31 décembre 1949 – 1 et 2 Janvier 195o – Sully-Gien
Quarante à l’heure ! pour un non motorisé c’est une belle allure. Mais aujourd’hui, moi qui suis muni d’un moteur cela me parait un train de sénateur. C’est la première fois que j’utilise ma voiture, encore non rodée, pour partir camper et les quatre heures que mon moteur à ménager me demande pour unir Paris à Sully-sur-Loire me paraissent longues encore que la route soit jolie. Mais voilà, au bout il y a la Loire !
Vers onze heures, dans la brume qui ne s’est pas levée depuis ce matin, je découvre la levée de Loire qui barre le paysage : encore quelques minutes et je franchis le fleuve sur le pont suspendu de Sully. Une fois de plus, je retrouve ma vieille amie la Loire. Que de souvenirs nous avons en commun ! Depuis mes débuts halieutiques en passant par mes premières brasses et mon initiation de nautonier et, plus proches, mes garnisons sur le Grand Fleuve, quand, civil déguisé en militaire, j’attendais le retour à l’action : tout ce passé nous nous le partageons à deux. Et tant d’autres souvenirs de bons, des mauvais ; mais surtout des bons !
Dans la petite ville très touchée par la Guerre, je trouve un garage où remiser ma 4CV car évidemment celle-ci ne me sert que de moyen de transport et non de randonnée. Vive la marche pour voir un pays et chercher à le comprendre. L’automobiliste le moins mathieux ne sera jamais qu’un homme pressé pour qui le rendement de sa machine passera avant les beautés du paysage. Et un homme pressé c’est le contraire d’un vrai patagon !
Je longerai d’abord la rive droite vers l’amont, c’est-à-dire vers Gien et, après un coup d’œil au château qui parait préservé des destructions qui ont frappé la ville, je repasse le pont suspendu où souffle un vent atrocement froid dont je souffre d’autant plus que mon organisme est encore engourdi des 4 heures de quasi immobilité imposées par la conduite. Casquette norvégienne, moufles et, en avant. Bientôt, la bonne chaleur de la marche me pénétrant, je reviens à la vie et suis tout à la joie que j’éprouve chaque fois que je retrouve la Loire. Le beau fleuve n’est pourtant pas particulièrement à son avantage ici : son manque de sinuosité est souligné par les levées qui l’enserrent de trop près sans la douceur d’aucun arbre pour atténuer leur rigidité. Aucune non plus de ces iles boisées que j’aime tant pour leur sauvagerie et leur grâce. De plus, le jour est très gris et la visibilité réduite.
Pourtant voici un peu de verdure, ou tout au moins de bois, car à cette époque, le classique petit bois de robiniers des bords de Loire où j’arrive est complètement dénudé. Je ferai halte ici pour le déjeuner.
C’est la grande paix de la campagne hivernale qui se repose et prépare ses forces pour l’explosion du printemps. Je ressens d’autant plus cette impression de calme que je suis en randonnée solitaire et que je n’aperçois âme qui vive. Le silence de cette journée brumeuse de l’eau qui glisse, massive et puissante, vers l’aval où s’effacent les formes de l’agglomération de Sully.
Il ne fait guère une température à s’attarder à la digestion, aussi je repars bientôt dans un paysage qui s’améliore. En dépit de la ligne à haute tension au grésillement inquiétant et qui coupe la vallée, voilà, parmi ces énormes genets, des coins où il ferait bon camper.
Le fleuve a baissé depuis peu, et ses berges, récemment émergées libérées par la décrue, apparaissent frangées d’une zone d’alluvions qui s’inscrit en gris sale sur l’herbe des rives. Le paysage n’est pas exaltant, mais il dégage en grand sentiment de calme et de repos. On voudrait flâner, mais pourtant je marche à bonne allure car la température fraichit de plus en plus : il va surement geler cette nuit.
Après une riche ferme aux allures de gentilhommière, c’est de nouveau la levée nue avant de parvenir à une zone plus pittoresque où le rivage s’élargit garni de ces « ranchs » que je ne puis voir sans, qu’en plus des souvenirs personnels qu’elles évoquent pour moi, elles ne réveillent des réminiscences des romans de Genevoix.
Plus loin encore, la levée a un caractère très bizarre que je ne lui avais jamais vu : faite de granit assombrit par le lichen qui la recouvre elle se dresse comme une digue maritime et se prolonge très loin dans les prés par des contreforts inattendus. Voici qui laisse penser que la Loire doit avoir des crues bien coléreuses par ici.
