnements je tombe sur un groupe de personnes s’informant si nous sommes « correctes, raisonnable et ne laisserons pas de détritus ».
Affirmant vivement la pureté de nos intentions et l’excellence de nos mœurs, j’obtiens la permission de camper dans un pré, en bordure du Loing.
Après quelques minutes de marche, nous voici devant une tente, déjà dressée, devant laquelle fume un feu de bois. Bientôt nous sommes à l’abri d’un bosquet et la place nous paraissant bonne, nous montons notre home.
Un débris métallique nous fournit un foyer épatant et pendant que je commence la cuisine Jean va chercher de l’eau au village car l’eau du Loing ne nous tente guère pour être bue.
Je m’aperçois alors que les arbres qui avoisinent notre tente sont bourdonnants d’insectes que je crois identifier des frelons ! Désagréable impression à laquelle je préférerais encore les lozzis de mon camarade qui, une fois revenu, m’apprendra que ce sont d’inoffensifs hannetons.
Décidément où ai-je la tête ce soir ? Ne mets-je pas de la graisse (graisse de veau excellente et dont nous sommes si pauvres) dans l’eau des nouilles croyant encore préparer la soupe ! Etourderie qui deviendra célèbre et, par la suite, plus d’une fois Jean me feras rentrer sous terre par ces simples mots « Et ta graisse dans l’eau des nouilles ? »
Quant à lui, il décide de faire fondre des lardons pour huiler notre salade, mais le cuisinier joue de malchance et les lardons s’enflamment dans la poêle. Tant pis pour la salade. Ce dernier incident nous laisse une poêle affreusement noircie et une désillusion amère quand à nos talents respectifs. Décidément nous laisserons la vaisselle pour demain…
Nous sommes des caricatures de débutants !
Et nous nous apprêtons à passer notre première nuit suis la Tente. Que l’on y est bien ! Et que l’on apprécie, dans la fraicheur du soir, la tiédeur de notre toit. Nous nous glissons dans nos sacs de couchage pour goûter un sommeil qui ne peut être que celui des consciences tranquilles ou tout au moins oublieuses des innombrables propriétés privées violées par nos soins.
Nuit. Silence.
Dimanche. Première nuit sous la Tente ! Souvenir magnifique que je ne me rappellerais surement pas sans attendrissement quand, « ayant subit des ans, l’irréparable outrage » et devenu, hélas !, un « retraité » du camping, un vétéran ne pratiquant plus, j’égrènerais avec quelques compagnons chenus et un peu radotants comme moi, les souvenirs de notre jeunesse randonneuse.
Premier Camp ! Mot magique qui nous remettra en mémoire mille petits faits qui, sur le moment, auront paru sans importance, mais qui prendront leur relief quasi historique avec leur retrait dans le temps. Car les souvenirs ont ceci de commun avec les bons vins qu’ils prennent du bouquet et de la valeur en vieillissant. Connait-on un vieillard pour qui le temps passé n’est pas le « bon temps » ?
Si c’est vers l’Avenir que les Jeunes tendent souvent impatiemment leurs pensées, c’est vers leur cher Passé, que les Vétérans regardent avec une complaisance attendrie. Le Passé que leur imagination se plait à enjoliver encore, jusqu’à ce qu’il rejoigne la Légende.
J’avoue que j’avais quelques inquiétudes au sujet de cette première nuit. J’avais bien, en 1939, durant l’exode devant les Allemands, couché sous une tente mais, autre que cela remontait à un âge assez tendre, c’était – horreur et sybaritisme – sur un matelas de lit ordinaire ce qui enlevait tout esprit de camping à la chose.
Cette fois le Vrai Début, et tout fut très bien. Hormis qu’au matin nous sortîmes de la tente copieusement recouvert par le duvet vagabond qui s’échappait du sac de Jean, tout se passa le plus normalement du monde sans que le moins important des tendeurs ne s’arrache, sans que le plus minime piquet ne cède, sans que rien ne coupe notre nuit.
Etant chroniqueur scrupuleux je mentionnerais pourtant une légère fraicheur que je ressentis par moments, sous mon corps, le tapis de sol ne se révélant pas rigoureusement suffisant. Mince inconvénient qui fut solutionné dès le lendemain par l’addition d’un imperméable fort heureusement emporté.

Bref, une bonne nuit. Et pourtant, au matin, quel ne fut pas notre étonnement (et notre fierté) de nous apercevoir que notre première nuit de campeur avait été une nuit de gel ! L’eau laissée hier dans la popote est recouverte d’un ou trois millimètres de glace !
