avril 1950
Je me suis réveillé à plusieurs reprises au cours de la nuit et souvent j’ai entendu le petit bruit monotone oublié là-bas dans le Nord. Top top top font les gouttes pour se moquer de mon étonnement. Pourtant au matin je pourrais croire avoir rêvé tout le ciel est beau à nouveau et bleu sans anicroche.
Je rejoins le Var où la campagne, encore toute de pluie, luit sous le soleil comme un sourire après les larmes. Quel contraste entre les gorges d’où je sors et la vaste vallée où roule le fleuve. La plaine s’annonce mais le paysage est encore très bien dans cette zone de transition où le large sillon du cours d’eau est tout garni de cultures riches.
Je vais torse nu sous le soleil très chaud et malgré cela je suis en eau et puis ma malheureuse gapette donne si peu d’ombre sur cette sacrée route sans arbres. Après une courte halte à Touêt, je repars et vais d’un bon pas aussi j’arrive à Villars aux environs de midi avant la fermeture de la poste où m’attend un peu de courrier que me distribue un receveur bavard bien qu’exogène qui en profite pour me raconter sa vie. C’est de justesse que j’échappe aux récits de sa première communion et de sa nuit de noce !
Après m’être ravitaillé, je sirote un pastis à l’ombre des platanes pendant qu’un ancien colonial éthylique me raconte (lui aussi !) ses souvenirs du Maroc. Puis je redescends dans la vallée que Villars surplombe de deux cents mètres environ. Un sentier bien entretenu me mène à la route nationale qui enjambe un petit affluent du Var. Ce sera ma halte de midi où caché dans les buissons je me fricotte mon repas, me débarbouille et flâne un peu pendant que le vent se lève rendant la grande chaleur plus supportable.
Puis à nouveau la goudronné fondante sous le soleil. Heureusement, ici il y a des arbres, sinon je serais bon pour le coup de bambou. Je croise et échange quelques mots avec un instituteur de l’Est qui « stoppe » (ou essaye) pour rentrer au bercail, ses vacances de Pâques terminée. La vallée se rétrécit et je casse la croûte à l’entrée des gorges où le fleuve va pénétrer. Un peu fatigué je me repose un peu avant de repartir : j’en profite pour purifier par le feu ce joli coin semé de papiers gras.
J’entre dans les gorges après avoir passé devant un chantier de l’E.D.F désert comme une ville morte où seul est visible un gréviste montant la garde au bout d’une passerelle barricadée où se lit une grande pancarte catégorique : « Nous voulons nos 3 000 francs et la Paix ! ».
Les Basses Gorges du Var sont presque aussi impressionnantes que celles du cours supérieur, mais la route qui en suit le fond est actuellement sillonnée par de nombreuses autos et cars retour d’excursions. Un véhicule s’arrête spontanément et son conducteur me propose de me charger. Pendant que je décline son offre en remerciant, un autre automobiliste, moins courtois, passe en trombe (pour ne pas gâcher sa moyenne en ralentissant, peut-être ! Dans un coin pareil !). Le coup passa si près que le chapeau tomba… Non, mais assez près pour bousculer mon sac. Si j’avais un P.M et un chargeur en voici un qui y aurait droit !
Je trouve à camper au milieu des gorges dans un site grandiose. Contraste du paysage très sauvage où se blotti mon itisa et les rutilants cars des mathieux qui circulent sur la route à grand renfort de hurlement de leurs avertisseurs. J’ai un net succès de curiosité et beaucoup de ces philistins, aimables malgré tout, me saluent de la main après s’être montré mon camp. Et c’est la nuit…
Le petit bout de ciel que les roides parois des gorges me laissent voir est parcouru de nuages. Comme ce soir je compte passer la nuit non loin de Vence, j’ai pour aujourd’hui une longue sinon dure étape aussi je démarre de bonne heure.
Le début du trajet se fait encore en gorges, dernier au revoir à la Montagne, puis la vallée s’élargit, les oliviers s’y établissent (je goûte à des olives sur l’arbre : pouah ! on dirait des prunes fades avec des relents gras). Après le Ciaudau, voici la masse grise de béton enjambant le Veaubin qui rejoint le fleuve ici : c’est ce pont qui marque le Plan du Var avec ses quelques maisons alignées au bord de la nationale.