C’est maintenant la zone boisée, que j’avais repéré sur la carte, fort tentante pour camper avec ses pins et ses buissons mais il est encore trop tôt pour s’arrêter et c’est d’autant plus regrettable que la rive opposée forme un vis-à-vis très pittoresque dans le coude que le fleuve forme ici.
Je pousse à pied jusqu’à Nevoy où je recherche avec plus ou moins de succès des compléments de ravitaillement. Il est encore trop tôt pour trouver du lait, mais comme j’ai emporté du lait en boite je me fais une raison. Ceci m’amène à philosopher sur la recherche du lait dans les fermes. On vante la patience du chercheur de laboratoire qui met des années pour isoler tel ou tel bactérie et l’étudier. Je dis que ce sont là simples enfantillage de bambin impatient à côté des ruses de Sioux et des trésors de persévérance déployés par l’audacieux qui caresse la folle chimère de se procurer du lait dans une ferme.
Et pourtant je parle de l’époque actuelle où le lait se trouve un peu près à volonté dans les villes, car, au temps des restrictions, chercher du lait dans une ferme aurait fait enfermer, et avec justes raisons, dans le cabanon le plus proche, muni d’une solide camisole de force.
A celui qui cherche du lait toutes les excuses sont présentées pour justifier tous les refus. Mille raisons qui vont du « il est trop tôt » à « il est trop tard » en passant par « y’a la fièvre aphteuse » et « les vaches sont mortes » sont astucieusement données. Il faut une fameuse dose de stoïcisme pour ne pas s’évanouir d’émotion quand par hasard on vous répond : « Du lait ? Mais oui… Combien ? »
Un peu de marche à travers prés pour retrouver la Loire dont je m’étais écarté pour aller au village et me voici à la recherche d’un emplacement de camp car l’heure a tournée vite. Je n’aurai que l’embarras du choix parmi deux ou trois coins parfaits. Finalement je blottirai l’itisa face au fleuve entre d’épais buissons où le bois mort, sinon sec, ne manque pas.
La nuit tombe vite fin décembre et mon dernier camp de l’année est juste préparé à l’arrivée de la nuit. Avec l’obscurité, le froid redouble et bientôt, sous mes pieds, les herbes craquent saisies par le gel.
Je ne souffre pourtant pas du froid car le vent est tombé et un feu crépitant est là pour chauffer, éclairer et cuire.
Menu du réveillon de la Saint Sylvestre : beefsteak, crème de gruyère, farine de châtaignes chocolatée et rhumée, orange landaise… et rhum encore.
Je veille encore un peu sous la clarté froide de la lune qui illumine fantastiquement les grands arbres dénudés derrière mon camp. Le ciel est maintenant très pur et les étoiles ont allumé leur féérie. Beau temps pour demain ? Dire que dans les villes on fête bruyamment le nouvel an qui va naitre dans quelques heures. Et ici quelle tranquillité, quelle paix.
Une étoile filante me fait signe bonsoir.
Malgré mes deux duvets je n’ai pas étouffé de chaleur cette nuit. Il est vrai qu’il a du faire assez froid intérieurement ma tente est tapissé de cristaux de glace et la percale, raidie par le gel, résonne comme du carton quand on la heurte. Il faut un courage certain pour s’extraire des sacs de couchage et sortir de l’itisa.
Dehors brrr… Il est heureux que j’ai préservé de la gelée blanche une provision de bois sous mon toit, car tout est recouvert d’une merveilleuse mais glacial blancheur qui parait presque phosphorescente dans la nuit qui s’éclaire à peine vers l’est. Le petit déjeuner me réchauffe suffisamment pour que ne puisse admirer sans grelotter le lever du soleil qui commence à accrocher des pierres précieuses un peu partout.
Je plie ma tente, non sans peine car la glace qui l’imprègne en augmente fort le volume. Je me réchauffe une dernière fois mes mains aux braises mourantes de mon feu avant d’enfiler les moufles fourrées en route.
Le paysage est magnifié par la féérie hivernale. Tout est blanc et scintille au soleil qui monte, boucle rouge dans le ciel pur. Vive le beau froid sec. C’est le temps idéal pour la randonnée hivernale et peut-être pour la randonnée tout court, car jamais par les belles journées d’été, qui donnent d’autres plaisirs il est vrai, on ne ressent une telle impression de force et de pauvreté que par un temps comme aujourd’hui. L’air glacé pince la figure mais la marche met dans tout le corps une bonne tiédeur d’action et le sac, pourtant gonflé au maximum, ne pèse pas aux épaules. A cette euphorie physique correspond, sans qu’on sache laquelle conditionne l’autre, une délivrante impression de force tranquille et de virilité.