Il ne nous en faut pas plus pour décider que le camping sous la neige est très faisable et que tout campeur qui se refuse) camper l’hiver est le dernier des mathieux (Mathieu est un mot que nous connaissons depuis peu et que nous employons maintenant d’autant plus souvent qu’il nous faut rattraper le temps perdu).
Vite, dans la brume matinale (nous sommes à 100 mètres du Loing) je cours chercher un sceau d’eau à la rivière pour me débarbouiller.
Bientôt le feu est allumé et un solide déjeuner nous remplit de vitamines et de confiance. D’ailleurs le ciel est aussi bleu qu’hier et le soleil a déjà éparpillé la brume matinale. Pendant que Jean fait la vaisselle je range mes affaires, mais avec mon habituelle lenteur nous ne serons pas prêts avant 10 heures ½ ou 11 heures.

Avant d’aller au village chercher du pain et remplir nos bidons d’eau potable, nous lançons quelques coups de ligne dans les bras si pittoresques que le Loing forment à Grez et baptisés les Bouts du Monde.
A l’énoncé de ce nom on s’imagine tout de suite des gorges terriblement rocheuses et inhumainement sauvages au fond desquelles des rapides broyeurs écument en grondant comme des fauves.
Et bien pas du tout.
Les Bouts du Mondes sont formés par une digue qui partage la rivière, suivant la longueur, sur une distance d’environ 500 mètres, et tandis qu’à gauche l’eau coule à une vitesse normale, à droite elle musarde dans de petits biefs qui semblent inventés par un architecte paysagiste qui serait doublé d’un pêcheur.
Par-dessus cela de délicats ombrages : surtout des saules. Tout d’un coup, l’eau s’aperçoit qu’elle a trop lambiné et vite elle court sur un maigre pour rattraper le temps perdu tandis que les vaguelettes du bras de gauche se hissent par-dessus le barrage et l’enjambent en murmurant joyeusement pour voir ce qui peut bien retenir leurs sœurs de ce côté. Et après quelques cascadettes et remous, elles sont prises, elles aussi par le charme de l’endroit et se calment pour flâner elles aussi dans ce décor enchanteur.
Hélas dans ce coin magnifique les poissons semblent mépriser souverainement mes stratagèmes et j’ai l’impression offensante qu’ils se moquent délibérément de moi. Quelques gardons et chevesnes honorables s’éloignent avec une lenteur dédaigneuse de l’appât que je leur tends. Seuls quelques vairons et un goujon charitables prennent à cœur de ne pas m’imposer une bredouille dans un endroit pareil.
Puis nous remontons jusqu’au pont où Jean m’attends pendant que je vais au ravitaillement.
Nous abandonnons ensuite Grez et longeons le Loing rive droit. Un pont de chemin de fer qui enjambe la rivière nous porte sur la rive gauche d’où nous battons la rivière pour en tirer une friture.
Au cours de notre randonnée d’hier nous n’avons rencontré presque personne. Aujourd’hui nous ne verrons que 4 ou 5 pêcheurs. C’est épatant ce que ces coins sont solitaires. Et si jolis. Que de paysages vus en 2 jours ! Je voudrais être poète pour célébrer de tels coins. Ah ! Descendre le Loing en canoë comme nous verrons plus loin le faire, quel ravissement ce serait de glisser au milieu ce ces merveilles !
Bientôt une agglomération s’annonce avec son avant-garde de constructions plus ou moins esthétiques. Nous nous arrêtons pour déjeuner avant qu’elles ne deviennent trop nombreuses.
Un foyer est vite creusé et, avec les piquets du double toit j’improvise un support de casserole car les pierres sont rares ici, et bientôt le déjeuner cuit.
Menu : friture et pommes de terre. La friture, je dois l’avouer a plutôt triste allure : manque de graisse ? Poissons trop humides ? Poêle trop chaude ? Toujours est-il que nos malheureux poissons se présentent sous l’aspect d’un agglomérat de chairs imparfaitement cuites et surtout d’arêtes ! (Je pense au rêve d’Athalie : un horrible mélange d’os et de chairs meurtries…) Je rechigne quelque peu à l’absorption de ce magnat et cherche abondamment arêtes et chair tandis que Jean, avec un stoïcisme que je lui admire avale tout après une mastication laborieuse et obstinée. Est-il tombé sur des poissons mieux cuits ? Je crois surtout qu’il a une bouche et un œsophage en acier chromé.
