19-20 Février 1949 – Marne – Boucle de Jablines
Samedi matin sept heures.
Après un petit déjeuner rapidement expédié je sors avec sur le dos tout le barda du campeur-pêcheur : 18kg dit la balance : mon dos le croit volontiers !
Il y a longtemps que je n’avais pas ressenti d’attaque de ma vieille passion : la pêche, mais la perspective d’une randonnée solitaire, donc parfaitement libre, m’a donné l’idée de me retremper dans cette ambiance lointaine mais non oubliée. Tu n’es plus pêcheur me dit-on souvent ! Voir. Sinon, comment expliquer le trouble qui me saisit à la vue de tels remous le long d’une rive chave fouillée par le courant. Comment expliquer les coups de mon cœur quand un « gros » saute dans le crépuscule pour gober un insecte où au plein soleil simplement pour se donner un peu de mouvement. Comment expliquer que je coule dans mes souvenirs quand j’entends des pêcheurs discuter entre eux. Quelle longueur aussi et quels frémissements devant les vitres des aquariums sombres et mystérieux de tel musée ?
La pêche ! C’est elle qui m’a conduit au camping pour lequel je la délaisse maintenant avec un sourd remord comme d’une trahison envers un être cher. Si, je suis encore pêcheur, et je vais le prouver et me le prouver s’il en est besoin.
Depuis quelques jours le temps était gris, ce matin ça empire : dehors je suis saisi par une brume légère mais bien faite pour durer. J’avais projeté de me rendre à Esbly en pette-à-roue mais ce temps me fait réfléchir : revenir trempé c’est peu de chose, mais le rester 48 heures de camping, c’est autre chose. Aussi volte-face vers le métro. Gare de l’Est. Horaire ? ¾ d’heure d’attente. Le quai. Wagon. Je roule…
Je reconnais au passage la boucle de la Marne de Jabline près d’où je compte camper ce soir. Puis voici Esbly-Ville, souvenir, puisque c’est là que je fis ma première vadrouille de pêche avec mon vieux Jean. Que de chemin et de chemins parcourus depuis !
Je me dirige vers le canal de Chalifert où je monte ma ligne sans daigner le tremper dans cette eau quasi stagnante.
Soudain, derrière moi une voix :
« Avez-vous un permis ? »
Un képi m’observe, soupçonneux.
« Oui, voulez-vous le voir ? » (geste large et désinvolte du monsieur en règle avec la Loi). Le képi ne daigne répondre à ma question, mais :
« A quoi pêchez-vous ? »
« En ce moment, à rien : j’arrive ! »
« C’est défendu au brochet ! »
Ma canne à anneaux et moulinet l’aura inquiété : rassurons ce képi consciencieux.
« Oui je sais, mais je pêche au ver ! »
Disparition du képi satisfait à présent.
Avant que le pêcheur ne se manifeste, le photographe se révèle en moi : vite un gros plan de ma canne ornée du moulinet posée sur le sac à poissons.
Sur l’autre rive, deux gars me voyant opérer passent le pont pour voir le poisson que, selon eux, je suis en train de photographier. Ils se penchent sur le parapet, scrute la place, puis médusés et sans un mot, repartent sans comprendre.
Je tâte du Grand Morin juste à sa sortie du tunnel sous le canal. Souvenir d’une perche honorable sortie de ce coin : mais aujourd’hui une petite perche à peine perceptible et c’est tout. Je longe le Grand Morin jusqu’à la Marne dans laquelle je pêche bientôt avec beaucoup d’application mais sans résultats. Il est dix heures et je regrette d’avoir absorbé un breakfast si léger au départ : une halte ovomaltine s’impose et me donne un nouveau courage pour supporter la bruine qui se remet à tomber avec une régularité et une constance qui suggère l’idée du mouvement perpétuel.
Je suis en botte et si cela me protège efficacement de la pluie ça dérape horriblement sur cette terre grasse. A un moment je me sens partir des deux pieds à la fois le long de la rive vers la Marne… je n’ai pas trop de mes deux mains pour me retenir et ma canne plonge à ma place la catastrophe étant momentanément enrayée. Je suis à quelques centimètres d’une eau profonde et que je devine peu agréable aux ébats nautiques en cette saison, et mes doigts crispés dérapent encore dans la terre mouillée… je voudrais n’être qu’une ventouse ! Centimètre par centimètre des mains, des coudes, des pieds et du postérieur je m’arrache… Ouf ! Sauvé. Encore un peu de gymnastique pour récupérer mon bambou et la pêche continue dans des coins magnifiques et déserts. Déserts de pêcheurs et, hélas, aussi de poissons !