Mon moral est donc au plus haut et j’en arrive à considérer avec détachement de n’avoir plus de pellicules pour photographier toutes ces merveilles.
J’arrive en vue de Gien et j’avise une montagne de débris de plâtre formée par les moules usagés de la célèbre faïencerie. Et comme je m’étonne du volume de ces rebus (un talus de 500m de long et haut de 15 à 20) on m’affirme que ce n’est qu’une partie, le reste servant à empierrer les routes des environs.
Gien a fort souffert de la guerre, mais la reconstruction a fait ici des merveilles : le vieux joli pont est reconstruit exactement dans son style et les maisons qui l’avoisinent au pied du château sont des merveilles de style néo-ancien. On croirait évoluer dans un décor parmi ces maisons, encore vides et qui, flambantes neuves, ont déjà de jolis airs vieillots.
Après un petit tour dans la cité (ravitaillement, cartes postales mai hélas pas de pellicules photos) je repars vers la forêt d’Orléans que je compte voir maintenant. Un sentier parmi les cultures me permet d’éviter la nationale mais non les chasseurs : ça fusille tout autour de moi et ce n’est qu’à moitié rassurant. Avant d’attendre la forêt je traverse une somptueuse propriété d’élevage et fraternise avec deux chevaux qui me permettraient des photos épatantes si mon appareil n’était pas vide.
Mon entrée en forêt est marquée par la rencontre d’une profusion de lapins et capucins et en trois minutes une multitude de culs blancs me sont fort irrespectueusement montrés. Heureusement, pas de chasseurs par ici. Je vasouille un peu pour trouver un étang qui marque un de mes objectifs, mais l’ayant enfin trouvé je suis largement payé de mes marches et contremarches. Entouré presque partout par les bois, chênes encore feuillus et pins toujours verts, il n’est déshonoré à l’architecture remarquable : gras-double et jambon y sont symbolisés par une judicieuse disposition des couleurs des pierres disposées par tranches horizontales. La demeure d’un riche charcutier sans doute ! Heureusement, de forme tourmenté, l’étang me livre une place très pittoresque pour la halte-déjeuner et hors de vue de la maison horreur.
Après avoir repris des forces, je repars et suis contraint à un détour imprévu me trouvant devant un enclos assez vaste à contourner. Ceci me donne la joie de m’égarer dans un dédale de sentes forestières. Enfin au bout d’un quart d’heure me voici orienté grâce à un bel étang que longe la voie ferrée. Ferrée de nom, seulement, car désaffectée ce n’est plus qu’une rectiligne et parfaitement plate route sableuse que je suis pendant près de deux kilomètres malgré son pittoresque discutable car elle est juste dans l’orientation favorable et j’ai encore beaucoup à marcher si je veux atteindre l’étang de Gué l’Evêque ce soir. Je l’abandonne pour un sentier qui mène à un autre étang, celui de Molandon, assez décevant celui-ci par son bas niveau et la rigidité de sa forme : un grand fossé. Par contre la route empruntée des suites après vers le N.O est magnifique avec ses sapins énormes qui lui donnent un aspect jurassien. Certains de ces arbres sont, je pense, les plus hauts qu’il m’ait été donné de voir. Puis plateau de cultures aux curieuses routes herbues et si larges avant la descente sur l’étang de Corcambon.
Un bijou. Très vaste, bordé presque partout par les arbres, son niveau bien que bas ne gène pas pour l’admirer car les rives découvertes sont de gravier très propre : pas de vase. Ses rives accidentées l’embellissent encore et comme elles sont plantées surtout de pins, cette vaste pièce d’eau me fait penser à certains étangs landais. Je me restaure pendant que la nuit tombante me fait prévoir une marche de nuit pour atteindre Gué l’Evêque où je veux camper. La route est facile à repérer, même de nuit et je ne peux pas m’égarer. Je pars donc plein d’ardeur quand une vue nouvelle sur l’étang me fait brusquement changer d’avis : là, sur la rive droite, quel camp possible ! Un promontoire qui parait herbu surplombe l’eau parmi les pins. Ne pas camper là ferait subir à quiconque n’est pas le dernier des philistins « les douleurs d’une agonie subite ». Adieu la marche de nuit et demi-tour vers l’éden.