Nous nous égayons d’un groupe de 3 ou 4 randonneurs qui, débouchant des verdures de la gauche, semble exténués et brusquement font une pause en s’écroulant quasiment de fatigue.

Et maintenant : vaisselle ! Et en route !
Nous ne pêcherons plus guère aujourd’hui et la truite que nous espérons chacun depuis le début ne sera pas encore pour cette journée. Un groupe de pêcheurs auprès desquels nous nous documentons sur les possibilités en truites du Loing ont d’ailleurs paru étonnés, sinon narquois, par tant de naïveté. « Des truites dans le Loing ? Finies ! » Et pourtant… mais n’anticipons pas.
Le sac qui, hier, me fatiguant les épaules, me les torture carrément aujourd’hui, surtout qu’avec ma gaule à la main je ne puis soulager qu’une bretelle à la fois. Les dents serrées je me répète que « c’est le métier qui rentre », que je dois m’endurcir.
Voici Montigny, gentille petite ville dont l’église domine la route où nous passons et semble m’encourager à lever la tête pour la contempler… mais c’est à peine si je suis en état d’apprécier le pittoresque de quoique ce soit.
Jean insiste pour que je remplisse mon bidon qui est presque vide maintenant, mais la perspective de ce supplément de poids me fait retarder à l’extrême cette opération, si bien que nous sortons de Montigny (après un rapide coup d’œil au Gué du Loing et aux confortables restaurants qui le bordent) sans avoir remplit ce sacré bidon ! Et les propriétés somptueuses qui bordent la route nous inspirent un respect trop craintif pour que nous nous risquions à y demander de l’eau. Dame ! Nous sommes des campeurs et notre tenue n’est pas assez reluisante pour que nous nous risquions au milieu des shorts blancs et des élégants sweaters que j’imagine peuplant ces lieux.

Optimiste (surtout d’aspect et en paroles, car au fond, je n’en mène pas large…) je déclare que nous trouverons plus loin de quoi remplir nos gourdes. Mais je parle en aveugle car le seul vague croquis que nous avons de la région est au fond de mon sac peu atteignable. Naturellement !
Victoire, j’avais oublié le village de Sorques où dans un jardin nous trouvons de l’eau chez une personne complaisante. Et maintenant, je me souviens parfaitement qu’il s’y trouve un camp. Nous avons donc eau et coucher assurés.
Quoiqu’il en soit les camps et l’entassement que nous craignons d’y trouver ne nous tente guère. Peut-être un autre emplacement sera-t-il disponible ? Mais voici le camp, peu tentant, certes, avec son enceinte grillagée et son peu d’espace, mais nullement surchargé : un feu seulement. Mes épaules endolories me dictent une solution de lâcheté : il est assez tard et trouverons nous mieux ? Après tout nous sommes en bordure du Loing. Juste à côté se trouve un écriteau inhospitalier : propriété privée. Un tas d’autres raisons me semblent excellentes et Jean les accepte avec bien peu d’opposition.
Nous montons donc celle que plus tard en souvenir de son imagination à Pâques, je nommerai « Pascaline ».
Soudain, j’aperçois un groupe d’une demi-douzaine de campeurs qui semblent vouloir venir partager le peu d’espace vital qui nous est impartie entre ces inesthétiques clôtures. Et le bois mort qui parait déjà si rare ! Avec un magnifique sentiment de solidarité je me précipite à la recherche de ce qu’il peut rester comme bois mort et j’invite Jean à suivre mon exemple pour rafler le combustible avant l’arrivée de l’ennemi. Rendons grâce aux dieux ! L’ennemi fait demi-tour.

De l’autre tente, se détache, alors, notre colocataire qui nous offre aimablement de profiter de son feu pour notre cuisine. Nous refusons en nous excusant d’être resté assez gosses pour trouver du plaisir à faire « notre » feu.
Bientôt il flambe et l’eau de la soupe chauffe. A table ! Et c’est sans se faire prier que nous saisissons nos fourchettes pour passer à l’action.
Tout en mangeant nous nous demandons fera-t-il beau demain ? Quelques nuages se montrent au couchant où le soleil disparait dans un déploiement de mauves et de roses. Avec ce vent qui souffle les nuées vers nous, je crains la pluie pour demain. Qui vivra verra !
Et c’est notre deuxième nuit sous la tente.