Le moral reste inattaquable et ce n’est que la faim qui, une fois encore, me fera m’arrêter. Je cherche un abri car la bruine redouble et je voudrais manger chaud. Un bosquet est trop sommaire, une étable pourrait convenir mais sur l’autre rive, l’arche restante d’un pont sauté fera encore mieux l’affaire.
Une passerelle incertaine m’y conduira si toutefois je puis triompher de mon vertige sur ce simulacre de pont si élastique qu’il entre en résonnance dès que l’on a fait plus de trois pas dessus et se balance, se balance… Quand je pense qu’un dur de dur vient de franchir ça en pétrolette en dépit de l’encourageant écriteau : espace entre piéton : 2 mètres au moins.
Le dessous de l’arche est un oasis de sérénité au milieu du reste du monde, qui, autour de moi, se délaye dans la pluie.
Miracle ! en épluchant les morceaux de bois ruisselants ramassés à gauche et à droite j’arrive à allumer un feu : je n’en suis pas peu fier. Et content aussi de manger quelque chose de chaud par ce temps-là.
Quant je repartirai, après une deuxième et héroïque traversée sur la vertigineuse passerelle, je rencontrerai un pêcheur en barque qui me confirmera une nouvelle dont je commençais à avoir vaguement conscience : à savoir que çà ne mord pas aujourd’hui. Le fait est qu’une touche timide en trois heures de pêche c’est peu. Je persévère cependant avec un moral inattaquable car le paysage est très paisible et je parcours des coins merveilleux que le mauvais temps seul m’empêche de photographier. Au barrage de Trilbardou je ne peux cependant manquer de faire quelques clichés car il y a une veine d’eau très impressionnante qui crée un rapide avec vagues déferlantes qui est assez impressionnant. Ce serait amusant à passer en canoë.
La pêche se poursuit infructueuse et la soirée s’avançant je quitte le bord de la Marne sans avoir fait la boucle Varennes Annet que je connais plus ou moins et qui présente peu d’intérêt. De Jablines je pique vers le sud.
Un brave et bavard paysan m’indique un raccourci à travers champs et j’aboutis à un coin superbe sur les côteaux dominant Chalifert et la Marne. Cependant ce n’est pas là que je camperai et je descends jusqu’à la rivière où je finis par découvrir un coin tranquille et discret comme je les aime. J’y arrive juste à temps car, autre que mes bottes me martyrisent les pieds, je suis claqué.
Un copieux diner me remettra et ce sera à regret que je terminerai une paisible veillée dans la nuit très douce pour la saison (influence du rhum ?).
Le lendemain matin me verra paresseux et ce n’est que vers 9 heures ½ que je partirai. J’y ai quelques excuses car Lagny est tout proche et mes bottes me blessent fort les pieds et, pour parler comme dans les mélos « chaque pas est une souffrance ! »
La pêche ? Décevante ! Dans cette eau, louche juste ce qu’il faut pour mettre le poisson en confiance, je ne prends rien. Pas une touche ! Bredouille on ne peut plus absolue. J’arrive, seul et maigre résultat, à « faire suivre » une misérable perchette grande comme ça. Et pourtant ce ne sont pas les coins prometteurs qui manquent !
Un peu après l’écluse de Chalifert, je m’arrête pour déjeuner et, pendant que cuit ma tambouille un gars assez sympathique fait un brin de causette avec moi. Il semble connaitre assez bien la région et me dit avoir traversé plusieurs fois à la nage ( ?!) le rapide du barrage de Trilbardou qui m’avait tant impressionné hier.
Et puis je repars, toujours pêchant, toujours bredouille. Les rares pêcheurs rencontrés ne sont pas plus heureux que moi. Consolation égoïste !
Maintenant la belle partie de la randonnée est finie et les maisons de plus en plus nombreuses, avant-garde de Lagny, mathieusent le paysage.
Dieu la voulu ! Je suis bredouille ! (Il est réconfortant de rendre quelqu’un responsable d’un échec). Je plie ma ligne et gagne la gare de Lagny où le prochain train étant dans plus d’une heure, j’ai le temps de m’alcooliser dans un bistro où le patron me dit textuellement :
« Vous venez d’Esbly ! Pas la peine d’aller si loin… Hier, j’en tenais un gros… qui m’a cassé (évidemment). Aujourd’hui, au pont, un gars n’en a pris que deux, mais il faisait 7 livres ! »
Je n’ose m’informer si c’était la pièce ou a deux !
Mais moi, je le vois bien, je ne suis plus un vrai pêcheur…
Parce que je n’ai rien pris ?
Non. Parce que je ne sais plus mentir…