En arrivant sur place l’éden se révèle très joli mais incomparable, la nuit tombante n’ayant caché tous ces buissons et il est matériellement impossible de montrer ici, même mon itisa. De plus le terrain est trop pentu. Quelques moments de recherches me font trouver un endroit très bien prés d’un pin majestueux avec vue imprenable sur l’étang. Une fois la tente montée le pin se révèle non seulement majestueux mais menaçant car il brandit…
Une énorme branche morte au dessus de mon toit fragile. Je manque de courage pour changer de place, mais si jamais le vent se lève cette nuit je connais un petit jeune homme qui ne dormira pas tranquille.
Maintenant la lune s’est levée dans le ciel clair et l’ambiance est merveilleuse. Une grande impression de calme et de repos malgré les milles bruits de la forêt. Des lapins galopent et leurs pattes font résonner de loin le sol gelé ou bien bruire les feuilles mortes. Des chouettes hululent doucement pendant que d’autres nocturnes glissent dans l’air où seuls quelques frissons d’ailes les révèlent parfois. Un rongeur grignote quelque chose, là-bas du côté du gros chêne. Et il y a tant d’autres bruits qui restent indéchiffrables pour moi.
Ce matin est, je crois, le plus froid rencontré jamais en camping. Les gourdes ont gelé sous la tente dont la toile n’est plus qu’un glaçon car l’humidité de cette nuit et la condensation de ma respiration ajoutées à la glace d’hier fondue en partie puis regelée, ont transformé mon itisa en igloo. Les tendeurs sont raides comme du fil de fer et la percale est comme si elle était du papier goudronné dont elle a pris l’épaisseur. Comment pourrais-je plier tout ça au moment du départ ?
Pour le moment, un but urgent : avaler quelque chose de chaud. Vite du feu ! Je prépare mon breakfast avec des minuties de naufragé de la banquise. Enfin est prêt le classique chocolat rhumé des matins d’hiver. Ses calories bienfaisantes me pénètrent et me donnent le courage de m’attaquer au pliage de mon itisa. Ce n’est pas une mince travail : après cinq minutes de malaxage énergique, j’arrive à réduire le cylindre de toile gelée à des dimensions compatibles avec son enveloppe. Ceci m’amène à conclure que pour une randonnée hivernale de plus de trois jours, un réchaud serait presque indispensable pas tant pour la cuisine que pour dégeler et sécher la tente si celle-ci n’a pas de double toit surtout.
Quelques rares nuages flottent dans le ciel et la matinée s’annonce belle. J’abandonne mon merveilleux camp près de l’étang complètement et profondément gelé maintenant et je pars dans un décor de rêve où tout est blanc et étincelant.
Une longue route rectiligne, mais qui trouve pourtant le moyen de n’être pas monotone dans cette magnifique forêt, me conduis à l’Etang de Gué l’Evêque.
Là aussi je m’extasie sur une merveille. Les rives sont très variées. Il y a, en face de moi, près d’un bouquet de pins, un endroit où je fais serment de revenir planter ma tente un jour sinon je veux être transformé en éléphant blanc du Siam. Comment faire autrement que de s’arrêter un peu dans un cadre si beau ? J’en profite pour m’administrer un « inter-déjeuner ».
Après cette halte, je longe un peu l’étang avant de m’attaquer au chemin du retour par le Haut du Turc et le carrefour des Auvottes.
Le chemin enjambe un ruisseau que j’avais pensé pouvoir suivre mais il me faut renoncer à cette idée car le terrain n’est qu’un maquis marécageux. Je me rabats donc sur les layons forestiers.
Toujours confiant dans la carte, je me suis fixé comme lieu de déjeuner un endroit où l’on retrouve le ruisseau de tout à l’heure dans un vallon assez resserré : ce doit être pittoresque j’espère.
Je force pour y arriver car je commence à avoir les jambes molles, quand une vision me galvanise : un cerf et une biche sont là-bas sur le layon ! Le deuxième des animaux s’arrête un moment pour me regarder, puis, sans hâte apparente, avec une tranquille majesté, disparait dans les halliers avec son compagnon.
Comme ces rencontres me bouleversent toujours ! C’est une autre vie sauvage et cachée que celle des culs-blancs qui débouchent, affolés et sympathiquement ridicules, d’un peu partout. Pauvres cerfs ! Ces grands fauves m’inspirent le respect et l’admiration comme des seigneurs dépossédés qui s’accrochent à leurs domaines.