Lundi. Je somnole quelques minutes dans mon sac de couchage avant de me lever et je me demande le temps qu’il peut faire dehors. Je suis loin d’être assez expert en camping pour discerner l’état du ciel à travers la toile de tente rien qu’à l’intensité de la lumière. J’entends les oiseaux chanter dans le bois voisin et leurs gazouillis me réchauffent le cœur. Chanteraient-ils s’il ne faisait pas beau ? Immédiatement je décidé qu’il doit y avoir un ciel très pur et que nous aurons une journée aussi belle que les deux premières.
J’éveille Jean, et les yeux encore bouffies de sommeil, je jette dehors un regard curieux encore qu’endormie.
Décidément mes raisonnements météorologiques basés sur le chant des oiseaux perdent en exactitude ce qu’ils avaient gagné en poésie ! Qu’on en juge : le ciel est plein de gros nuages assez menaçants qui glissent chassés par un vent violent.
Nous n’en sortons pas moins de la tente et le débarbouillage fait nous nous trouvons aux prises avec de pénibles difficultés d’économie domestique : panne de combustible ! Dans le camp le bois est en effet devenu aussi rare que l’uranium. Aux grands maux, les grands remèdes : voilons-nous la face : j’enjambe la clôture et razzie tout une brassée de bois mort à un tas qui gie dans la propriété d’à côté.
De nombreux pêcheurs au lancer prospectent le Loing aux environs du pont ruiné qui se trouve à quelques centaines de mètre de notre camp. Soudain, l’un d’eux se débat avec sa canne en cerceau : une belle pièce ! (Il est vrai qu’avec le courant qu’il y a entre les piles un vairon tirerait comme un forcené !…) Nous bondissons vers le bagarreur dans l’espoir d’assister à la bataille de plus près.
Las ! Comme nous arrivons la prise ( ?) se décroche et la canne se détend fait sautiller la cuiller qui pendille, hochet dérisoire.
Les pêcheurs sont maintenant de plus en plus nombreux et il faut avouer qu’il y en a parmi eux de peu sympathiques. L’un d’eux, gourdin et mathieu à souhait, a surtout de don de nous énerver Jean et moi. Où Saint Pierre a-t-il l’auréole (pardon ! la tête…) c’est justement ce mathieu ridicule qui sort une truitelle. Il la gardera après quelques instants de palabres avec les témoins de sa prise. Les complices, dirais-je.
Depuis cette prise, pourtant si modeste, Jean est furieusement excité. Des truites ! Il y a des truites ! Et les pêcheurs d’hier qui semblaient nous considérer comme des hurluberlus et des pince-sans-rire parce que nous parlions de truites dans le Loing !
Sacré Jean, en un clin d’œil son sac est bouclé et pendant que, toujours lambin, j’achève le mine, il est la gaule au poing à la « chasse à la truite ».
Bientôt ma ligne est montée aussi, et je prospecte à l’asticot cette eau où horreur ! Je pourrais prendre des truites avec un procédé qui est si décrié par les purs.
Nous prenons la rive droite et pêchons sans résultats positifs. Et pourtant on voit des gardons, et de taille… Ma ligne est un peu légère mais j’avoue avoir la paresse de la modifier ce dont elle aurait pourtant besoin avec ce fort courant. Quoiqu’il en soit la bredouille est évitée car, au pont ruiné, j’ai pris quelques vairons et une vaudoise.
Le paysage est pleins de charmes aussi je ne puis résister au plaisir de prendre un cliché de cette anse si prometteuse (et si menteuse) et de ce petit affluent à allure normande. Cette vanne de moulin vaut certes une photo aussi.
Et c’est le petit village Episy où une désillusion nous attend. Pas de boulangers et nous n’avons plus de pain. Nous mendions notre pain de portes en portes jusque dans une boucherie où nous trouverons à prix modique foie de bœuf et pot-au-feu à défaut de brignolet.
Le prochain boulanger vers l’aval est à Ecuelles (4 km). Amateur passionné de pain je suis d’avis de faire ce parcours à marche forcée sans pêcher ni même admirer le paysage (pour ne pas être tenté de m’arrêter). Non sans peine, Jean parvient à me faire abandonner ce projet.
Comme la Bête se réveille vite en nous : je préférais la boustifaille aux délices du Touriste amoureux de la Nature.
Honte sur moi !