Mon ravitaillement est à zéro : je fais le plein et m’engage sur la route épouvantable de rectitude. Je la quitte assez vite car voici le Pont Charles. Albert dont les innombrables arches me déposent sur la rive droite où s’amorcent plusieurs routes plus pittoresques. Celle que j’emprunte gagne lentement de l’altitude en me ménageant des vues assez belles sur l’Estéron.
Le ciel très menaçant depuis quelques temps précise encore plus ses intentions : il se met à pleuvoir. Première pluie diurne subit au pays du soleil ! Veste imperméable, casquette : la marche continue. Il est midi bien sonné et je cherche un abri pour y faire du feu. LA chance me fait un signe favorable : sur le petit chemin qui remonte les gorges de l’Estéron, voici un surplomb rocheux qui me ménage plusieurs mètres carrés de sec. Bientôt le feu pétille et l’odeur des tomates à la férigoulette aiguise mon appétit qui n’a pourtant pas besoin de çà.
Les nuages bas se déchirent aux collines environnantes et il bruine d’une manière obstinée aussi je prends la grande tenue de pluie avec pantalons et guêtres avant de repartir vers Carros prochain village étape.
La route offre constamment de belles vues mais le temps bouché limite fort la visibilité, aussi je me contente du paysage immédiat qui est d’ailleurs très riant. La montagne n’est plus : ce ne sont que des collines avec pinèdes, vignes et autres cultures qui vaut l’orientation si importante ici où le soleil cuit quand il s’attarde.
Mais aujourd’hui il ne s’attarde pas ! Voici trois heures que le ciel prodigue ses eaux sans interruption. Je fais une pause dans un cabanon à moitié ruiné. Je me remémore joyeusement la formule classique : « Climat méditerranéen précipitations courtes mais abondantes ». Or voici un crachin breton des mieux imités et qui tombe avec une application et une persévérance dignes de meilleures causes. Je repars, toujours sous la bruine, et arrive à Carros village fortifié et perché sur un sommet comme souvent dans ce pays où les Sarrasins ont longtemps fait parler d’eux. Très pittoresques avec ses noms de rues écrites en provençal sur ses vieilles maisons caractéristiques, Carros est presque désert. Horreur sans nom, le village parait privé de café ! Enfin, j’en déniche un dont l’installation commerciale et le matériel est surement antérieur aux incursions sarrasines citées plus haut. Qu’importe puisque l’on y trouve le rosé que je me suis fait une tradition de déguster à mes haltes. Solitaire dans une pièce claire-obscure, je casse la croûte pendant que dehors l’eau ruisselle paisiblement.
Après quelques achats dans une épicerie minuscule je repars sur la route de Vence.
Sauf de rares accalmies la pluie continue et une fois encore un cabanon me servira d’abri pour une halte de plus d’une demi-heure pendant laquelle je guetterai une trêve de mon ennemi qui cascade des tuiles.
Enfin, laissant Gattières (qui parait ressembler à Carros comme deux gouttes d’huile d’olives) à ma gauche j’arpente la route de Vence à une allure de dératé pour profiter de l’arrêt des écluses célestes. Saint-Médard en aurait-il assez ? J’avale ainsi 2 ou 3 km. en pulvérisant probablement plusieurs records olympiques quand un camp me fait signe sur ma droite.
Sur une colline où subsistent des terrasses maintenues par des mulets aux trois quarts ruinés, parmi les pins, avec vue sur la mer (elle se montre par intervalles depuis un quart d’heure) sur la montagne, sur le Var et sur des ruines historiques (d’ailleurs trop massives pour être belles). Que peut-on vouloir de plus ?
Petite capitulation inspirée par l’humidité générale je mangerai froid d’autant plus qu’un repas léger s’impose car les dernières victuailles prises ne semblent pas d’accord à l’intérieur du bonhomme
Le ciel débarbouillé est maintenant d’un bleu tout propre. Pendant que mes affaires sèchent je récolte assez de bois sec pour faire un feu qui servira surtout à brûler mes détritus car mon chocolat cuit sur le réchaud à essence. Il faut bien qu’il me serve de temps à autre celui-là !