J’ai trouvé un endroit tranquille pour déjeuner. Enfin, quand je dis « un endroit tranquille », je me l’imagine car bientôt l’ennemi se révèle : un groupe de chasseurs arrivent à deux ou trois cents mètres de moi et discutent. Visiblement je suis le sujet de l’entretien. L’un d’eux s’approche et m’interpelant avec une exquise urbanité respectueuse :
« Qu’est-ce que vous faites là ? »
« Je me promène », réponse aussi parfaitement courtoise que la question.
L’autre reste un moment comme étonné (peut-on se promener en hiver, si l’on n’a pas l’excuse de l’assassinat des animaux !), puis :
« Vous vous promenez… ah bon ! Mais vous allez prendre du plomb si vous restez là… »
Serait-ce que ces assassins à la mie de pain organisent une chasse à l’homme ?
« Prendre du plomb ? Sans blague… »
« Bien sûr ! On vous voit à peine là-dedans et on lâche un coup de fusil comme ça… Vous risquez de prendre du plomb (il y tient !) ». Puis, plus aimable :
« Je vous dis ça pour votre bien : restez sur les layons, c’est plus prudent ! »
Au diable les chasseurs. Je suis obligé de procéder à un repli stratégique devant des raisons aussi motivées.
Cinq cents mètres plus loin, je m’installe sans être dérangé cette fois et prépare mon déjeuner : beefsteak et haricots verts (en boite et gelés par surcroit : conservation garantie je l’espère !)
J’improvise un support de gamelle avec la boite de conserve vide et les principaux avantages de cette invention sont de me doubler ou tripler le temps de cuisson, d’exiger un menu bois spécial, de nécessiter une ventilation sans défaillance, de rendre indispensable une recharge continuelle, et, enfin, d’être d’une stabilité à la Damoclès. Je passe pudiquement sur les tablettes de méta discrètement utilisées pour soutenir la combustion.
Enfin, les grandes réussites ayant de tous temps réclamé de la persévérance, l’incroyable se produit : mes haricots dégèlent et même chauffent ! Quant à la viande je suis arrivé à transformer le morceau de frigo dur comme pierre qu’elle était spontanément devenue dans mon sac, en une chose qu’un observateur averti et impartial pourrait fort bien reconnaitre pour être un beefsteak.
Les deux produits de ma cuisine, mélangés et goutés, sont déclarés fameux à l’unanimité du seul votant.
Et je reprends le sac pour la dernière étape. Une fois hors de la forêt, je longe un terrain labouré et un groupe de six ou sept Nemrods me regardent approcher. Avec un sang-froid digne d’éloges (pas des miennes) l’un d’eux lève son fusil dans ma direction. Je me dis en plaisantant « ton heure est venue : il va te tirer comme un lapin ! ». Et de fait, je suis sidéré, mais il lâche un coup dans ma direction et deux ou trois autres l’imitent… J’entends les chevrotines siffler et je vois la terre frappé par les projectiles à cinq ou six mètres de moi !
Tout s’explique : un lapin était entre eux et moi. Le lapin est d’ailleurs indemne. Par chance, moi aussi. Ce sont ces petits riens qui resserrent encore les liens d’indissoluble amitié m’unissant aux chasseurs.
Après un parcours en plaine, j’aborde à nouveau les couverts : un petit bois à traverser où des coups de fusils pétaradent depuis un bon moment.
Je m’attends au pire et mon trouble s’accentue quand je vois des lapins déboucher de tous côtés avec leur pauvre air terrifié. La panique étant contagieuse il n’y a pas loin pour que je continue mon chemin en rampant… Nemrod et Saint-Hubert, priés tour à tour, m’ont protégé car je reste vivant.
Voici de nouveau la grésillante ligne à haute tension remarquée à l’aller et ceci me confirme que je ne me suis pas perdu dans le petit bois aux chasseurs où trop de sentiers se proposaient à moi.
C’est bientôt le Loire dont le niveau a encore baissé et dont les rives sont maintenant ourlées de glace.
Le ciel fait une apothéose dorée dont les reflets dansent sur les remous du grand fleuve où joue, pêche ou se dispute un couple de mouettes qui met des ombres chinoises sur le couchant.
Je repasse par le petit bois de robiniers où j’avais déjeuné hier et aperçois bientôt Sully qui est tout près maintenant. J’arrive à son pont suspendu juste au moment où le soleil disparait définitivement derrière l’imposante et sombre marée des nuages qui descendent du nord. Fini le beau temps.
Peu après je roule vers Paris dans la nuit si tranquille que j’ai scrupule à la poignarder de mes phares.
Une fois de plus, j’ai revu ma grande amie la Loire.