Que j’aurais dont été puni en ne voyant pas toutes ces beautés ! Avec le vent qui souffle ferme maintenant et charrie de si beaux cumulus dans le ciel, le Loing hérissé de vaguelettes a vraiment l’air sauvage surtout que la rive opposé est un pré, rongé, en bordure de l’eau par d’épais massifs de roseaux et d’herbe drue. Au loin la forêt de Fontainebleau « l’antique forêt de Bierre » étend ses premières avant-gardes.
Nous trouvons, après pas mal de recherches, un endroit abrité du vent. C’est au milieu de l’espèce de maquis qui garnit l’intervalle entre Loing et canal. Quel beau coin à incendies avec ces buissons et ces feuilles sèches. Et comme le « Jeff » attiserait vite cela. Heureusement, j’ai vis-à-vis du feu, une prudence que Jean qualifie de maladive. Peut-être a-t-il raison, d’ailleurs…
Des nouilles mangées en quantité, remplacent assez bien le pain. Après une vaisselle hâtive, nous repartons.

La pêche ? Pas formidable ! Ma ligne est trop légère mais je m’entête à la garder ainsi.
D’ailleurs le paysage est trop joli pour que je prenne à cœur mon manque de succès à la pêche. Il y a pourtant des coins idéalement fait pour la « rôde » mais je ne prends que de-ci delà une petite cochonnerie de chevesne en-dessous de la taille légale naturellement. A l’eau, naturellement !
Mais mon « Gallus » n’est pas bredouille lui. Et j’ai une peine affreuse à refreiner mon ardeur à m’en servir. De fait je le manie un peu comme une mitraillette. Et pan ! Sur ce contre-jour… Crac ! Sur cette aubépine… Aïe donc ! Sur ce petit bras… Laisserais-je cet arbre si pittoresque s’effacer de nos mémoires ? Vite un cliché !
Tant pis donc pour la pêche… Et pourtant, je conserve encore la vision de ce panier qu’un pêcheur entrouvrait complaisamment et où gisaient outre des chevesnes fort respectables… une truite. Belle, ma foi ! 30 cm je pense. Et dans le café d’Episy où cela se passait, les deux apprentis pêcheurs que nous nous révélons être aujourd’hui, Jean et moi, auraient des yeux ronds et s’ils ne disaient rien, ils n’en pensaient pas moins. Confusément, pour excuser notre maladresse, des excuses s’ébauchent : connaissance local de la rivière, appât différent…
Nous sommes maintenant à proximité de Morêt, et, après un passage épique de « ramping » à genoux sous les ronces, avec tout le barda de pêcheur-campeur, nous prenons la route de halage le long du canal devant abandonner les bords du Loing qui sont propriétés privées strictement défendues par des barbelés inflexibles.
Hélas que ce port sur le canal nous parait odieusement civilisé après ce que nous avons vu de splendeurs, et maintenant que le paysage n’est plus là pour nous distraire nous peinons sous nos sacs.
Entrée à Morêt. Désillusion ! La guerre a durement éprouvé la perspective du Port et des jolies maisons qui l’entouraient. Les ravages du feu font encore des plaies vives. Trop de ruines. Des ruines fraiches que le temps et la nature n’ont pas encore sanctifiées et qu’aucune verdure ne panse.
Un affreux pont de bois enjambe le Loing en aval de l’ancien et semble vouloir, en le doublant, démontrez la vétusté et l’inutilité du vieil édifice. Vieux ! Inutile ! Crève aux yeux des hommes d’affaires. C’est-à-dire des hommes tout court.

La politique a complété l’œuvre des engins guerriers. La Porte de Bourgogne que les bombes et l’incendie avaient laissé quasi intacte porte une énorme inscription qui déshonore les vieilles pierres. Ou plutôt, qui déshonore les politicaillons vandales qui l’ont peine là.
Le soleil se couche derrière la Porte Sanois qu’on aperçoit tout au fond. Le ciel prend des couleurs irréelles. Que dire sur un coucher de soleil qui n’ait été dit et redit ? Et pourtant c’est si beau qu’on se voudrait peintre ou poète pour glorifier ces choses.
Mais, redevenant terre-à-terre nous cherchons le pain de notre diner. Boulangeries vides. Magasins fermés. Restaurant ou café dévalisés de leurs dernières miettes de pain ; voilà ce que nous trouvons ce soir de lundi de Pâques. Il fallait s’y attendre.
Enfin, je déniche un demi-pain qu’une dame compatissante veut bien nous céder.
Nous casserons la croûte sur le quai de la gare. Nous prendrons le train d’assaut.
C’est vraiment le retour à la civilisation !