Départ tardif pour Vence vers 9 heures.
Un vieux paysan bavard, mais pourtant sympathique, me fait un bout de conduite sur la route.
Avant d’entrer à Vence, je fais une toilette extra rapide à une borne-fontaine car je suis un peu trop crasseux d’autant plus que, méprisant le rasage depuis le début des vacances, je commence à avoir une mine patibulaire et que ce minimum s’imposait.
Un tour dans le vieux Vence. Photos. Puis pastis bienvenu à la terrasse d’un café ombragé où je lie connaissance avec deux petites girls-scouts qui me garantissent des camps agréables au bord de la Grande Bleue côté de Cagues. Sur ces conseils c’est donc là que je finirais ma randonnée et une fois de plus voici la route devant moi.
Un peu avant Saint-Paul de Vence, je déjeune dans un maquis en surveillant étroitement mon feu car ici tout est très sec et une imprudence pourrait avoir des proportions redoutables.
Après une rapide traversée de St-Paul la sophistiqué où tout parait décors de cinéma à force de vouloir être trop pittoresquement campagnard et médiéval (combien de boutiques d’antiquaires et comme partout on sent l’exploitation du touriste), je descends dans des cultures écrasées de soleil. Un petit bois de bambous offre un curieux aspect exotique puis ce sont des jardins de maraichers, des cabanons. La côté est proche et le pittoresque vrai disparaît. Voici Cagues dont la ville haute me regarde passer du haut de son rocher et après bien des détours pour la joindre, la Mer.
Ininterrompue, une digue-promenade la borde, et je me demande où mes scouts conseillers ont pu voir des « champs où l’on campe agréablement ». Une fois de plus l’esprit scout diverge de l’esprit patagon.
Je me restaure à l’abri d’une terrasse couverte de café et commande un thé très complet pour me mettre à l’unisson car ici le fromage arrosé de vin rouge n’est plus de mise.
Des nuages couvrent peu à peu le ciel poussés par un vent furieux qui a au moins le mérite de faire disparaitre les mathieux.
Puis je pars à la recherche d’un camp qui ne pourra être que de secours car ici c’est la Côte d’Azur et il ne faut pas demander l’impossible ! Je longe la mer rempli de la nostalgie de mes beaux camps montagnards. Un terrain vague m’offre ses possibilités de camp. Quelle déchéance ! Un champ de course en cours d’établissement me fait moins horreur car il conserve des arbres majestueux et il est plus à l’écart, mais une solide barrière le protège. Le chef contremaître duquel je sollicite une autorisation me répond aimablement mais négativement. Où aller sans déchoir ? La ville est dominée par des collines boisées : voyons là-haut.
J’arrive dans un endroit faisable parmi les pins où une herbe rare est agréable aux reins. Je domine la mer et la ville que la brume commence à me dissimuler. Je fignole mon installation en position de combat paravent avec un rameau d’olivier pour changer la hauteur de mon mat et rendre la silhouette plus aérodynamique car le vent se lève.
Mon radius ronfle. Et moi peu après.
La nuit la pluie a encore frappé à ma porte puis ce matin, lassée de ces politesses sans fin, elle est entrée dans ma tente en sournoise. Je lutte contre son intrusion pendant que le Radius ronfle d’irritation sous le breakfast qui cuit. Mais je ne suis pas le plus fort et, mon ovomaltine avalée, je suis contraint à un repli stratégique et laisse la place à mon ennemie. Je plie le matériel et décroche vers la gare où la pluie m’accompagne en me rendant les honneurs militaires mérités par ma belle résistance.
Malgré la pluie. Malgré les vêtements humides. Malgré l’attente du train. Malgré la fin des vacances. Que je suis heureux de ces magnifiques journées passées dans de si beaux décors. Que de souvenirs pour les jours à venir ! Quel orgueil ! Pas tant vis-à-vis de ces malheureux mathieux qui dans leurs vêtements endimanchés attendant la fin de l’averse en maugréant impatients de courir à leurs pauvres distractions habituelles.
On les appelle mes semblables…